82. La damnation du Bien... (1)

Sans attendre, je repousse le sol de toutes mes forces, entièrement focalisée sur cet effroi indomptable. Ma conscience n'a aucune idée d'où se trouve Adrian : en revanche, mon instinct est comme lié à lui, et me guide aussi sûrement que si un fil rouge était tendu entre nous. Je m'envole en quelques battements d'ailes, repoussant l'air dense pour m'élever le plus rapidement possible.

Je rase les murs du château, projetant mon ombre sur la pierre grise, contournant l'énorme forteresse. Mon cœur bat à un rythme effréné à mes temps, si assourdissant que j'ai le sentiment que toute la ville peut l'entendre. Boum, boum, boum ! C'est comme s'il essayait de sortir de ma cage thoracique.

Je passe devant une tour, puis une autre. Plus j'approche, plus mes sens s'exacerbent, franchissant de loin les limites que je suis capable d'endurer. J'ai déjà perdu tout contrôle de moi-même – la seule chose qui me maintient les pieds sur terre est la terreur d'Adrian et l'idée qu'il soit en danger.

Je remarque à peine que je ne me dirige non pas vers la clairière, où il est censé s'entraîner, mais bien vers la façade sud du château. Le vent siffle contre mes écailles, dans mes oreilles, dans mes yeux, et je frôle le bâtiment à plusieurs reprises de si près que je manque de m'y encastrer, mais rien au monde ne pourrait m'arrêter à cet instant – si Obscurité décidait d'apparaître ici, devant mon nez, c'est à parier que je ne l'apercevrais même pas.

Mon pouls accélère encore. À force, mes organes vont finir par me lâcher, si la pression ne redescend pas. Mais elle continue d'augmenter, comme si ce n'était pas assez, qu'elle n'était pas satisfaite. Mon corps s'autodétruit sur cette peur à l'instar d'une étoile : il gonfle, encore, encore, brûle, s'écorche, jusqu'à ce que sa propre ardeur finisse par le conduire à sa perte. À la différence que je ne suis pas une étoile. Et que Adrian est en détresse.

Ici. C'est aussi net qu'un couteau qui taillade mon esprit : il est juste là. Sans prendre la peine de réfléchir, ni de trouver un moyen de me freiner, j'exécute une courbe serrée et fonce droit sur la fenêtre en face de moi.

Collision. Pendant une seconde, il ne se passe rien – j'ai l'impression d'avoir traversé la paroi de verre comme un fantôme, sans la briser. Puis mes neurones se reconnectent, ma léthargie due au choc s'échappe, et le bruit assourdissant de la vitre qui éclate en morceaux agresse mes oreilles. L'instant d'après, mon corps heurte le sol de la chambre d'Adrian.

Je pensais être invincible, dans ma forme hybride : j'avais tort. Je me réceptionne sur l'épaule, et aussitôt, une vive douleur irradie dans mon bras et le côté droit de mon dos, me faisant glapir sous la souffrance. Nom de Dieu, ça fait un mal de chien !

Comme si ce n'était pas assez, les fragments de verre que j'ai pris grand soin d'exploser s'enfoncent dans ma peau, me rongent la chair, abîment mon épiderme. Une partie de moi me maudit d'avoir eu une telle idée – une autre me hurle de me relever et d'ignorer ces brûlures aiguës.

Je roule plusieurs fois sur moi-même, me cognant le front sur le plancher, prise d'épouvantables vertiges. Plus rien ne fait de sens. Je ne sais plus où est le dessus, le dessous, et la pesanteur semble s'être mise à l'envers. Je comprends vaguement que j'ai repris apparence humaine, mais je ne me souviens pas de l'avoir commandé à la magie.

Mais malgré le chaos qui blesse mon organisme, une seule chose parvient à transpercer la brume de mon âme, comme un rayon de lune entre deux nuages.

Adrian.

Enfin, je m'immobilise. Hormis la douleur, tout me semble aller bien – j'ai peut-être une côte de cassée. Puis une toux violente me force à me plier en deux, réveillant une multitude d'afflictions de part et d'autre de mon corps. Mes poumons, mes bras, mes jambes, mon ventre, ma tête : tout n'est qu'un ensemble de nerfs à vif, se balançant sur les dents aiguisées d'une scie.

Adrian.

Sous l'énergie de l'adrénaline, je me relève sur mes deux pieds, tremblant si fort que mes dents s'entrechoquent. Mes yeux mettent du temps à analyser ce que je vois, et mon cerveau en met encore plus pour faire le lien entre les évènements.

Deux ailes noires, un visage rouge, un autre presque violet. Des mains où les veines ressortent, des pieds qui se balancent dans le vide, des râles étouffés et suppliants. De la terreur. De la colère. Ce n'est plus qu'une question de secondes.

Adrian est en train d'étrangler Fantine, la maintenant contre les portes de sa chambre.

— LÂCHE-LA !

Mon cri est encore plus impressionnant que je ne me pensais pas capable de produire pareil son dans mon état. Adrian tourne la tête, les yeux de mon amie se révulsent, et le regard que je croise est si cruel que j'en ai la chair de poule.

Pendant un instant, un tout petit instant, le masque de haine s'effondre, et me laisse voir ce qui est invisible pour les yeux : Adrian est mort de trouille. Il est effrayé de lui-même, de ce qu'il est en train de faire, de la violence avec laquelle il a perdu le contrôle.

— Va-t'en..., murmure-t-il si bas que je devine plus que je n'entends ses paroles.

« Si un jour je sens que je pourrais te nuire, réellement te nuire, et que je te demande de fuir, promets-moi que tu le feras.

Je te le promets. »

Je ne veux pas faillir à ma promesse. Je ne veux pas le trahir. Je sais à quel point il m'en voudrait. Je devrais partir. Je dois partir.

Mais mon regard se pose sur le visage inconscient de Fantine, et les mains qui enserrent sa gorge, et toute ma volonté s'effondre. Si je ne fais rien, il va la tuer, je le sais. Et je préfère qu'il ait des regrets envers moi plutôt qu'envers lui-même – surtout, je préfère avoir une amie en vie au péril de la mienne, plutôt que de me retrouver avec un énième cadavre sur les bras sans rien avoir fait pour l'empêcher.

Je sais que c'est une mauvaise idée. Je sais que je ne devrais pas le faire, que je devrais l'écouter. Mais c'est plus fort que moi.

— Lâche-la tout de suite, grondé-je en serrant les poings.

La flamme de colère qui s'était tarie dans ses prunelles se ravive aussitôt et m'incendie sur place. D'un geste sec, il écarte ses doigts, et Fantine tombe au sol comme une poupée désarticulée.

Il agite ses ailes derrière lui et se tourne avec lenteur vers moi. Il n'a pas cessé un seul instant de me fixer, et la peur sourde qui embrumait tant ma raison s'évapore peu à peu, remplacée par une rage sans nom.

— Petite sotte, siffle-t-il avec la voix perçante d'Obscurité. Regarde-toi. Tu ne feras jamais le poids.

Je n'ai pas besoin de me regarder : je sais parfaitement que j'ai l'air misérable, couverte de sang et de bleus. Ma souffrance parle d'elle-même. Mais je ne baisse pas les yeux, craignant de rompre le contact.

— Je suis l'élue, articulé-je, dents serrées, ayant du mal à supporter le courroux d'Adrian. J'ai été destinée toute ma vie à ce moment. Je fais largement le poids.

— Tu devrais fuir, dit-il d'une voix bien plus grave – la sienne.

— On ne peut plus échapper à l'inévitable, Adrian.

— Je t'ai dit... DE FUIR ! hurle-t-il en se jetant sur moi, ne répondant plus de lui-même.

Je tente de m'écarter, mais il parvient à attraper mes chevilles et me faire tomber. Je batifole des bras, comme un oisillon tombé du nid, avant de m'écraser au sol, ravivant mes blessures. Mes poumons se vident de leur air, et ma côte m'élance si fort que j'ai la sensation que quelqu'un est en train de l'arracher.

Il ne me laisse aucun répit et me coince sous son corps, ne me donnant aucune échappatoire. Puis, une fois que j'ai légèrement repris mes esprits, il frappe son poing droit sur ma mâchoire.

Du sang gicle sur ma langue, y déposant un goût de rouille tiède qui me donne la nausée. Un flash m'aveugle tant le supplice est brutal, et j'essaye de ramener mes mains à mon visage par réflexe – elles sont ankylosées. Je n'arrive plus à bouger.

Deuxième coup, uppercut dans le menton. Mes dents se cognent, je me mords la langue, et ma tête part en arrière – pourquoi a-t-il fallu qu'il s'entraîne à se battre, aujourd'hui ?

Puis soudain, dans un instinct de survie, je me rappelle les mots de Yanos : « Frappe dans la gorge. Ici, juste à la base. Il n'y a pas plus terrible contre un adversaire. »

Mes yeux se posent sur le cou d'Adrian alors qu'il lève le poing, prêt à me cogner une troisième fois. Dans un élan désespéré, sûrement maladroit, je canalise mon énergie et enfonce trois doigts au niveau de sa trachée.

L'effet est instantané. Il a un mouvement de recul, paupières écarquillées, et sa poitrine se bloque alors que l'air ne passe plus dans son organisme. Une vague de remords m'assaille par les tripes, mais je la repousse le plus loin possible en me rappelant que je ne suis pas face à Adrian, mais à Obscurité. Et qu'elle semble bien décidée à me faire la peau.

Je profite de son hébétude pour le repousser et rouler sur le côté, m'échappant de sa prise. Je prends appui sur mes mains, sachant que si je reste au sol, je suis fichue.

À peine relevée, je me place de côté et lève mes bras au niveau de mon visage, essayant de me rappeler les instructions de Yanos : « Protège ton visage, ne laisse pas à ton adversaire le loisir de te frapper. » Si seulement j'avais su que je me servirais de ces leçons contre l'homme que j'aime, aurais-je mis le même acharnement à les apprendre ?

Mais mon empressement est inutile : Adrian est toujours à genoux, paumes sur sa gorge, bouche ouverte. Il tente d'inspirer, en vain. Le coup que je lui ai porté l'a sérieusement amoché.

— Adrian ? je demande, ne pouvant empêcher l'inquiétude de me ronger.

Ses ailes se déploient dans l'air, comme s'il essayait de toucher les murs. Alors que je m'apprête à faire un pas vers lui, craignant de l'avoir blessé plus que nécessaire, il se redresse, visage vers le ciel.

Son corps se disloque brutalement sur lui-même, ses élytres s'élargissent, et sous mes yeux horrifiées, Adrian prend la forme d'un dragon aussi noir que les yeux d'Obscurité.

Mes réflexes réagissent automatiquement. Je fais un bond sur le côté, et au même moment, Adrian crache une impressionnante gerbe de feu là où je me tenais. Je manque de trébucher, mais me rattrape au dernier moment sur le rebord d'un meuble.

— Arrête ! ARRÊTE !

Je sais que c'est inutile : je ne m'adresse pas à Adrian, mais à son élément. Pourtant, une partie de moi, une partie qui a encore de l'espoir, s'évertue à s'inquiéter pour l'homme que j'aime, à envisager qu'il reprenne contrôle de lui-même. Une partie bien naïve que je m'efforce de faire taire.

— Obscurité, s'il vous plaît..., sangloté-je, ne pouvant plus retenir les larmes qui débordent de mes yeux.

J'essaye de me convaincre que c'est à cause de la fumée, mais au fond, je sais très bien qu'elle n'y est pour rien. J'ai trop mal, j'ai trop peur – et je dois me battre contre la personne qui fait battre mon cœur, au risque qu'il ne batte plus du tout.

Je traverse en courant la moitié de la chambre pour échapper au feu d'Adrian. J'essaye de repousser son armoire pour me glisser derrière, de trouver une barrière, mais c'est peine perdue : elle est trop lourde, j'ai trop peu de force, et de toute façon, ce n'est pas une armoire qui me sauvera d'un dragon en furie.

Transforme-toi ! je me crie intérieurement. Si je reste humaine, je reste vulnérable. Mais si je prends ma forme magique, cela implique un combat. Et pour rien au monde je n'ai envie de me battre avec Adrian.

Mes sentiments et mon instinct de survie livrent une bataille sans merci dans le capharnaüm qu'est devenue mon âme. L'un veut préserver la vie d'Adrian, l'autre veut sauver ma peau. Mais aucun n'arrive à prendre le dessus. Je suis entre deux eaux, en équilibre précaire sur un fil trop mince, et je vais finir par tomber d'un côté de l'autre.

Serais-je capable d'épargner la vie de mon prince au prix de la mienne ?

Un sursaut m'agite lorsque l'armoire que je tente désespérément de repousser s'enflamme. Je me rue à terre, ignorant la douleur fulgurante dans ma côte, et esquive d'un cheveux la mort.

Mes yeux cherchent dans tous sens une issue, une porte par laquelle m'enfuir – mais hormis celle qui mène dans le couloir, je n'ai aucune sortie.

Ma vision périphérique s'est incroyablement diminuée, si bien que je ne vois que ce qui est devant moi. Je tourne la tête à droite, à gauche : Adrian bloque le passage.

Ma main rencontre des débris de verre, et une idée complètement folle me traverse l'esprit. Et si j'y arrivais ?

Je repousse la petite voix qui me dit que si je n'y arrivais pas, la fin serait fatale – de toute façon, si je reste ici, je ne donne pas cher de ma vie, alors pourquoi ne pas tenter ?

Ce ne serait pas ma première idée suicidaire. J'espère simplement que ça pourrait être la dernière.

Je rampe sur un mètre avant de me relever, courant le plus penchée possible. Je n'ai plus le choix, désormais : je me dirige vers la fenêtre, et dans un élan que je vais sans aucun doute regretter, repousse le sol pour passer au travers de la vitre brisée. Et je chute.

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