8. La prophétie de Skymoon

Après avoir séché mes larmes, nous nous sommes rendus à la bibliothèque. Julien a décidé de clore la séance métamorphose pour aujourd'hui, ce dont je lui suis très reconnaissante.

Durant tout le trajet, je me suis retenue de leur demander s'ils allaient enfin me parler de la prophétie, qui me cause tant de questions.

— Adrian, va chercher le livre, dit Julien.

Le prince s'exécute sans demander plus de précisions. Je me demande quel genre d'ouvrage est-ce pour qu'ils n'aient même pas besoin de donner d'indications.

Julien se tourne vers moi, et face à ma mine perdue, soupire avec compassion.

— Je n'imagine même pas combien cela doit être dur pour toi de ne pas comprendre...

— Non, vous n'imaginez pas.

Je le laisse planté là, ignorant la boule qui se coince dans mon ventre. J'ai besoin de réponses, et vite. Je rattrape Adrian, qui slalome à la recherche d'un rayon précis. Il y en tellement ! Comment fait-il pour se repérer ?

Il s'engouffre dans l'un d'eux, m'ignorant. Je trottine pour me retrouver à sa hauteur, émerveillée par ses colonnes qui montent jusqu'au plafond, tellement haut qu'il faut plusieurs échelles pour atteindre les ouvrages les plus élevés. J'ai l'impression d'être dans un rêve, où les proportions sont démesurées, alors que je suis parfaitement éveillée.

Il commence à grimper sur une échelle, très sûr de sa direction. Je devine que ce n'est pas la première fois qu'il consulte ce livre pour qu'il en connaisse l'emplacement exact, et je commence à sérieusement me demander pourquoi m'ont-ils caché cette fameuse prophétie.

Il extirpe un ouvrage très épais, avec une reliure tellement ancienne qu'elle semble pouvoir tomber à tout instant. Il est entièrement noir, sans bordures, sans écritures, et...

— Skymoon !

Le prince me regarde, surpris. Je comprends que c'est moi qui ai crié ce mot sans m'en rendre compte. Qu'est-ce qui m'arrive ? Comme s'il était sorti tout seul, arrivé de nulle part, à la vue de cet étrange livre.

— Euh...

— Pourquoi as-tu dit ça ?

— Je... je ne sais pas, je n'ai pas fait exprès.

— Pas fait exprès ?

Le prince me regarde comme si j'étais folle. C'est sûrement le cas d'ailleurs, vu toutes les absurdités qui m'arrivent : c'est la seule explication plausible.

— Dépêche-toi, ordonne-t-il en se hâtant.

Il prend ma main et me tire jusqu'au centre de la bibliothèque où Julien nous attend.

Le prince pose le livre sur la table ronde autour de laquelle nous prenons place. Le mage l'ouvre avec précaution, et je suis surprise qu'un livre d'apparence aussi ancienne existe encore. De quand date-t-il exactement ?

À l'instant où la couverture se soulève, je me sens soudainement attirée par ces pages jaunies, mon instinct me dictant de...

Avant que je ne puisse comprendre quoi que ce soit, mes doigts sont déjà en train de chercher une page très précise. 567. Quelque chose me pousse à agir, et je suis certaine que les réponses à mes questions se trouvent là, à ce numéro.

— Ciel, qu'est-ce que...

Je ne laisse pas le temps à Julien de finir sa phrase, que je pointe un mot du doigt sur la fameuse page.

En haut à gauche, d'une écriture soignée et très vieille, se trouve en gros :

SKYMOON.

Je jette un coup d'œil aux deux hommes, observant leur réaction. Ils semblent surpris, mais aussi... coupables.

Julien soupire et déclare :

— Au moins, il n'y a plus aucun doute concernant ta lignée.

Ma lignée ? Je suis de la lignée des Hyrill, ce n'est pas un secret. Et, que je sache, il n'y a pas de dragons parmi mes ancêtres, seulement des paysans. Ou alors, j'espère que mon père m'en aurait parlé.

— Ciel, je... je ne t'ai pas raconté toute l'histoire, avoue le prince en baissant la tête.

Je le fusille du regard : moi qui n'aime pas les cachotteries, je suis servie.

— J'écoute.

— Et bien, comme tu sais, la magie commençait à se retirer face au désastre que causait le dirigeant suprême. Celui-ci, au bord du désespoir, a supplié son mage de tout faire pour réparer ses erreurs. Évidemment, il était trop tard, mais ça n'a pas empêché le mage de jeter un sort.

Je lève un sourcil, mais ne relève pas. J'ai besoin de savoir la suite.

— Ce mage avait une fille, avec des cheveux aussi roux que la nuit était noire. Emporté par la folie de son roi, il lui jeta un sort, et créa la prophétie.

Il me tend l'énorme livre, pointant un texte séparé des autres, tracé d'une écriture plus soignée, presque religieuse. Je me penche afin de le déchiffrer, un drôle de pressentiment s'insinuant dans ma gorge tandis que je parcours les lignes des yeux.

« Mille ans, mille âges
Quand elle retrouvera ces pages
La magie reviendra.

Le soleil dans les cheveux
Et le ciel dans les yeux
Ma fille vous sauvera.

Mille années écoulées
Le sang sera étanché
L'élue vous pardonnera.

Le dragon renaîtra
Son amour il trouvera
Et la magie reviendra. »

Je déglutis et relève difficilement les yeux pour croiser ceux du prince.

— La prophétie parle de moi ? je devine à contrecœur.

— Il n'y a aucun doute possible.

— Je ne comprends pas.

La confusion engourdit mes sens et me donne des sueurs froides. C'est trop de révélations, trop de changements, trop de tout – mais ai-je seulement le choix ?

— Les pages suivantes expliquent en précision en quoi consiste la prophétie, et ses effets, mais...

— Mais ?

— Il manque une page.

Je baisse les yeux et feuillette rapidement le livre, d'un geste presque fiévreux, ne voulant pas y croire. Malheureusement, je tombe bien vite sur une tranche arrachée, d'où s'échappent quelques lettres dont il manque toute la ligne.

Non, non ! Je tente inutilement de tourner ce bout de papier, comme si le reste allait apparaître comme par enchantement. Je commence à trembler, de colère, de frustration, de fatigue, et surtout d'incompréhension. Qui est ce fichu mage pour avoir jeté un sort sur moi ? J'aurais dû être une paysanne, j'aurais dû passer ma vie confinée dans ma pauvre ferme, trouver un mari en bonne santé, élever quatre ou cinq enfants dont l'un d'eux tomberait malade, mais pas devenir un dragon aux côtés du prince ! J'aurais dû... j'aurais dû...

Je suis ramenée à la surface par un brusque mouvement d'épaules incontrôlé. Ma vue est brouillée, mais je peux voir Adrian face à moi, en train de me secouer avec virulence.

— Ciel, je t'en prie, calme-toi !

Je refoule cette crise de panique qui me menace. Me dégageant de l'emprise du prince, je m'éloigne du livre traître.

— Que savons-nous ?

— Suffisamment pour deviner en gros la partie manquante.

— Donc ?

— Le sort consiste à rappeler la magie en même temps que la naissance de l'élue. L'âme chargée de l'enchantement de sa fille devait renaître exactement mille ans plus tard, afin que la paix puisse revenir et la magie se réparer. Malheureusement, il manque tout le chapitre concernant l'âme sœur du dirigeant suprême.

Mon cerveau réfléchit à toute allure, tissant les liaisons entre l'histoire ancienne et la vie devant moi aujourd'hui.

Je pousse un cri lorsque je comprends enfin.

— Le prince est le dirigeant suprême !

— De cette génération, du moins. Il est en quelque sorte sa réincarnation.

— Et moi, je suis...

— La fille du mage Skymoon, finit le prince à ma place.

Je songe au rôle que je suis censée jouer à présent. Donc, il y a dix siècles, un illuminé a jeté une prophétie sur sa propre fille, dont l'âme devait revenir mille ans plus tard, afin de permettre à la magie de renaître, et cette âme... c'est moi.

— Mais je suis moi-même ! Enfin, je ne suis pas cette fille d'autrefois...

— Évidemment, que tu es toi-même, rétorque Julien. Tu as simplement... l'apparence exacte, et l'enchantement ancré en toi similaire à elle.

— L'apparence exacte ?

Sans un mot, Julien tourne la page suivante du livre, puis me l'apporte pour me montrer le contenu.

Je bats des cils, stupéfaite. C'est tout simplement... incroyable. Comment est-ce possible ?

Face à moi se trouve un dessin qui représente une jeune fille, d'environ seize ou dix-sept ans, les cheveux en bataille et le regard farouche. Il est d'un réalisme étonnant, avec ses tâches de rousseurs, et ses ombres sculptant les joues.

Cette fille, représentée face à moi, est une copie conforme de mon visage.

J'ai déjà eu l'occasion de voir mon reflet dans des flaques, lors des beaux jours, et je ne me suis jamais trouvée jolie. Pourtant, ce double dessiné est d'une beauté que l'on devine réelle. Les traits sont faits d'un coup qui laisse penser qu'elle posait à côté de l'artiste, offrant la précision de sa présence. J'ai l'impression d'être face à un visage inconnu, mais c'est le mien, ou peut-être devrais-je dire le sien. Après tout, c'est moi qui lui ai pris. C'est étrange de se voir en ayant le sentiment de découvrir un nouveau visage.

Mais aucun doute, c'est bien moi, tout étant confirmé par ce grain de beauté sur le nez, et la façon rebelle qu'ont les cheveux de recouvrir les épaules, exactement comme font les miens.

— Sara...

— Que dis-tu ?

— Elle s'appelle Sara. Je crois que je le sais parce que...

— Parce qu'elle est en toi, coupe le prince d'une voix grave.

Il se tient un peu en retrait, le regard sombre, le visage marqué d'ombres. Il semble vouloir se fondre dans l'obscurité, tout en me fixant d'un œil presque agressif. Je me sens un peu mal à l'aise, j'ai l'impression d'être menacée. Pourquoi est-il si distant, tout à coup ? Et puis, c'est quoi cette manie de toujours finir mes phrases ? Je suis assez grande pour m'exprimer toute seule !

— Et vous, vous ne connaissez pas le nom du dirigeant suprême ? Après tout, je ne suis pas la seule à être réincarnée.

— Il s'appelait Luvanga, répond-il, dents serrées.

Son regard s'est encore plus assombri, provoquant des frissons glacés dans mon dos. Le prince me semble si lointain, à présent, lui qui était si chaleureux lorsque je pleurais... Il me fait presque peur, à présent.

Je me retourne vers Julien, quittant difficilement le regard bestial du prince.

— Et maintenant ?

•⚔︎•

Le mage nous a emmenés voir le roi. Pourquoi ? Aucune idée. Les gens ont la drôle de tendance à ne rien me dire, dans ce château. Néanmoins, nous marchons à vive allure dans les couloirs gelés. Des gardes sont postés çà et là, tels des statues figées et inexpressives. Je me sens à la fois mal à l'aise et en colère, en colère contre le prince, lui qui m'avait promis de me soutenir dans cette épreuve. Et là, il me fixe comme s'il ne m'aimait pas – pire, comme si j'étais son ennemie. Très loin du regard chaleureux qu'il m'adressait quand il me disait belle. J'ai l'impression qu'il m'a abandonnée, mais je ne sais pas pourquoi.

Je reconnais la salle du trône, où j'étais venue le premier jour. Je suis toujours aussi fascinée par les décorations florissantes de richesse, les reflets dorés qui aveuglent parfois. Même l'odeur ambiante sent la fortune.

Nous marchons tous les trois vers le roi, penché sur une table recouverte de papiers et de livres, dans une apparente concentration.

Julien se courbe, le poing sur le cœur, et je l'imite, ignorant la remarque que le roi m'avait faite concernant les révérences. Je ne me sens pas prête à considérer la famille royale comme proche. Le prince se contente d'un hochement de tête retenu.

— Alors ? demande le roi sans relever le nez de ses occupations.

— Nous lui avons montré la prophétie.

— Et l'entraînement ?

— Une réussite.

— Donc, tu as pris connaissance de la prophétie de Skymoon ? questionne le roi cette fois à mon attention, ancrant ses yeux dans les miens.

— Oui.

— Et tu n'as pas peur ?

Sa question me surprend. Je me sens perdue, débordée, déboussolée, mais je ne me sens pas effrayée. Non, étrangement, même si mon avenir est pour le moment totalement aveugle et incertain, je n'ai pas peur.

— Non, Votre Majesté.

— J'imagine que si vous venez me voir, c'est parce que tu veux savoir ce qu'il va se passer par la suite.

— Exactement, reprend Julien. Nous... Nous devons lui expliquer sur quel chemin nous nous aventurons.

— Bien. Allons dans un endroit plus intime.

Le roi nous fait signe de le suivre, nous entraînant dans un dédale de couloirs, tout en me demandant bien pourquoi veut-il nous isoler. Peut-être est-ce quelque chose de grave ? Ou une énième révélation lourde de sens... encore une fois ?

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