84. La prophétie
Les doigts des deux éléments se rencontrent, et aussitôt, une sorte d'onde de choc remue le sol.
Un changement s'opère. Je ne saurais définir exactement quoi, ou comment, mais quelque chose est en train de se produire ; comme une ruine qui se relève, un passé qui se déterre.
Mon regard est étrangement attiré vers la pleine lune. Son éclat argenté est d'une beauté à couper le souffle, et les étoiles semblent bien plus nombreuses ce soir.
— La prophétie doit être prononcée, m'entends-je murmurer.
Un mouvement dans la clairière me fait redescendre le menton ; Milène s'est avancée. Ses cheveux blonds paraissent blancs dans la nuit, et sa peau est si pâle qu'elle ressemble à un fantôme.
— Mille ans, mille âges, elle a retrouvé ces pages, la magie revient ici-bas.
Il me faut un moment pour comprendre que c'est mon amie qui a parlé. Elle se tient droite, face à Clarté qui aide Obscurité à se relever, et semble très, très loin du présent.
— Milène ? je chuchote.
— Laisse-la. Rien ne la fera redescendre sur Terre. Il ne faut pas qu'elle redescende, me dit Adrian en posant une main sur mon épaule.
Sa main chaude et calleuse galvanise mes nerfs en une seconde. Je me recule jusqu'à me retrouver juste à côté de lui, épaule contre épaule. Nos doigts s'entrelacent d'eux-mêmes.
— Le soleil dans les cheveux, et le ciel dans les yeux, la fille Skymoon sauva et sauvera.
Je suis incapable de bouger. Les deux éléments sont désormais debout, face à face, et se fixent sans dire un mot.
— Mille années écoulées, le sang a été étanché, l'élue a pardonné ceux qui ont fait les mauvais choix.
Elle parle d'Adrian, j'en suis sûre. Je l'ai pardonné plus d'une fois ; pourtant – et malgré lui –, il n'a cessé prendre les mauvaises décisions.
Mais que pouvait-il y faire ?
— Le dragon est né, son amour il a trouvé, la magie revient ici-bas.
— Ciel, il faut qu'on y aille, souffle Adrian dans mon oreille.
— Quoi ?
— Il faut qu'on y aille. Dans la clairière. On ne peut pas rester cachés indéfiniment.
J'observe Milène. Elle est en transe complète, et ne se rend manifestement pas compte de ce qu'elle est train de faire. La magie a pris possession de son corps.
C'est à elle d'énoncer la prophétie ; c'est écrit. Mais faut-il vraiment la laisser seule ?
La réponse doit être non, car je tire déjà sur la main d'Adrian pour l'emmener à ma suite. Nous sortons de l'ombre, entre les feuillages et les ronces, et nous découvrons au clair de lune. Personne ne fait attention à nous.
— Mille ans, mille âges, elle a retrouvé ces pages, la magicienne prononce de droit.
Un sanglot dans l'ombre attire mon attention. Mes yeux d'humaine ne voient rien, mais je n'ai pas besoin de ça pour savoir qui pleure et pourquoi – la peine de Frey se répercute dans l'air avec autant de violence et de force que la mort de son unique amour.
« Ravale tes larmes », ordonné-je à moi-même, une boule énorme dans la gorge.
— L'astre blanc est à son apogée, les dragons se sont révélés, le sang mêlé peut s'offrir à ces bois.
Obscurité est debout, près, tout près de Clarté. Leur nez se touchent presque. Elles ont joint leurs mains, et se perdent dans le regard de l'autre.
Jamais Obscurité n'a paru si pure, et jamais Clarté n'a semblé si maléfique. Comme si elles se confondaient, se mélangeaient, se perdaient dans leur essence même. Le Bien n'est plus éthéré. Le Mal n'est plus opaque.
— L'ombre et la lumière ensemble, la nuit où les hommes tremblent, la prophétie s'achève une dernière fois.
— Elles... Je crois qu'elles disparaissent, dit Adrian, le regard rivé sur les deux éléments.
— Elles deviennent la magie, corrigé-je en serrant inconsciemment sa main plus fort, voyant moi aussi les femmes ailées devenir transparentes.
Un loup sort d'entre les arbres et s'approche. Il n'est pas noir, comme Yanos, ni gris, comme Ophiucus ; il est tout blanc. Il est aussitôt suivi d'un autre, qui arbore un pelage poivre et sel.
— Le pardon a été source de renaissance, la haine n'a engendré qu'ignorance, mais la magie devient fruit de sœurs et de foi.
La meute s'approche peu à peu. Aucune trace de Yanos ; lui est-il arrivé quelque chose ? Je l'aurais senti, n'est-ce pas ? Si la perte d'Ophiucus m'est aussi palpable, comment celle de Yanos aurait pu passer inaperçue ? Après tout, mon lien avec lui est beaucoup plus solide qu'il ne l'était avec l'Alpha.
Un frisson de glace transperce ma colonne et gèle ma moelle. Les émotions sont tellement véhémentes que j'en ressens une douleur physique dans la cage thoracique, comme un poignard que l'on enfonce lentement, ou une prison qui me compresse les côtes, les faisant céder une à une.
— Le véritable Alpha Maître Loup règne désormais devant une meute à genoux, et doit laisser partir l'élue des choix.
Tout à coup, je sens sa présence. Yanos. Il est juste derrière moi, à quelques mètres à peine.
Je n'ai pas besoin de me retourner pour discerner un changement dans son aura. Quelque chose de plus... puissant. Dominant. De plus naturel, aussi. Comme si cette énergie qu'il dégage aurait toujours dû être là. Qu'avant, il n'était que la pâleur de lui-même, l'ombre de son âme.
Je tourne la tête. Une énorme bête noire, presque aussi haute que moi, me toise de son regard vert et incroyablement intelligent. Ma mâchoire s'en décroche presque ; il est aussi magnifique qu'intimidant. Bien loin du Yanos jaloux et gamin que j'ai pu supporter par moments. Non, ici, je suis face à un homme, à un loup-garou, à un véritable Alpha conscient de sa stature. À une créature de la lune, mystérieuse et souveraine.
J'ai devant moi Yanos, le vrai.
— Les erreurs du passé n'ont pas été commises, la vie renaît là où les méfaits gisent, la magie, pleinement, est de nouveau là.
À l'instant où Milène prononce son dernier mot, une lumière prodigieusement intense émane de Clarté et Obscurité, me forçant à porter mes mains devant mes yeux. Mais même ainsi, paupières serrées, tentant de me protéger au mieux, l'éclat perce ma peau et m'aveugle. Comment diable est-ce possible de créer pareil rayon ?
Une ardeur inconnue remue dans les tréfonds de mon être. Une partie fondamentale de moi change. Évolue. Une chose que je ne saurais décrire, ni comprendre. Une chose plus qu'humaine.
Même l'air semble changer de parfum, comme si tout l'univers était en train de basculer, là, à cet instant. C'est peut-être d'ailleurs ce qui est en train de se passer. La terre tremble, le ciel vacille, et mon cœur tambourine si fort qu'il risque d'éclater à tout instant. J'ai l'impression de devenir aveugle.
Puis... plus rien. Tout se tait. Tout s'atténue. Plus de lumière, plus de cette extraordinaire sensation de renouveau. Juste ce sentiment que le temps vient de reprendre son cours à partir de cet évènement, que tout est plus neuf, plus jeune. Que la vie vient de renaître.
Je reste très longtemps les paupières closes, même si je sais que l'émanation s'est tarie. J'ai besoin de ce moment de silence et de rien : il faut que j'analyse tout ce qui se passe en moi. Que je mette des mots sur ce détail qui a changé. Que je pose le doigt sur ce petit plus qui se cache dans mes veines.
— Ciel ?
La voix d'Adrian est feutrée, mais résonne à mes oreilles aussi fort que s'il avait hurlé. Il me faut un moment pour réaliser qu'il me tient les épaules, m'empêchant de tomber. Son contact m'est étrangement plus chaleureux qu'auparavant. La réalité n'est plus la même. Je ne sais plus trop à quoi me raccrocher.
— Tu le sens, Adrian ? chuchoté-je en gardant les yeux fermés. Tu le sens, toi aussi ?
— Oui. Je ne suis plus le disciple de qui que ce soit. Je suis moi. Je n'ai plus l'impression d'appartenir à Obscurité... Je suis libre. Libéré de la prophétie. Nous sommes libérés de la prophétie.
Et, encore une fois, Adrian trouve les mots justes.
Ses lèvres se posent sur les miennes, et c'est une étincelle d'émotions et de sensations véritables exemptées de toute trace de prophétie. Je ne suis plus son âme-sœur, il n'est plus la mienne. Nous sommes justes deux personnes qui s'aiment, si fort que c'en est parfois meurtrissant. Nous l'avons fait, véritablement fait – nous avons accompli notre destin. Nous avons ramené la magie au grand jour.
Et maintenant ?
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