81. Blanc comme neige

La silhouette d'Adrian se découpe dans la chambranle. Il entre, l'air indéchiffrable, détaillant la salle de son regard perçant.

Il me voit. Je ne bouge plus. Les mots ne suffisent pas à exprimer ce que je ressens : il y a trop, trop de confusion, trop à dire. Hier. Aujourd'hui. Passé. Présent. Douleur. Amour. Je suis pétrifiée sur ma chaise.

Puis lentement, une douce chaleur caresse mon cœur et mes nerfs, les enrobant dans un cocon réconfortant. Il est là. Il va bien. On peut le faire.

— Salut.

Je réprime l'envie de me frapper le front du plat de la main : « Salut » ? C'est tout ce que je trouve à dire ? Je me suis vue plus loquace.

— Bonjour, Ciel. Bonjour à tous.

Il contourne le buffet pour venir s'asseoir près de moi, mais se ravise au dernier moment. Avant que je n'ai le temps de protester, il retourne s'installer en face de moi, nous séparant de toute la largeur de la table.

— Milène ne mange pas ? je demande en ignorant l'étau qui me comprime la gorge.

— Non. Elle a passé la nuit dans ses bouquins, en répétant qu'elle était sur le point de trouver.

— Trouver quoi ? questionne Ophiucus, apparemment plus enclin à discuter avec le prince qu'avec moi.

— Je n'en s'en rien. Le sang-mêlé, j'espère.

— Vous allez bien ? s'enquiert Yanos avec une légère gaucherie.

Je mets quelques secondes à réaliser que c'est bien à Adrian qu'il parle – est-ce que je rêve ? Yanos qui s'inquiète pour son rival ? Pincez-moi !

Je ne suis pas la seule abasourdie : Ophiucus se met à tousser, s'étouffant avec sa nourriture. L'un de ses loups lui tapote le dos, compatissant.

— Tu m'as bien regardé, sous-fifre ?

— Oui. J'en ai encore les yeux qui piquent.

Adrian s'esclaffe, sourcils haussés. Je ne peux m'empêcher de glousser aussi : c'était tellement inattendu.

— Donc tu devrais voir que je ne vais pas bien.

— Vous avez toujours l'air à deux doigts de vous jeter de la tour du château, alors...

— Il vole, Yanos, ne puis-je m'empêcher de répliquer.

— Arrête de ruiner mes blagues, Ciel. J'ai une réputation à entretenir.

Des rires secouent toute la table, et l'ambiance s'allège immédiatement. Yanos se fend d'un sourire à faire pécher les anges, et me lance un clin d'œil qui réveille des soubresauts dans mes entrailles.

Je suis tellement reconnaissante qu'il soit mon meilleur ami.

— Dites, Fantine, c'est quand que vous révélez vos pouvoirs surhumains et imbattables ? demande le loup brun en se tournant vers ma servante.

— Quand vous aurez le dos tourné. Comme ça, je vous botterai les fesses par surprise.

Ophiucus part dans un éclat tonitruant qui emplit l'air de la pièce, vite rejoint par le reste du groupe. Même Fantine a le coin des lèvres qui se soulève à sa propre blague. Pour ma part, je ris avec tellement d'enthousiasme que j'en ai les larmes aux yeux.

C'est léger. C'est agréable. Mon esprit flotte, mes soucis planent. Et à cet instant, une bouffée d'amour me traverse le ventre avec une telle puissance que je me serais écroulée si je n'étais pas assise : j'ai des amis extraordinaires.

Ils s'efforcent de nous faire rire lorsque la situation est tendue, ils prennent soin de nous lorsque nous allons mal, et ce même si nous essayons de prétendre le contraire, ils œuvrent dans l'ombre et en silence pour nous aider, comme la lune veille sur la nuit.

Je n'ai jamais connu ça avant d'arriver au château, loin de là. Les fermiers qui habitent près de la maison de mon père sont apathiques et réservés. Je me souviens qu'ils ont un fils, d'environ mon âge, qui est si maigre et chétif qu'il fait la moitié de son âge. J'ai essayé de me socialiser avec lui, à une époque. J'ai dû me rendre à l'évidence – il est le genre de personne bien plus à l'aise seule qu'accompagnée.

La solitude de mon passé me heurte avec la même force que mon élan de bonheur : en me privant d'air. Le contraste entre mon passé et mon présent est si saisissant que j'ai du mal à l'endurer. Pendant un moment, j'ai l'étrange impression d'être dans un rêve totalement loufoque, prête à me réveiller d'un instant à l'autre dans mon lit de paille sous les combles.

J'ai passé seize ans à suer sang et eau pour survivre, et j'ai failli y passer. Aujourd'hui, eh bien... J'en suis au point où ma domestique personnelle vend mes colliers en or que je n'aime pas.

Et surtout... je ne suis plus seule.

•⚔︎•

L'odeur du foin, du crottin et du cheval m'emplit les narines, et j'ai instantanément l'impression d'être chez moi.

L'écurie est calme : hormis les bruits de mastication et de soufflements, rien ne vient troubler l'atmosphère.

J'avance lentement le long du couloir, m'attardant sur chaque box, fascinée par ces bêtes puissantes. Les chevaux dégagent un aura de grandeur déconcertant : j'ai toujours aimé cette sensation. Cette impression de pouvoir et d'impulsivité lorsqu'on s'élance au galop. La douceur et la force de leur muscle lorsqu'on les panse. Si je n'avais pas été un hybride dragon, j'aurais sûrement été une jument.

Je m'arrête devant l'animal au pelage aussi blanc que les ailes de Clarté. Nuage mâchouille distraitement, éloignée de tous ces problèmes qui nous fondent inexorablement dessus, bien à l'abri dans son écurie.

Ses oreilles tournent lorsque je claque la langue : elle reconnaît ce son. Aussitôt, elle tourne la tête afin que je sois dans son champ de vision, et se met à taper du sabot contre la porte en bois.

— Je suis là, ma belle..., je chuchote en m'approchant, ma voix se perdant dans les coups assourdissants qu'elle donne.

J'avance la main vers son museau, mais elle se recule – contrairement à ce que les gens semblent croire, les chevaux ne sont pas particulièrement friands de papouilles. Elle agite sa crinière à droite et à gauche, babille du museau, puis consent enfin à s'approcher pour que ma main l'atteigne.

— Ben voilà, quand tu veux, soufflé-je en passant mes doigts sur son front, grattouillant entre ses oreilles. Tu m'as manquée, tu sais ? Tu n'es pas bien bavarde, mais c'est agréable d'avoir ta compagnie.

Elle s'éloigne de nouveau et plonge le nez dans son tas de foin où trône un magnifique crottin. Je soupire – Nuage a une tendance innée à déféquer dans sa nourriture. Je me suis souvent demandée s'il y avait une raison particulière, ou si ça l'amusait juste de manger des graines aux relents d'excrément.

— C'est pas possible..., marmonné-je en secouant la tête. Comment une jument aussi adorable que toi peut être malpropre à ce point ?

Pour toute réponse, elle fait fouetter sa queue dans l'air, faisant fuir les quelques mouches qui se promènent sur sa robe immaculée.

Je jette un coup d'œil à droite, puis à gauche. Personne. L'endroit est entretenu, c'est certain : les chevaux sont propres, l'eau est claire et l'orge ne manque pas. Mais je crois bien être seule, ce qui veut dire que ça va être à moi de changer le foin de Nuage.

— Si seulement tu étais un peu plus civilisée...

Je me débats quelques minutes contre la fermeture du box – nom de Dieu, qui a bien pu inventer un système aussi compliqué ? – et parviens enfin à ouvrir la porte. Je me dépêche de m'engouffrer, et tire l'entrée pour éviter toute tentative d'échappatoire de la part de ma jument.

Elle ne relève pas le nez lorsque je m'approche. Elle se contente simplement de tourner ses oreilles, suivant le son des mes pas alors que je la contourne. Ma main vint instinctivement se poser sur son dos, caressant sa colonne à la courbe si suave. Je trace la remontée de son garrot, perds mes doigts dans son crin. Et la seule pensée qui me vient à l'esprit quand j'effleure les muscles puissants de son cou est : elle est magnifique.

— Je suis contente d'avoir fait ce voyage en Russie avec toi, dis-je en lui grattant la joue. Mais je ne me serais jamais pardonnée s'il t'était arrivé quelque chose. Tu es tellement innocente... Plus que moi, en tout cas.

Je ricane à ma propre remarque, mais mon humeur est coupée par des souvenirs plus sombres qui me reviennent en mémoire.

— Je me demande si je suis vraiment faite de clarté, parfois. Tiens, par exemple : quand j'ai purifié l'âme de Jake. Je n'arrête pas de me demander... Où est partie l'obscurité dans son cœur ? Est-ce que... je l'ai absorbée ? Et quand je suis avec Adrian... En fait, je suis presque constamment en contact avec le mal. Ça doit forcément avoir un impact, non ?

Nuage renâcle. Elle est indifférente à mes tourments, bien sûr : mes problèmes ne l'atteignent pas. Elle, elle se contente de brouter à longueur de journée, et se faire cajoler par les palefreniers qui lui rendent visite chaque matin et chaque soir.

— Et puis... J'ai tué des gens. Plusieurs fois. Est-ce que Clarté elle a déjà tué, elle ? Est-ce que c'est mal si c'était pour me défendre ? Et si... je n'étais pas vraiment à la hauteur du rôle que je suis censée endosser ?

Je pose mes bras sur le dos de ma jument et enfonce ma tête dedans. La tristesse et la honte me submergent comme une marée, et je suis incapable de les refouler.

— J'ai peur de les décevoir, tellement peur... Et si j'échouais ? continué-je d'une voix étouffée. Et si je me retrouvais incapable de protéger Adrian de sa noirceur ? Nom d'un dragon, pourquoi diable ce fichu mage Skymoon a-t-il créé cette prophétie ? Jamais je n'en serais là...

Et jamais je ne serais là.

Cette pensée comprime mes poumons, me faisant expirer tout l'air qu'ils contiennent d'un coup. Je me retrouve en apnée, les sens en suspension, totalement tétanisée par cette perspective : si il n'y avait pas eu la prophétie, jamais je n'aurais connu Adrian. Ni Yanos, ni Milène. Et certainement pas Ophiucus.

Je relève la tête : ma vue est trouble, mes yeux ne parviennent pas à faire un focus. Vivre sans Adrian ? Non ! Comment pourrais-je ? Comment ferais-je ? Je ne donnerais pas cher de ma peau s'il n'était pas à mes côtés.

Son odeur m'emplit les narines, et j'inspire à fond. Des étoiles sautillent gaiement devant mon nez, me narguant de leur lumière éclatante. Du patchouli et du gingembre – mon imagination est si puissante que j'en oublie presque les relents équestres que dégage l'écurie.

Il faut que je le voie. Oh, mais ma pauvre Ciel, tu ne risques pas : il prend toutes les précautions pour t'éviter comme la peste. Rien que cet après-midi, il s'est débrouillé pour s'entraîner aux armes avec les loups de la meute, même si je sais pertinemment qu'il déteste le combat. Et au vu de son regard navré, au repas, il sait que je vois clair dans son petit jeu. Mais que puis-je y dire ? J'ai promis.

Je soupire et me rappelle soudainement pourquoi je suis là, à l'intérieur de ce box : je voulais changer le foin de Nuage. Cette dernière, par ailleurs, a cessé de brouter et a tourné son museau vers moi. Du bout de nez, elle me touche et tâte mes vêtements, comme si elle essayait de me consoler. Qu'elle ressentait ma peine.

— Si tu savais comme je t'envie, ma belle... J'aimerais bien être cheval. Je suis sûre que ça doit être très reposant.

Je tapote une dernière fois sa croupe puis me recule, prenant sur moi pour ne pas m'effondrer par terre. Ne pas faiblir, ne pas faiblir, ne pas faiblir. Coup de chance, une fourche se trouve justement dans un coin, n'attendant que moi pour se rendre utile.

Je la prends et la soupèse d'une main à l'autre. Ça, c'est de l'outil de professionnel : il n'y a pas de rouille, le manche est entier, les dents ne sont pas tordues. Rien que de tenir ce simple instrument, tellement banal à première vue, me renvoie à ses bribes de mon passé qui me semblent appartenir à une autre vie. Depuis quand n'ai-je pas touché la terre pour la cultiver ?

Refoulant cette morosité insupportable, je pousse Nuage sur le côté et plante ma fourche dans son foin, là où elle s'est soulagée. Avec une habilité qui ne laisse aucun doute sur mes origines, j'extirpe mon ustensile et me démène entre la jument et le loquet pour sortir du box.

Après des minutes du lutte intense entre la bobinette et moi, j'ouvre la porte d'un coup d'épaule et quitte l'espace étroit dans laquelle est confinée mon amie à la robe de neige. Presque par automatisme, je balade ma fourche jusqu'au dehors, prête à en vider le contenu sur le tas de fumier et d'humus.

Mais quand je pose le pied dans la gadoue, je fais un brusque retour au présent, et me rappelle qu'ici, il n'y a pas de tas de compost à côté de l'étable. Je ne sais même pas où les garçons d'écurie mettent les déchets. Derrière le hangar, peut-être ? Ou dans un coin de la nature ? Bon Dieu, pourquoi ai-je seulement eu l'idée de faire ça ?

Un peu hébétée et perdue, je décide de simplement abandonner mon fardeau dans les herbes, et tant pis si ce n'est pas l'endroit approprié. Après tout, c'est bon pour la qualité de la terre, et en plus, je suis bientôt reine : personne n'ira m'embêter pour une histoire de crottin égaré dans la nature.

•⚔︎•

Je n'aime pas la façon dont s'écoule le temps. Lorsqu'on passe un bon moment, il s'écoule trop vite et nous échappe. Et lorsqu'on s'ennuie à en mourir, il traîne, nous fait languir et nous retient. Je trouve ça injuste.

Les heures ont défilé à une allure vertigineuse en compagnie de ma jument : je l'ai pansée, brossée, nourrie et papouillée pendant des heures. Désormais, elle arbore trois ou quatre tresses maladroites, et n'a jamais semblé si détendue qu'à cet instant.

Le soleil commence à décliner : bientôt ce sera l'heure du repas, et je la redoute plus que tout. J'ai une angoisse monstre de voir Adrian me fuir de nouveau, éviter mon contact, installer un mur de glace entre nous. J'ai la désagréable impression de revenir à mes premiers jours au château, lorsque qu'il ne savait pas de quelle manière se comporter en ma présence, et que je n'avais aucune idée de comment réagir à ses sautes d'humeur. Un coup aimant, l'autre absent – et souvent blessant.

Je suis en train de m'essuyer les mains sur un torchon, un mince sourire flottant sur les lèvres, lorsque tout bascule. En une fraction de seconde, mes nerfs s'électrisent, mon sang bout, mes veines palpitent. Il se passe quelque chose.

Un flux impressionnant d'émotions m'attrape par les tripes et me fait chanceler. Je suis comme fauchée aux genoux par ce déluge : je me dérobe sur moi-même, ne sentant même pas mes os cogner le sol. Tout tourne autour de moi, à m'en donner la nausée, et des milliards de frissons violents et incontrôlables m'agitent de part et d'autre. Il se passe quelque chose.

Un trou se crée au niveau de ma poitrine, en même temps qu'un courant glacé dégouline du haut de mon crâne jusqu'au bout de mes orteils. Je finis enfin par analyser cette sensation incroyablement intense : la peur.

Une peur viscérale me foudroie si fort que j'en ai mal physiquement. Mon corps d'humaine n'arrive pas à supporter pareille sensation – c'est bien trop puissant, bien trop infernal. Je vais éclater d'une seconde à l'autre, c'est certain. Je vais en mourir.

Un cri s'échappe de mes lèvres et me broie la gorge comme des picots sur du papier de verre. Mais la douleur n'est certainement pas assez forte pour détourner mon attention de cette peur irraisonnée – elle n'est rien, en comparaison.

Il se passe quelque chose.

Poussée par un instinct qui ne provient pas de moi, j'éveille la magie et déploie mes ailes dans la seconde qui suit. Je me précipite au-dehors, trébuchant dans mes propres pas, hors d'haleine : l'effroi m'aveugle et m'obstrue à toute forme de pensée cohérente. L'instant d'après, je suis déjà métamorphosée en dragon.

La transition entre mon corps humain et mon corps magique éclaircit mon esprit : je me rends compte que cette terreur ne me concerne pas. Que ce n'est pas moi, qui suis en danger. Que ce n'est même pas Clarté qui me souffle de m'enfuir contre une quelconque menace.

Cette peur, ce n'est pas moi qui la ressens. C'est Adrian.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top