83. ... et la rédemption du Mal
Ciel
— Tiens, tiens, tiens... Mais serait-ce ma chère sœur adorée ? ironise Obscurité en se détournant de moi.
— Ça suffit, maintenant. Ne joue plus à l'enfant. Arrête de fuir ton destin, siffle Clarté avec une gravité que je ne lui avais jamais connue.
J'aperçois vaguement Obscurité tressaillir et agiter ses ailes pour exprimer son irritation. Ma vue brouillée ne parvient pas à faire le focus, et mes mains sont pressées sur mon ventre, comme pour apaiser la douleur inimaginable qui me donne la nausée. Un liquide chaud et épais détrempe mes doigts, et j'ai l'impression que je pourrais tourner de l'œil à chaque instant.
Je halète, comme si je venais de courir pendant des journées entières, et cet afflux d'oxygène me monte au cerveau, me faisant voir des étoiles. Chaque inspiration est un calvaire. Chaque expiration semble me rapprocher d'une fin que je refuse d'accepter. Ce serait tellement bête...
Dire qu'il n'a fallu qu'un claquement de doigts à Obscurité pour me trancher les tripes aussi précisément qu'un couteau de boucherie – j'en suis encore plus dégoûtée que je sais très bien qu'elle, elle est totalement insensible aux plaies. Il n'y a pas de sang dans ses veines, hormis celui d'Adrian lorsqu'elle lui suçote la gorge. Et je préfère mille fois me vider du mien que de sacrifier une seule goutte de l'homme que j'aime.
Obscurité se met à rire, un son si aigu et hypocrite qu'il me fait grimacer. J'en ai la chair de poule.
— Tu es tellement naïve, ma sœur, dit-elle de sa voix mielleuse qui coule comme du venin. Tu penses que tes simples paroles pourront me faire changer d'avis. Tu n'as jamais appris de tes erreurs...
J'essaye d'apercevoir Adrian, quelque part dans l'ombre de la forêt – je l'ai entendu m'appeler. Il me réclame. Je dois lui répondre. Mais la nuit est trop épaisse, et mon corps est en train de perdre de ses forces à chaque seconde. La souffrance qui irradie de mes entrailles à vif est tellement violente qu'elle écarte tout autre chose de mon esprit.
— Tu crois que parce que tu es le Bien, tu vas forcément gagner. Que le Mal sera vaincu, et que les héros jouiront d'une vie prospère... Par tous les diables, sœurette ! Je ne t'aurais jamais crue si puérile.
Clarté et Obscurité se mettent à se tourner autour, lentement, gardant une distance précise entre elles ; une distance que, je devine, si elle doit être franchie, marquera le début des hostilités.
— Il n'y a que dans les contes que le chevalier tue le méchant monstre et sauve la princesse, continue l'élément du Mal. Dans la réalité... Eh bien, le monstre est plus puissant que le chevalier, et la princesse ne veut pas être sauvée. Les humains sont bercés dans l'illusion que le Bien amène la joie et la plénitude ; mais regarde ta représentante. Semble-t-elle déborder de joie ? Elle se vide de ses tripes sur le sol d'une forêt millénaire, et sa vie lui échappe comme de la fumée. Elle aura beau s'accrocher, ses doigts se refermeront dans le vide. Tu n'es plus assez puissante pour la protéger. J'ai gagné : l'élue va mourir.
— Quel est ton but, dans tout ça ? demande Clarté d'un ton tremblant. Que cherches-tu à faire, en empêchant la prophétie de se réaliser ? Que veux-tu fuir ?
— Je refuse de disparaître ! s'écrie Obscurité avec une virulence qui me sort quelques secondes de ma torpeur. Je refuse de croire que mon destin est scellé, que je vais devoir me plier à une stupide prophétie sans me battre. L'idée d'être dépendante de quelque chose que je ne contrôle pas est inconcevable. Je suis le Mal, et je n'ai aucun compte à rendre et aucune loyauté envers quiconque. Je n'abandonnerai pas sans lutter.
— Tu as peur..., souffle mon élément si bas que je doute de n'avoir qu'imaginé ces quelques mots.
J'ai l'impression qu'Obscurité blêmit, mais sa peau est déjà si pâle d'habitude, et mes yeux voient si flous que je ne suis sûre de rien. Quelque chose m'attire vers le bas, quelque chose qui s'est crocheté à mon âme et qui m'arrache à la réalité.
Je ne veux même pas songer une seule seconde à la mort.
Mais Obscurité a raison : mes doigts se referment dans le vide. J'ai beau tout faire pour tenter de me rattraper, je ne suis pas assez forte contre cette masse sombre qui m'ôte de moi-même. Mon corps devient lourd, de plus en plus lourd, et la douleur déchirante, de plus en plus déchirante...
La voix d'Obscurité me parvient en sourdine, comme si mes tympans étaient déjà en train de s'éteindre.
— Je ne veux pas renoncer au pouvoir aussi facilement alors qu'il est à portée de mes mains. Accepter cette prophétie, c'est accepter de mourir.
— Tu n'as donc rien compris... tu ne vas pas mourir ! Nous allons simplement nous allier. Nous fusionner. Comme avant...
— Tu crois m'avoir par les sentiments ? (Elle ricane avec une froideur à faire geler le soleil.) Tu penses m'amadouer ? Mais ma petite Clarté, tu n'as pas compris la morale de l'histoire... À la fin, il ne s'agit plus de choisir entre le Mal et le Bien ; il s'agit de choisir entre la force et la facilité. Et se soumettre à la prophétie, c'est succomber à la facilité.
Les bribes de mon cerveau mélangent les mots et les sons, et tissent une toile sans couleur. L'air passe de moins en moins dans mes poumons – j'étouffe. Mon cœur palpite dans ma poitrine, contre mes os, à mes tempes, comme s'il savait que ses derniers instants allaient arriver. Aussi vite qu'un cheval au galop. Aussi sourdement qu'un long cri d'agonie. Je suis en train de partir, et je n'ai même pas pu faire mes adieux.
Le visage d'Adrian s'impose à mon esprit aussi soudainement que nettement ; c'est comme s'il était là, devant moi. Ses yeux noirs comme l'univers. Sa bouche douce comme le satin. Sa voix grave comme un éclat d'épice. Je l'entends même me parler, dire mon nom, me chuchoter qu'il est là.
Si c'est ma dernière image avant de mourir, alors je dois sûrement connaître le décès le plus beau de toute l'Histoire.
Mon ventre me chatouille – est-ce mes nerfs qui lâchent prise ? Une drôle de chaleur envahit mon dos, se diffuse dans ma moelle, et court-circuite mes muscles. Comme une vague qui purifie mon organisme et le lave de tous ses péchés. Ça alors, qu'est-ce que c'est agréable de s'éteindre ! Je n'ai même plus mal.
— Ciel, je t'en supplie, reste avec moi... Ne m'abandonne pas...
Je peux presque palper la souffrance dans les mots de l'homme que je chéris. Son regard est brillant de larmes, ses joues sont striées de marques argentées – ça semble tellement réel.
— S'il te plaît, mon ange... Ne pars pas, j'ai besoin de toi, je suis incapable d'être l'homme que tu aimes sans toi... J'ai besoin que tu sois à mes côtés... Je t'en s... supplie...
Il renifle, hoquette et ferme les paupières quelques secondes, avant de reprendre :
— Ne me laisse pas devenir le monstre qu'ils veulent que je sois...
Une décharge d'une vigueur à couper le souffle traverse mon corps et enfièvre chaque centimètre de ma peau. Tout devient clair. Limpide. Le réel et le présent s'accordent enfin.
— Je ne te laisserai pas, Adrian.
Ce n'est pas une hallucination : il est bien là, devant moi, la main sur ma blessure, en train de me ressourcer. Et sa magie est tellement intense que j'en reste pantoise un long moment.
Je n'ai jamais été la plus puissante des deux, réalisé-je en écarquillant les yeux. Simplement la plus confiante.
— Dieu merci, ça a marché, pleure-t-il en se laissant aller à ses émotions. J... j'ai eu tellement peur...
— Je vais mieux. Grâce à toi. Je ne pars pas...
Ou plutôt, je ne pars plus.
Il laisse son front se poser sur le mien, et des gouttes salées se perdent sur mon visage – mais son contact est tellement précieux, tellement vivifiant, que je ne pense à rien d'autre qu'à lui. Adrian. Une évidence, un amour si profond qu'il en dépasse l'entendement humain. Un lien indestructible plus parfait et plus pur qu'un diamant. C'est lui, ça a toujours été lui, quoiqu'en dise Obscurité ou la prophétie. Dès le premier jour, il y a eu une connexion entre nous ; et même si elle était parfois dure à endurer, au final, elle en vaut tous les peines.
Je suis tellement amoureuse de lui que c'en est douloureux. Mon cœur a du mal à contenir un sentiment aussi fort sans déborder. Mais malgré tout, pour rien au monde je n'échangerai cette place, parce qu'ici, entre ses bras, c'est la mienne.
Des éclats de voix nous arrachent de notre petite bulle merveilleuse. Clarté et Obscurité sont toujours en train de se tourner autour, mais la tension a monté d'un cran.
— Jamais je ne te pardonnerai, pauvre garce immaculée !
— Arrête de lutter, Obscurité, c'est inutile. La prophétie s'est déjà enclenchée. Regarde ! Écoute !
Un silence ensuit les paroles de mon élément. Chacun tend l'oreille, à l'affût du moindre bruit anormal, et c'est avec effroi que nous entendons un long « craaaac ! » écorcher l'air frais de la nuit.
Est-ce que c'était un os ?
— La lune est pleine, et les loups se réveillent, reprend Clarté, couvrant le grondement sinistre. Nous ne pouvons plus faire marche arrière, c'est trop tard. Accepte ton destin !
— JAMAIS !
Obscurité tend les bras en même temps que Clarté, et une lumière blanche se heurte à une énergie noire dans un bruit de tonnerre assourdissant. Les deux éléments se confrontent, s'opposent dans toute la splendeur de la destruction, et je suis incapable de détacher mes yeux de cette scène d'une beauté violente, tant bien même l'éclat de leur magie m'irrite les pupilles.
Un mouvement juste derrière moi me fait faire volte-face. Heureusement, ce n'est pas un ennemi : juste un énorme loup marron qui nous toise, Adrian et moi, avec une intelligence humaine déconcertante. Je crois que jamais je ne m'habituerai à croiser un loup-garou.
— Ophiucus... arrive, dit-il d'une drôle de voix animale. Avec... meute... magicienne.
— Merci, répond Adrian.
Il se tourne vers moi et plonge son regard dans le mien.
— Il faut qu'on trouve un moyen de faire cesser leur combat, me chuchote-t-il. De faire entendre raison à Obscurité.
— Comment tu comptes t'y prendre ?
Il esquisse un sourire en coin.
— Nous avons des alliés...
Du pouce, il désigne la forêt. Je me tourne pour scruter les arbres, ne comprenant pas où est-ce qu'il veut en venir.
C'est alors que je les vois. Les yeux. Il y en a beaucoup, au moins une vingtaine, qui nous fixent dans l'ombre. Certains sont jaunes, d'autres bleus, et même quelques-uns noir. Et derrière chaque iris se cache un lycanthrope prêt à se battre pour la prophétie. Pour nous.
— D'accord..., soufflé-je en reportant mon attention sur mon prince. Est-ce qu'on attend Ophiucus ou est-ce qu'on attaque maintenant ?
— Maintenant. Regarde, si on continue, il sera trop tard.
Je pose mes yeux sur les deux éléments, et je dois cligner des paupières plusieurs fois pour m'assurer que mon imagination ne me joue pas des tours. Mais non ; les ailes de Clarté et d'Obscurité sont réellement en train de, doucement, changer de couleur. Celles de mon élément ne sont pas aussi brillantes qu'auparavant, et celles de sa sœur paraissent plus claires.
Qu'est-ce que c'est censé vouloir dire ?
— La prophétie les confond l'une dans l'autre, quoiqu'elles fassent, répond Adrian comme s'il lisait dans mes pensées. Mais si elles ne se pardonnent pas, la fusion pourrait virer à la catastrophe. Enfin, je crois. Je n'en sais rien. Ce ne sont que des suppositions.
— Je présume que tu as raison, murmure une petite voix juste derrière nous.
— Milène ! Punaise, tu m'as foutu une de ces trouilles ! je m'exclame en reconnaissant les cheveux blonds de ma meilleure amie.
Elle me lance un sourire mi-figue, mi-raisin, et reporte son attention sur le combat détonnant face à nous.
— Leurs ailes deviennent grises, et les loups sont drôlement agités. Yanos est dans un état pas possible. Son tatouage le brûle, et son corps refuse de se transformer... Il y a un truc qui cloche.
— Il est Alpha Maître Loup, Milène ! Évidemment, qu'il y a un truc qui cloche !
— Taisez-vous, nous coupe Adrian. Il faut qu'on soit d'accord sur la façon dont on déstabilise Obscurité. Pour l'instant, elle est trop concentrée sur l'envie d'anéantir Clarté pour penser à nous.
— On les encercle ? hasardé-je.
— Non, on risque de paniquer Clarté aussi, contre Milène. Et Obscurité est trop maligne pour se faire avoir par-derrière. Non, je pense que le mieux, c'est par les airs.
— Hein ? dis-je avec Adrian à l'unisson.
— Foutre de Dieu, vous êtes des dragons, oui ou non ? s'écrie-t-elle. Alors vous déployez vos ailes, vous faites flap flap, et vous avez intérêt à vous grouiller avant qu'Obscurité ne se rende compte de quoi que ce soit !
— Mais...
— Pas de mais ! Bougez-vous !
Elle nous repousse vers la forêt, l'air plus déterminé que jamais. Je n'ose pas protester, sachant que dans ce genre de moments, Milène est fermée comme une huître – et en plus, elle a raison. Son plan est sûrement le meilleur que nous puissions trouver pour l'instant.
Alors sans attendre, et ignorant la douleur dans mon ventre fraîchement remis, j'appelle la magie et laisse mes ailes transpercer mon dos. Après une légère hésitation, Adrian fait de même, et ensemble, nous nous élançons dans la nuit.
Le craquement des branches est recouvert par l'orage assommant que provoquent Clarté et Obscurité. Je retrouve immédiatement ma place dans les cieux ; mon lieu de refuge. Je devine la présence d'Adrian auprès de moi, et je n'attends pas pour prendre de l'altitude.
— On lui fond dessus ou on rase les arbres ?
Je souris intérieurement – maintenant qu'Obscurité est hors de son corps, voler avec lui devient bien plus agréable, et surtout, bien moins dangereux.
— On lui fond dessus. Mais évite de t'écrabouiller le museau par terre... On s'approche le plus possible, on crache du feu, et on revient combattre aux côtés des autres.
— Ça marche. Toi aussi, fais attention.
— Promis.
J'ai presque l'impression d'entendre son rire corsé dans ma tête. Je bats des ailes, encore, encore, comme si je pouvais toucher les étoiles.
— Je pense que c'est le moment, dit Adrian.
— Que la fête commence...
Je fais volte-face et me laisse tomber en piqué, suivie de très près par Adrian. Cette fois-ci, je n'ai plus peur : je sais ce que je fais, je sais à quoi m'attendre. Et surtout, je sais que je ne suis pas seule.
L'air hurle à mes oreilles, et même d'ici, à cette vitesse, je vois parfaitement la scène qui se déroule sous nos pieds. Les élytres de nos éléments sont désormais presque de la même couleur, d'un gris perlé inhabituel – même leur magie semble s'être nuancée. Parfois, entre les arbres, j'aperçois une fourrure se déplacer sans aucun bruit. Et la forêt, qui me paraît n'être qu'à quelques centimètres.
— Maintenant.
J'ouvre la bouche en même temps que je donne le signal. Ensemble, dans une coordination tellement parfaite qu'elle en paraît irréelle, Adrian et moi crachons une gerbe de feu d'une puissance et d'une taille détonante. Je ne sais absolument pas où est-ce que je vise ; la lumière m'aveugle. Mais je prie de toutes mes forces pour ne pas être en train de blesser mon élément.
Est-ce que le feu arrive seulement à les brûler ?
Je ne m'attarde pas sur cette question et déploie mes ailes pour reprendre la maîtrise de ma trajectoire. Je remonte vers le haut pour me freiner, mais je suis tellement emportée dans ma vitesse que je finis par faire un looping d'une circonférence exacte.
— Joli tour.
— Je n'ai pas fait exprès, mais merci.
— Ne nous attardons pas.
Je ne réponds rien. Je me contente de le suivre, tandis qu'il se pose quelque part là où le ramage est moins touffu, et j'ai brièvement le souvenir du tout premier jour où j'ai volé. J'étais chez mon père. Je me souviens qu'Adrian s'était empalé sur une branche – et je me retiens de justesse de lui faire la remarque aujourd'hui.
Nous nous posons sans incident, heureusement. Nous sommes à l'écart de la clairière, si bien qu'à part une étrange lueur lointaine, nous ne voyons rien ni personne. Seulement les arbres silencieux et l'incertitude des ténèbres, cachant peut-être des dangers auxquels nous n'oserions pas cauchemarder.
Tu es un dragon, Ciel..., me réprimandé-je à moi-même.
Une vague de remords me tord le ventre lorsque je pense à l'insouciance dont je fais preuve ; est-ce vraiment le moment de songer aux animaux étranges qui peuplent les bois ? Mes amis sont en train de lutter, de risquer leur vie, et moi...
— Viens, Ciel. Il faut y aller.
La voix d'Adrian me ramène à la réalité. Je remarque vaguement que j'ai repris ma forme humaine, mais je n'ai pas le temps d'y penser que je suis déjà tirée vers l'avant. Mon prince m'a attrapé la main, et semble bien décidé à se jeter droit dans la gueule du loup.
Et s'il arrivait quelque chose à mes amis ?
Non, je ne veux pas y penser ; je ne veux pas y croire. La perspective de supporter le deuil de Yanos, de Milène, ou même d'Ophiucus me retourne l'estomac. Une bile acide me remonte le long de la gorge, et il me faut un effort colossal pour la repousser et me concentrer sur ma course trébuchante.
Adrian a toujours couru bien plus vite que moi : mais aujourd'hui, j'en paie les frais. Je tombe à maintes reprises, les pieds empêtrés dans des ronces et les jambes en feu, mais à chaque fois je suis immédiatement rattrapée par les muscles puissants et prévenants d'Adrian. C'est à la fois une honte qu'une bénédiction qu'il me connaisse autant sur le bout des doigts.
— Nous y sommes. Pas de bruit, chuchote-t-il après des minutes qui me paraissent interminables, consentant enfin à ralentir le pas.
La source de lumière est désormais beaucoup plus forte, si bien que je dois mettre ma main devant mes yeux pour continuer à avancer. La sueur inonde mon front et mon dos, mes jambes sont devenues de la gelée molle et informe, et la fatigue physique me fait trembler par violents spasmes – c'est douloureux. Et je n'ai pas une seule seconde de répit. C'est le genre de moment où je maudis le mage Skymoon et sa stupide idée d'avoir créé une prophétie.
— Cachons-nous ici, murmuré-je en désignant un buisson.
Des cris parviennent jusqu'à nos oreilles. Des voix. Des craquements. Nous nous faufilons derrière un arbuste de fusain, et j'écarte doucement le branchage pour essayer d'y voir au travers.
Il me faut de longues secondes pour m'habituer un tant toi peu à l'éclat blanc et éblouissant – on dirait qu'une étoile a décidé de se poser sur Terre. Passé ce laps de temps perdu, je reste bouche bée.
Obscurité est à genoux. Je me retiens l'envie de me mettre une baffe pour être certaine que mon imagination ne me joue pas des tours ; mais non, c'est bien réel. La prêtresse du Mal est à genoux.
Ses cheveux sont brûlés, et ses plumes ont pris un sacré coup. Sa peau est à vif, fondue par endroits, mais c'est un spectacle très étrange étant donné qu'elle ne saigne pas.
Mais le pire, dans tout ça, je crois que ce sont ses ailes. Qui sont d'un blanc immaculé, et qui irradient de cette lumière qui m'agressent les pupilles. Ou peut-être celles de Clarté qui sont d'un noir d'encre impénétrable.
— Tu as vu ça ? je chuchote à Adrian, sous le choc. Est-ce que je suis en train d'halluciner ?
— Non, moi aussi, je le vois..., répond-il sur le même ton. Où sont Ophiucus et sa meute ?
— Je n'en sais rien.
La voix d'Obscurité s'élève, éraillée, comme si parler lui demandait une force insurmontable.
— Je n'ai pas perdu.
— La prophétie a gagné, répond Clarté, la toisant sans ciller.
— Tu as beau avoir mes ailes, j'ai beau avoir les tiennes, il n'en démord pas que je continuerai à me battre.
— Tu n'as plus assez d'énergie. Ton propre représentant s'est retourné contre toi.
— Je n'ai pas besoin de lui... plus maintenant.
— Et où trouveras-tu la vigueur de te relever ?
— Dans le sang...
Au même moment, elle tend un main vers un endroit que je n'arrive pas à voir, et un éclair de magie gris frappe les arbres dans un bruit de foudre. La seconde suivante, un long râle de souffrance s'élève.
— OPHIUCUS ! hurle une voix qui me fend le cœur en deux.
Une frisson d'un froid glacial lèche ma colonne jusqu'à la moelle. Il n'y a qu'une seule chose qui puisse faire agoniser Frey de la sorte ; et je ne suis vraiment pas prête à l'accepter.
— Oh mon Dieu, je m'étouffe en portant mes doigts à ma bouche.
Clarté serre les poings, mais ne bouge pas. Que fait-elle ? Où est Milène ? Est-elle en danger ? Et Ophiucus ? L'idée de ne plus jamais voir son sourire sarcastique au coin des lèvres enrobe mes nerfs d'une douleur inimaginable. Et Yanos ?
— Le sang ne t'est plus d'aucune utilité, dit Clarté en observant Obscurité tenter de se relever. Il y a une partie de moi en toi qui t'empêche de l'absorber, n'est-ce pas ? La mort est inutile. Il te suffit seulement d'accepter...
— JE REFUSE ! JE VEUX ME BATTRE ! hurle-t-elle en rampant à terre, faute de trouver la force de tenir sur ses deux pieds.
— Laisse partir l'effroi qui t'habite, ma sœur. Tout ira bien. Nous serons ensemble.
— JE NE... VEUX PAS... DE TOI !
Obscurité tente à nouveau d'envoyer une décharge de magie, mais Clarté la bloque d'un mouvement de la main.
— Tu n'es plus assez puissante parce que tu es seule, continue mon élément. Tous se sont retournés contre toi. C'est pourquoi le chevalier vainc le monstre et qu'il sauve la princesse : parce qu'il y a des gens de son côté.
Elle s'interrompt quelques secondes, croisant ses mains devant elle, tandis qu'Obscurité se met à grogner de souffrance.
— Tu as raison : il n'y a pas de Bien et de Mal. Il n'y a que la force et la facilité. Mais ne dit-on pas « Si tu veux aller vite, marche seul, si tu veux aller loin, marchons ensemble » ? N'est-ce pas exactement ça ? Tu as choisi la facilité, ma sœur. Et maintenant, tu es abandonnée de tous.
— Je refuse d'être faible...
— Alors allie-toi à moi. Nous serons ensemble, je te le promets. Et tu sais bien que moi, je ne trahis jamais mes promesses...
Des sanglots résonnent dans l'immensité de la nuit ; ceux d'un homme dont l'âme s'est brisée. J'essaye de toutes mes forces de repousser les larmes qui me piquent les yeux, mais c'est peine perdue – Ophiucus est mort. Je le sais. Je le sens. Il y a un vide en moi, un creux qui ne pourra plus jamais être comblé.
— Donne-moi la main, et je te jure que nous irons loin, murmure Clarté.
Elle ne va pas le faire. Elle ne va jamais le faire, je songe alors qu'un liquide brûlant dévale mes joues.
J'ai l'impression que le temps s'arrête. Obscurité fixe sa sœur avec une intensité suffocante. Ses ailes blanches frémissent dans son dos tandis qu'elle rampe encore de quelques centimètres, se trouvant désormais aux pieds de Clarté.
Elle ne va pas le faire.
Mon corps est sur le point de lâcher ; il y a trop d'électricité dans l'air, trop de douleur, trop de choses qui dépassent les limites humaines. Je ne peux plus l'endurer. Si rien ne se passe, je vais lâcher.
Et à la fin, je risque de me briser pour de bon.
Elle ne va pas le faire.
Obscurité ouvre la bouche, mais ne dit rien. À cet instant, elle semble si vulnérable, si désespérée, qu'un élan de pitié que je ne pensais jamais ressentir envers elle m'assaille par derrière. C'est brutal, c'est cruel ; je m'en cognerais presque les dents dessus.
Mes poumons ont besoin de hurler. Mes jambes ont besoin de courir. Mon esprit a besoin de réponses. Mais la seule chose à laquelle je me heurte est un grand néant atone et languissant – je ne sais même pas s'il est blanc ou noir. Je crois qu'il est un peu des deux.
Alors, doucement, les doigts tremblants, Obscurité lève la main vers celle de Clarté, le regard suppliant de ne jamais l'abandonner.
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