76. Les larmes d'Ophiucus (chapitre bonus 100K)

Ophiucus

— OPHIUCUS !

Je me fige. Les doigts sur mon col, prêt à déboutonner ma chemise, la voix de Frey vient de retentir avec une violence inhabituelle.

Mais qu'est-ce que j'ai encore fait ?

— OPHIUCUS JAIME SERPENTAIRE !

— Je suis là ! crié-je, le timbre tremblant d'appréhension.

Des bruits de pas résonnent dans ma direction. Je découvre mon petit ami, ses cheveux roux en bataille et le regard flamboyant, passant la porte d'un air déterminé qu'il n'arbore que rarement.

— Il se passe quelque chose... ? je demande sans comprendre, alors qu'il marche vers moi avec fureur.

— Oui !

— Q... Quoi ?

— J'en ai envie de toi, marmonne-t-il en prenant mes lèvres en otage.

Je suis si surpris par son geste brutal que j'en oublie de respirer. Il est tellement peu habituel que Frey se montre entreprenant à ce point ! Généralement, c'est moi le meneur du couple – mon côté dominant et Alpha n'y est sûrement pas pour rien.

Je recommence à enlever ma chemise, mais Frey tape sur mes doigts sans séparer nos lèvres et se charge de me dévêtir. Ses mains sont tellement précipitées qu'elles en tremblent, et il lui faut plusieurs minutes pour arriver à bout de la tâche.

— Tu peux plus te passer de moi ? je ricane avec un sourire en coin alors que mon compagnon fait glisser l'habit de mes épaules.

— C'est peut-être les pulsions de la pleine lune...

Il dégage mes cheveux mi-longs pour plonger son visage dans mon cou, et je sens sa langue parcourir ma peau avec une langueur exagérée. Un couinement ridicule s'échappe de ma gorge, et j'ai la vilaine sensation de fondre comme neige au soleil.

Soumis.

Ma bonne humeur s'échappe en même temps que mon corps commence à ne plus répondre. Je caresse le torse de Frey sans me décider si je le veux plus proche ou plus loin, et je ne peux me retenir d'en vouloir encore alors que mon cerveau me hurle de tout arrêter.

Une bataille se trame en moi. Je déteste perdre pied de la sorte : j'ai l'impression de redevenir l'Ophiucus qui se faisait battre sans pouvoir se défendre. Que plus rien ne dépend de moi, et que je suis incapable de gérer ce qui m'arrive. Mon ventre se contracte, ma mâchoire se serre, mais je penche encore plus la tête pour offrir plus de manœuvre à Frey.

— Frey, arrête..., gargouillé-je sans grande conviction.

Bien sûr, il ne s'arrête pas. Sa bouche brûlante me devient de plus en plus gênante au fil de ses caresses. La perte de contrôle qui s'insinue sournoisement en moi commence à me faire paniquer, et des vestiges de ma mémoire qui ne devraient pas être remués se mettent à envahir mes neurones.

— S'il te plaît, arrête... J'ai dit stop... Stop... STOP !

Je le repousse avec plus de violence que je l'aurais voulu. Je dois faire un effort monumental pour prendre sur moi et ne pas laisser l'angoisse exploser, me répétant que tout va bien : je suis avec Frey, et jamais il ne me nuira volontairement.

Mais c'est si facile de se couvrir d'un beau mensonge plutôt que d'assumer une douloureuse vérité.

Ça ne va pas. Non, depuis quelques jours, ça ne va vraiment pas. Je mange à peine, je ne dors plus, j'ai perdu le peu de patience que je possédais miraculeusement, et Frey est la seule personne que j'arrive à supporter.

— Pardon, Ophiu'... Je t'ai un peu précipité.

J'inspire un grand coup. Foutre de Dieu, je suis capable de me ressaisir, quand même ! Je ne suis pas un Serpentaire pour rien. J'ai un sang de dur dans les veines, une génétique de sans-cœur et une descendance de caractère en acier. Je peux me contrôler. Je peux contrôler mes pensées. Je peux...

Sans prévenir, sans même pouvoir l'anticiper, j'éclate en sanglots. Les larmes jaillissent de mes yeux, dévorant la peau de mes joues. Non, non, non, je n'étais pas censé pleurer !

— Ophiu' ! Qu'est-ce qui se passe ? Je suis tellement désolé, qu'est-ce qui t'arrive ? Ophiu' ?

Des hoquets bruyants et honteux m'échappent alors que je tente par-dessus tout de trouver la maîtrise de mes émotions. Une boule me noue la gorge, m'étouffe, et un maelström incroyable de sensations m'assaille d'un coup, comme une vague qui me heurte par derrière.

D'abord la faiblesse. Cela fait des années, tant d'années, que je n'ai pas pleuré de la sorte. Depuis la mort de ma famille, je me suis refusé de verser la moindre larme, surtout pour eux. Je ne voulais pas m'apitoyer sur des gens qui ont fait de ma vie un enfer – que ce soient mes frères n'y changeait rien. Ils ont eu la seule chose qu'ils méritaient. Leur perte a été mon plus grand soulagement. Ainsi dit, je me parais moi-même cruel ; mais la brûlure de leurs paroles et de leurs coups est encore à vif, et me rappelle douloureusement qu'entre eux et moi, je n'étais peut-être pas le plus damné.

Ensuite la colère. Je les hais. Je me hais. Je hais tout, tout le monde. Ceux qui ont osé me donner la vie dans un monde qui m'en voudrait tant, ceux qui ont contribué à faire de mon existence en enfer si sombre que même les démons en trembleraient. Le besoin urgent de frapper, de détruire, me prend aux tripes et me fait secrètement honte : je suis en réalité aussi impulsif et violent que cette famille que j'ai tant détestée. Je ne suis pas différent d'eux.

Puis quelque chose que je ne saurais pas définir, entre le soulagement et la douleur, me pince très fort le cœur quand Frey me prend dans ses bras. Il se colle à moi avec toute la tendresse du monde, chuchotant des mots que je n'entends pas. Mes pleurs redoublent, comme des sables mouvants : plus je tente de m'en échapper, plus je m'y enfonce. Coincé. Piégé.

— F... Frey, je sais pas ce qui m... m'arrive...

— T'en fais pas, Ophiu'. C'est normal de pleurer. C'est pas grave, t'as le droit. T'en as besoin.

J'ai le droit. J'ai le droit ! Je suis autorisé à me montrer faible. Ce n'est pas grave si je perds l'équilibre fragile de ma raison pendant quelques instants. J'ai besoin de lâcher ce constant contrôle, de laisser mes émotions aller d'elles-mêmes plutôt que de toujours les tenir en laisse.

J'aimerais tant y croire !

— P... Pardon, Frey...

— Mais t'as rien fait de mal ! Je suis là, d'accord ? Laisse-toi aller. Tu te sentiras mieux.

— Vraiment ? Promis ?

— Promis.

Je relâche entièrement la prise que je tente piteusement de resserrer autour de mon cœur. J'abandonne l'idée de me montrer fort, de retenir ces larmes traîtres, et au contraire les laisse pleuvoir à leur guise.

Contre moi, Frey me tient comme si j'étais la chose la plus fragile et la plus précieuse au monde. Ses doigts se sont glissés sur ma nuque et me massent distraitement, tandis que son autre main trace des allers-retours le long de ma colonne. Sa voix de velours me couve de paroles douces, sa gorge vibre sur ma peau. J'essuie ma joue rapidement, mais c'est bien inutile, puisqu'un flot de pleurs revient la mouiller.

J'avais oublié la sensation que procuraient les larmes : le nez qui coule, la tête douloureuse, le nœud dans l'estomac, les cils humides qui se collent entre eux. Huit ans. Huit ans que je n'ai pas exprimé ma peine de la sorte. Pas même une seule petite fois. Huit ans que je déverse à présent, accumulés, insoutenables.

Finalement, peut-être est-ce une bonne chose que je ne sois pas l'Alpha Maître Loup de la prophétie : je n'en ai pas le courage. Je suis trop faible. Trop méchant. Pas assez bon. Contrairement à Yanos qui, dès le début, a toujours été différent. Le tatouage sur sa main, ses pleines lunes étranges, sa détermination sans faille.

Et moi, que suis-je ? Un homme qui pleure. Un homme brisé, qui se voile d'une façade pour camoufler l'énorme fissure qui lui traverse l'âme. Un homme qui ne peut plus se réparer tout seul.

— Tu as besoin de parler, chéri ?

— Non, juste... ne me lâche pas...

— Jamais.

Il marque une pause, hésitant, puis finit par avouer :

— Si tu tombes, on tombe ensemble. Mais avant de tomber, je ferai tout pour nous relever.

Je n'aurais jamais cru que mes pleurs puissent redoubler encore d'intensité, ni qu'une simple phrase puisse toucher une corde sensible que je ne pensais même pas posséder. Passé et présent se mélangent, je n'arrive plus à me concentrer, et la seule chose qui me maintient à la réalité est Frey. Son contact, sa chaleur, sa voix, ses caresses. Son amour.

— Stephen me manque...

C'est la première fois que j'exprime ce trou béant dans mon cœur ; c'est la première fois que je le comprends, aussi.

— Tu es tellement sensible, Ophiu'... Parle-moi plus souvent, à l'avenir, d'accord ? Tu peux pas tout garder pour toi comme ça, ça te nuit et te bouffe de l'intérieur. Et le seul qui ait le droit de te bouffer, ici, c'est moi.

Je souris malgré moi, et je ne sais même pas pourquoi. Je sens Frey déposer un bisou sur mon épaule avant de glousser.

— On dira que c'est les pulsions de la pleine lune..., le taquiné-je en posant ma main sur la cambrure de son dos.

— On dira tout ce que tu veux, murmure-t-il.

•⚔︎•

Je chute. C'est interminable. Je crie aussi, et j'ai peur. Tout est noir, tout est sans fin. Je suis seul, je suis sur le point de mourir, je tombe.

Point d'impact. Mon corps heurte le sol, ma tête se fracasse par terre. Je suis englouti dans les ténèbres, et avant que la douleur n'irradie dans tous mes nerfs, je me réveille.

Je bataille pour forcer mes paupières à se décoller : si je replonge tout de suite dans le sommeil, je vais continuer cet abominable cauchemar. Par réflexe, je me mets à gigoter et tente de me retourner, mais un poids me pèse sur le torse.

Il me faut quelques secondes pour comprendre que c'est Frey, qui s'est endormi sur moi et qui ronfle paisiblement. Son souffle chatouille ma peau, et ses cheveux roux sont dans un tel désordre que même la fin du monde ne pourrait aggraver leur cas.

— C'était un putain de rêve, je grogne à moi-même pour me rassurer.

J'essaye de rabattre la couverture sur mes jambes, mais Frey la coince sous son corps ; tant pis, j'aurai froid aux pieds. Mon compagnon se met à bouger et je m'immobilise, craignant de l'avoir réveillé. Frey est toujours de mauvais poil – sans mauvais jeu de mots – lorsque je le tire de ses songes par inadvertance. Contrairement à moi, il fait souvent de beaux rêves, et n'aime pas être interrompu.

Tournant la tête, j'inspecte la lumière qui s'échappe de derrière le rideau pour tenter d'évaluer quelle heure il est. Il ne doit être pas moins de six heures, et bon nombre des habitants du château sont sûrement encore au lit.

Je reporte mon regard sur l'incroyable créature qui fait valser mes fantasmes, totalement détendu sur moi. Son corps nu s'imbrique parfaitement contre le mien, et ses bras sont posés autour de ma taille ; Frey aime souvent me serrer contre lui lorsqu'il s'endort.

Je ne peux m'empêcher de venir grattouiller ses cheveux doux sous mon toucher. Ils ne sont pas comme ceux de Ciel, de ce roux si flamboyant et presque vivant, mais dans des teintes plus sombres et plus cuivrées – plus envoûtantes, à mon goût. Et surtout, Frey n'est pas une fille, ce qui fait toute la différence.

— Je t'aime.

J'ai chuchoté si bas que je ne me suis moi-même pas entendu. Mais je l'ai dit, pour la première fois. Je l'ai vraiment dit. Et, à ma grande surprise, je me sens incroyablement bien de l'avoir fait : comme un poids qui se soulage. Alors je le répète, plus fort, plusieurs fois, savourant l'incroyable sensation que provoquent ces mots en moi.

— Moi aussi, je t'aime, Ophiu'..., marmonne Frey que je ne savais pas réveillé. Mais tais-toi, j'essaye de dormir.

Je sens mes joues rosir à l'idée que mon petit ami ait pu m'entendre depuis tout ce temps. Mais finalement, je me dis que je n'ai rien fait de mal : alors j'embrasse le sommet de son crâne et lui dis une dernière fois. Je l'aime.

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