80. Plus qu'une question de temps

Je ne sais pas combien de temps je reste inconsciente : mais lorsque je rouvre les yeux, le calme est revenu.

Je suis toujours dans la salle à manger. Mon dos touche une surface froide, et ma nuque est complètement crispée. Je me redresse, et je remarque que quelqu'un m'a assise par terre, à même le sol, appuyée contre un mur.

— Ouch..., marmonné-je en massant mon cou endolori.

Mes doigts me paraissent étranges – lorsque je les porte à ma vue, je vois qu'ils sont maculés de sang séché.

Du sang ?

Je me relève, et me mets debout en grognant des jurons. Personne ne fait attention à moi : quasiment toute la pièce me fait dos. Il n'y a presque pas de bruit, hormis quelques chuchotements étouffés et des hoquets. Ma tête tourne, mes idées ne sont pas tout à fait claires, et j'ai du mal à me souvenir de ce qui s'est passé.

— A... Adrian ? je balbutie, ressentant le besoin urgent et inexplicable de sa présence.

Deux ou trois têtes se tournent dans ma direction, mais je suis superbement ignorée. Prise de vertiges, le pas titubant, je m'approche de la foule muette, curieuse de comprendre et poussée par mon instinct. Les hommes me laissent passer sans rechigner, comme s'ils se doutaient de ce que je fais. Mais que s'est-il passé, enfin ?

Après une minute qui me semble durer des semaines, je transperce enfin le cercle et me retrouve au centre. Il me faut de longues secondes pour analyser la scène sous mes yeux, le cerveau tellement embrumé que j'ai l'impression d'avoir été droguée. Je papillonne des paupières, prends une très longue respiration, et mes neurones parviennent enfin à se connecter.

Le tableau sous mes yeux n'est pas beau à voir. Adrian est assis, tête baissée, genoux ramenés sur son torse, hoquetant et pleurant. Ses mains sont liées par une corde, et ses poignets sont à sang – ont-ils trop serré le nœud ou s'est-il débattu jusqu'à s'en blesser ? À ses côtés, Yanos, à genoux, une main posée sur l'épaule du prince. Son visage est fermé d'une expression qui lui est inhabituelle. Qu'est-ce que j'ai donc loupé ?

Enfin, Milène se tient face à Adrian, en tailleur. Elle semble chercher son regard, et murmure des mots que je n'entends pas. Son ton me laisse croire qu'elle essaye de le rassurer ; mais n'est-ce pas à moi de faire cela ? Pourquoi me suis-je évanouie alors que je devrais être là, en train d'apaiser les tourments de l'homme que j'aime ?

— Adrian ? bredouillé-je, faisant un pas vers eux.

Milène fait volte-face, et Yanos pose son regard sur moi. Je brise l'espace qui nous sépare, et me laisse choir à côté de la blonde, face à Adrian qui lui n'a pas bougé.

Milène essaye de me repousser le torse, me disant que je ne devrais pas être là, mais je chasse son bras sans y prêter attention, entièrement focalisée sur le brun en larmes. Avant que je ne commande à mon corps de le faire, je lève la main et pose mes doigts sur sa joue tâchée, elle aussi, de sang.

Impact. Nos peau se rencontrent, et une décharge électrique me parcourt le corps, si puissante que j'en reste aveugle quelques instants. Des fourmillements me picotent de la tête au pieds, et au vu du frisson qui agite Adrian, je comprends qu'il a ressenti la même chose que moi.

Il relève la tête.

Mes pupilles plongent dans les siennes, le ciel et la nuit se heurtent. Je me perds totalement dans l'espace, dans le temps, dans la réalité – pourtant, je n'ai jamais été autant à ma place qu'ici, avec lui. Une force inouïe, trop puissante pour que nous puissions la saisir, nous relie à cet instant. Comme si l'univers entier ne s'était jamais destiné qu'à cet instant, à ce contact, à ce regard.

Quelque chose d'ancien, de primitif s'empare de moi, une sorte de vague gonflante sortie des tréfonds de l'humanité. Je ne m'écarte pas, je ne bouge pas – je sous clouée sur place. Terrassée par cette houle trop profonde pour pouvoir en explorer le sens. C'est une émotion que je n'ai ressentie qu'une seule fois dans ma vie : lorsque j'ai réveillé la magie pour la première fois.

Il n'y a pas de galaxies dans ses iris. Il n'y a pas de petite lueur complice et maline. Il n'y a que deux orbes noires, simplement noires. Aucune émotion. Aucune sensation.

Puis tout à coup, la mémoire me revient, et me heurte si fort que je perds pied. Les évènements de la soirée me reviennent à l'esprit : la colère d'Adrian, les couteaux qu'il a lancés, celui qu'il a planté dans le garde. Sa crise de toux ensanglantée. Sa tristesse face à son impuissance, à sa faiblesse comparé à Obscurité.

— Je suis désolé, murmure-t-il tout bas.

— Je sais, chuchoté-je en posant mon front sur le sien. Je te comprends. Je ne t'en veux pas.

— Tu devrais, dit-il en baissant les yeux, rompant le contact.

— Ce serait stupide de ma part. J'aurais dû être là pour te consoler...

Je me recule pour lancer un regard accusateur à Milène – pourquoi personne n'a donc compris que m'éloigner d'Adrian était certainement la pire des idées ? Elle se tripote les doigts et se mord la lèvre, se rendant peut-être compte de l'erreur de son geste.

— Il était prêt à te tuer..., se justifie-t-elle.

— Je suis un dragon, Milène.

— Je pensais... J'ai cru...

— On a cru bien faire, conclut Yanos.

Je les regarde tour à tour et soupire. La salle entière est focalisée sur nous, sans bruit, nous observant comme des bêtes de foire. Je me retiens de leur hurler dessus, et contient la rage grandissante en moi – ce n'est certainement pas le moment de m'énerver. Même si c'est tentant. Très, très tentant.

Un garde s'approche de nous, l'air méfiant, et s'incline bassement devant moi. Avant que je n'ai le temps de demander quoi que ce soit, il prend la parole :

— Votre Altesse, quels sont les ordres ?

Je reste abasourdie quelques instants. Parce que ce n'est pas à Adrian qu'il a posé la question – ce n'est pas à Yanos – c'est à moi.

Votre Altesse ?

— Euh...

Reprends-toi, Ciel. Tu es bientôt reine. Tu peux gérer ce genre de situations.

— Qu'avez-vous fait du corps ? je demande finalement, affichant un air sûr et évidemment faux sur mon visage.

— Nous... Nous l'avons jeté à la fosse, comme les autres, votre Altesse.

— Comme les... ?

Je m'étrangle sur mes mots. C'est à ce moment que je prends conscience de toutes les morts injustes pour lesquelles nous sommes responsables : tous ces gardes assassinés, le roi, Stephen... Comment n'ai-je pas pu ressentir de remords auparavant ? Suis-je insensible à ce point ? Où ne me rendrais-je plus compte de la douleur tant elle m'est devenue familière ?

— Bien, reprends-je sans savoir d'où je tire la force de pouvoir ne serait-ce que parler. Nous ferons un mémorial... plus tard. Quand tout sera réglé. Avait-il de la famille ?

— Oui, votre Altesse.

Il semble hésiter un instant, puis lâche :

— C'était mon petit frère.

J'ai l'impression que quelqu'un m'enfonce un couteau dans le cœur. Ma bouche s'entrouvre d'elle-même, et je ne peux m'empêcher de divaguer quelques secondes.

Sommes-nous donc de tels monstres ?

— Je suis désolée. Toutes mes condoléances, garde... garde...

— Garde d'Arces, votre Altesse.

— Je ne peux pas vous demander d'accepter cette situation, garde d'Arces. Seulement de la comprendre. Nous sommes terriblement désolés. Je...

— Pardon, me coupe Adrian d'une toute petite voix.

Je me retourne vers lui. Il n'a pas levé les yeux, il n'a même pas bougé, mais je suis certaine de l'avoir entendu. Et apparemment, d'Arces aussi, car il hoche la tête.

— Je comprends, votre Altesse. Si je pouvais seulement... avoir une tombe où me recueillir...

— Une tombe sera faite à son nom, dis-je. Et à tous ceux qui ont péri dans ces tragiques évènements. J'y veillerai moi-même.

— Merci, votre Altesse, murmure-t-il en s'inclinant, main sur le cœur.

Je lui adresse un sourire sans joie qui n'atteint pas mes yeux. Il s'éclipse sans demander son reste, et c'est là que je prends conscience que tous les gardes me fixent, comme s'ils attendaient mes instructions.

Un peu désorientée, je me relève sur mes deux jambes et fais un tour autour de moi-même, me rendant compte de l'ampleur de mes paroles. J'ai de l'influence. J'ai une réelle influence. Aux yeux du peuple, je ne suis plus la fille rousse qui ne s'habille pas selon les codes : je suis la future reine. Leur souveraine.

— J'aimerais que tous ceux qui souhaitent rentrer à leurs appartements soient accompagnés d'au moins un garde, ordonné-je d'une ton sonore. Les autres peuvent finir leur repas... si l'envie leur reste. Ne traînez pas dans les couloirs, et ne vous promenez jamais seul. Est-ce que tout le monde m'a comprise ?

Des hochements de menton. Des murmures affirmatifs. Presque toute la salle se vide : je peux comprendre que personne n'aie faim après ces évènements. Moi-même, je n'ai plus d'appétit.

Ne subsistent que Yanos, Milène, Adrian et quelques gardes. Ophiucus et Frey nous adressent un salut de loin, la mine grave et fatiguée, puis sont les derniers à quitter l'immense salle à manger.

— Vous deux, ne vous séparez à aucun moment, dis-je en me tournant vers Yanos et Milène.

— Mais..., commence Yanos.

— Silence ! Je m'occupe d'Adrian. Et venez m'alerter s'il se passe quoi que ce soit.

Je n'attends pas leur réponse et me dirige vers la table pour prendre un couteau. Milène a un mouvement de recul, et semble s'apprêter à me bloquer le passage alors que je m'approche d'Adrian, mais je la rassure :

— Je ne vais que couper ses liens. Ça ne sert vraiment à rien de le laisser attaché ainsi.

Elle se détend légèrement et retourne se poster auprès de Yanos. Je viens m'accroupir devant mon prince, toujours aussi immobile et misérable, et cherche son regard quelques secondes. Il ne hoquette plus, mais des larmes silencieuses dévalent son visage abîmé.

Il a l'air tellement vulnérable, ça me déchire le cœur. J'aimerais tant pouvoir l'aider, mais la seule chose dont je suis capable, c'est de rester à ses côtés. Et j'ai la cruelle impression que ce n'est pas suffisant. Je suis trop faible face à Obscurité, et je ne peux pas l'en protéger.

Je la hais. Je la hais comme jamais je n'ai haï personne.

Doucement, pour ne pas le brusquer, je porte le couteau à ses mains et entreprends de découper les cordes qui maintiennent ses poignets. La tâche et lente, peut-être douloureuse pour sa peau meurtrie, mais il ne dit pas un mot. Il est tellement silencieux que je me demande s'il n'a pas cessé de respirer.

Enfin, je parviens à bout de ces fichus liens, qui tombent au sol dans un bruit lourd. Adrian relève à peine le menton, plie ses doigts, les déplie, et examine sommairement l'étendue de ses blessures. Les plaies sont rouges, comme brûlées par endroit, et la chair est à vif. Pourtant c'est comme s'il regardait un fumier : avec une indifférence déstabilisante.

— Adrian ? j'appelle avec prudence. Viens, on va retourner dans ta chambre. Il faut qu'on se repose.

— Non, croasse-t-il finalement d'un timbre cassé.

Mes sourcils se froncent d'eux-mêmes, et je ne peux m'empêcher d'imaginer qu'Obscurité a de nouveau pris le contrôle de ses pulsions, mais il se redresse et plante ses yeux dans les miens. Il n'y a pas de folie. Pas de colère. Que des larmes.

— Je refuse que tu dormes avec moi cette nuit. C'est trop risqué, dit-il.

— Mais... Il faut que nous...

— Rappelle-toi ta promesse, me coupe-t-il. Si jamais je sens que je deviens un réel danger pour toi, et que je te demande de fuir, tu obéis. Tu as promis.

Oui, j'ai promis. Et je regrette, maintenant.

Je ravale mes mots et acquiesce. J'ai l'envie urgente, pressante de rester avec lui, mais il refuse. Il me repousse pour mon bien. Pourtant, ça me fait mal. J'ai l'impression que quelqu'un tord les nerfs autour de mon cœur, comme pour en extraire le plus de douleur possible.

— Je ne veux pas te laisser tout seul..., murmuré-je sans pouvoir m'en empêcher.

— Il ne sera pas tout seul, interrompt Milène en faisant un pas vers nous.

Je lève mon visage vers elle et sonde ses yeux. Des cernes violettes ornent ses paupières, et son teint est si blafard qu'il ne rappelle celui du roi dans ses derniers jours. Presque contre ma volonté, je jette un regard furtif à ses mains – elles n'ont rien, bien sûr. Milène n'est qu'une magicienne épuisée. Jusqu'ici, Obscurité n'a jamais pris le contrôle de son esprit. Est-ce parce que les pouvoirs de la blonde sont assez puissants pour l'immuniser ?

— Je vais rester avec lui, reprend-elle. J'ai encore beaucoup de recherches à faire, je risque de ne pas vraiment dormir, alors je pourrai veiller sur lui.

— Dans ce cas je reste avec Ciel, intervient Yanos.

— Faites comme bon vous semble, mais par pitié, protégez-vous de moi..., geint Adrian.

C'est comme si la souffrance soufflait son haleine glacée sur ma nuque. Cet air froid glisse le long de ma colonne, dans mes reins, derrières mes cuisses, mes mollets, sous la plante de mes pieds et m'ancre dans le sol. Des pierres de glaces me pétrifient, m'empêchent de faire le moindre mouvement.

« Protégez-vous de moi. » Comment désobéir à un tel appel à l'aide ?

Il pourrait être en train de se noyer qu'il me hurlerait de rejoindre la berge. Seule. De sauver ma propre peau contre la sienne. Et ça, de la part d'Adrian, l'homme empreint de mal, qui lutte contre ses propres démons, contre sa propre nature, qui se débat envers ses pensées, c'est la plus grande preuve d'amour qu'il puisse me faire.

La plus triste, aussi.

— D'accord. Milène, fais... fais attention à lui, s'il te plaît. Et fais attention à toi.

— Compte sur moi. Je ne laisserai pas à Obscurité le plaisir de nuire à l'un de nous.

Je perds toute notion du temps. Les secondes s'étiolent et s'effilochent sur le bout de ma peine. Je me décroche de la réalité, et plonge dans les profondeurs effrayantes de mes pires pensées – et pire, j'en suis la seule responsable. Il me faut un effort considérable pour comprendre que la chose qui me touche la main, là, qui parle à mon oreille, c'est Yanos. Je ne sais absolument pas ce qu'il dit : je n'entends que le bourdonnement de son timbre grave et vibrant comme les cordes d'un piano qui pleure. Il retire le couteau que je tenais encore, sans même m'en apercevoir, entre mes doigts.

Ma paume est moite. Mon corps est brûlant. Mais il ne consume pas de la même manière que quand Adrian me touche, m'aime, m'embrasse : il brûle. Il fond. Il se détruit. Tout me hurle de rester auprès de l'homme que j'aime, même lui semble me crier de ne pas l'abandonner. Pourtant, je me relève quand le brun me tire sur l'avant-bras, et je le suis quand il me traîne hors de la pièce. Un cri se coince dans ma gorge, me heurte la bouche et les poumons, et se bloque jusqu'à former une boule. C'est une fois que les portes se referment dans un bruit assourdissant que je me sens fondre en larmes.

•⚔︎•

La nuit est atrocement pénible. Tous mes instincts me poussent sans cesse à quitter ma chambre, et me précipiter au lit d'Adrian pour apaiser ses tourments, et la seule chose qui me retient est le désespoir de sa voix qui résonne encore dans mon crâne : « Protégez-vous de moi. »

Cette phrase rebondit dans mon esprit, m'écartèle les os à chaque impact, me déchire le cerveau en deux. Parce que s'il essaye de nous préserver de sa propre menace, c'est parce que lui-même, il n'y arrive pas. Sauvez-vous et laissez-moi crever. Comment Obscurité peut-elle oser le traiter de faible ? Il est plus puissant qu'elle. Parce que, contrairement à elle, il pousse les autres loin de lui avant de les brûler – ou du moins, avant de tous les brûler. Le visage du garde d'Arces me revient en mémoire, et je retiens un énième sanglot.

Et Obscurité, que fait-elle ? Elle tente d'éliminer tout le monde avant de courir à sa propre perte. Elle veut nous tuer avant que ce soit nous qu'il prenions le dessus sur elle. Quelle lâche. Elle me dégoûte. Je la hais. Elle éveille presque en moi des envies de meurtres.

Presque.

Je m'endors finalement, plongée dans un demi-sommeil troublé, qui m'angoisse plus qu'il ne m'apaise. Je me repose quatre, ou peut-être cinq heures, avant que les cauchemars ne prennent le dessus et ne me réveillent en sursaut. De là, impossible de fermer l'œil de nouveau.

Yanos n'en mène pas large non plus. Ayant insisté pour dormir avec moi, nous avons partagé mon interminable lit, et je ne le remercierai jamais assez pour avoir fait preuve de la plus grande discrétion et de n'avoir aucunement cherché toute forme de contact ou de conversation. Il se réveille à peu près au même moment que moi, et nous convenons assez rapidement de nous lever malgré l'heure avancée et notre repos sans aucun doute infructueux.

Nous nous habillons à la hâte, et je griffonne rapidement un petit mot à l'intention de Fantine. Après tout, ma chambre est dans un état parfait, alors qu'Adrian l'a saccagée il y a peu. Je ne sais pas si c'est elle qui a tout nettoyé, mais en tout cas, je lui suis infiniment reconnaissante. J'ai reconnu une légère odeur de Phlox sur mon oreiller : je me suis demandée si c'était un petit signe de sa part. J'ai fini par en conclure que oui.

Yanos et moi allons directement dans la section où vivent les gardes : c'est ici que se trouvent les armes, et nous voulons nous entraîner. J'ai déjà fait quelques séances avec lui, et j'estime qu'aujourd'hui plus que jamais, je dois apprendre à me battre. À vraiment me battre.

Notre endroit préféré pour ces sessions est la clairière magique où j'ai appris à contrôler mes pouvoirs avec Julien. L'endroit est simple, large, coupé de la vue d'autrui, et assez plat. Exactement ce dont nous avons besoin pour parvenir à nos fins.

La pleine lune est ce soir même, songé-je en revêtant une armure, frissonnant sous la froideur de l'aube. Le soleil n'est même pas levé : il est vraiment très tôt. La prophétie aussi. Et je ne me suis jamais sentie aussi peu prête pour quoi que ce soit de toute mon existence.

— Tu veux que nous commencions par quoi ? me demande Yanos une fois que nous sommes protégés.

— Le corps à corps, dis-je sans réfléchir.

— D'accord... Défense ou attaque ?

— Attaque, je choisis d'une voix plus sombre qu'à l'accoutumée.

•⚔︎•

Les heures défilent, brillantes de sueur et d'efforts. Yanos m'apprend des techniques, des points stratégiques où frapper – comme la gorge, par exemple – et me demande de simuler une attaque entre nous. C'est encore plus dur que de réellement se battre : parce qu'à tout moment, je dois me retenir, me contenir, par crainte de le blesser. Il est aussi très dur de ne pas appeler la magie. J'ai tellement l'habitude de m'en servir lorsque je suis en position vulnérable que devoir m'en passer me fait un drôle d'effet. Comme si je redevenais un peu plus... humaine. Et un peu moins dragon.

Le soleil est au zénith lorsque nous rangeons nos armes, nos vêtements trempés et nos muscles ankylosés. Je ne sais pas si nous épuiser dès maintenant était un bonne idée : mais il faut que je passe le temps. Que j'occupe mes heures, jusqu'au point fatidique. Que j'oublie que bientôt, tout va basculer, et que je suis un élément clé de ce bouleversement.

La faim nous creuse le ventre comme des rats qui s'acharnent sur un os rongé. C'est presque en courant que nous nous rendons dans la salle à manger, n'ayant même pas pris la peine de nous changer – et tant pis si nos odeurs corporelles en dérangent certains ! Qu'ils aillent se préparer à prononcer une prophétie et réveiller la magie, eux ! – ni même de nous rendre présentables. Mes vêtements d'hommes ne passent pas inaperçus aux yeux des bourgeois, dauphins et ducs que nous croisons sur notre chemin, et je serre les dents pour garder mon sang-froid. Après tout, ils ne doivent pas savoir combien il est difficile de courir en talonnettes, ou de se rouler dans l'herbe en robe bouffante. Et très honnêtement, je leur souhaite de ne jamais savoir.

J'ouvre moi-même les portes de la salle, ne laissant ni Yanos ni les gardes s'en occuper. J'appréhende plus que je n'aimerais me l'avouer ce repas : les vestiges d'hier sont encore trop frais. Et malgré tout l'amour que je porte à Adrian, je ne peux m'empêcher d'avoir un peu peur, à ma plus grande honte.

Mais en réalité, il n'est même pas ici lorsque nous rentrons. En revanche, mes yeux se posent sur un visage jeune entouré de cheveux bruns, et un sourire illumine immédiatement mon visage.

— Fantine ! je m'exclame, soulagée de la voir.

— Oh, mademoiselle, vous voilà enfin ! Je vous ai cherchée partout ! grogne-t-elle en venant vers moi.

Avec une spontanéité désarmante, elle me prend dans ses bras, comme si c'était à elle de me rassurer.

— Je me suis entraînée au combat avec Yanos dans la clairière, dis-je en lui rendant son étreinte.

— Je vois ça. Vous sentez le bouc. Qu'est-ce que je vais bien pouvoir faire de vous ?

Elle rit et se recule, le ton insouciant. Pourtant, elle sait très bien ce qui se trame, et ce qui s'approche ce soir. Alors je comprends ce qu'elle fait.

Elle essaye de m'apaiser avant d'affronter la tempête qui nous attend.

— Je ne sais pas. En tout cas, pas une fille de la haute société, rigolé-je avec elle, laissant mon humeur se détendre – et Dieu que c'est divin !

— C'est certain. Venez manger, vous devez être affamée ! Vous aussi, général Brussel.

Elle tire une chaise à mon intention et m'installe, me mettant aux petits soins. La table déborde de plats, tous aussi extravagants les uns que les autres, ne réclamant qu'à être dévorés. C'est quand Fantine commence à me servir que j'ose enfin lui poser la question qui me brûle les lèvres :

— Que fais-tu ici ? Et hier ? Tu n'étais jamais venue aux repas, auparavant.

— Eh bien maintenant, j'y viens.

Elle pose un petit pain blanc à côté de mon assiette, me lance un regard peu convaincu, puis se jette à l'eau.

— Je m'inquiète terriblement pour vous. J'essaye d'être présente, mais c'est dur de vous suivre. Vous n'êtes jamais au même endroit.

— Oh...

Je ne sais pas quoi répondre. Une foule d'émotions se bouscule en moi, et j'ai toutes les peines du monde à calmer le chaos qui essaye d'agiter mon âme déjà douloureuse.

— Merci..., dis-je finalement après un long débat intérieur.

— Mangez. Ça va refroidir.

J'obéis sans en rajouter. Fantine n'aime pas les marques d'affection, étant persuadée qu'elle ne les mérite pas. J'entraperçois vaguement Yanos commencer à manger, juste à ma gauche, mais je suis déjà en train d'essayer d'étouffer mon branle-bas intérieur en fourrant le petit pain dans ma bouche, comme si me gaver la gorge pouvait amoindrir le cri qui tente de s'échapper du tréfonds de mes entrailles. Ce n'est, évidemment, pas le cas. Mais heureusement, je suis la seule à m'en rendre compte.

Ophiucus et une dizaine de ses loups arrivent, chacun à leur tour, prendre part au repas. Un silence funèbre pèse, me rappelant trop lourdement la veille, et tout le monde m'ignore avec une superbe qui me donne la nausée. Nous devons rester soudés, pourtant. Unis. Mais je n'ai pas la force d'entamer la conversation : en fait, peut-être est-ce le cas de tout le monde.

Toujours aucune trace d'Adrian, ni même de Milène. Je n'ose pas demander si quelqu'un les a vus ce matin, ce serait briser ce silence qui s'étend indéfiniment au-dessus de la table.

Je finis par ne plus tenir, et me tourne vers Fantine, qui est restée près de moi.

— Peux-tu aller dans la chambre d'Adrian pour voir s'il va bien ? Milène devrait être avec lui, chuchoté-je.

— Tout de suite, mademoiselle.

Elle s'éclipse, aussi discrète qu'un chat. J'entreprends de me noyer dans mon verre d'eau, voulant échapper à l'ambiance trop insupportable de ce repas. Comment est-ce possible de provoquer autant de mal-être chez une personne en ne faisant... rien ?

Je manque de m'étouffer, et repose la coupe un peu trop fort sur la table. Quelques têtes se tournent vers moi. Inspire, Ciel, bon sang ! Détends-toi. Détends-toi.

J'ai besoin d'Adrian.

Cette pensée chemine dans mon esprit avec une évidence déconcertante. J'ai besoin de lui, de le savoir en sécurité, apaisé, et peut-être est-ce pour cette raison que le repas me paraît si froid. Parce qu'il me manque sa chaleur. Ses yeux. Sa voix.

Je ne devrais pas être aussi dépendante de lui, songé-je en gobant pratiquement une feuille de choux. C'est malsain : ça me donne l'impression de ne pas pouvoir me suffire à moi-même. Je ne lui appartiens pas, mais mes émotions, si. Ce n'est peut-être pas une bonne nouvelle. Ou peut-être que si. Du diable si j'en savais quelque chose.

J'ai pratiquement fini mon assiette lorsque Fantine revient. Elle se glisse sans bruit derrière ma chaise, et se penche à mon oreille pour me chuchoter :

— Mademoiselle Émeraude n'a pas faim. Elle a dit, euh... qu'elle était sur le point de comprendre. Non, de trouver. Et son Altesse m'a dit qu'il arrivait, et de revenir vous porter le message. Il semblait fatigué.

— Il a fait le trajet seul ? je demande en sentant l'air me manquer tout à coup.

— Non, il m'a bien dit de vous préciser qu'il y avait trois gardes costauds pour s'occuper de lui.

— D'accord... Merci, Fantine. Merci beaucoup.

— Pas de quoi.

Au moment où elle prononce ces mots, les portes s'ouvrent.

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