75. Dis-moi que tu m'aimes
Je reste immobile encore plusieurs minutes, incapable de faire le moindre geste. Cette scène ressemblait trop à des adieux – et à cet instant, je me rends compte à quel point Clarté est importante pour moi. Elle est mon élément, la mère de mon âme, la créatrice de mon existence même. Comment ferai-je sans elle ? Sans sa présence ? Sans sa voix qui me chuchote des paroles rassurantes lorsque je me sens faiblir ?
Je cligne des yeux pour retenir les larmes qui menacent de déborder. Je dois descendre, retourner dans ma chambre, retourner parmi les miens. Retrouver Adrian, lui répéter ce que Clarté m'a appris, et lui dire à quel point je l'aime.
Pourtant je ne bouge pas. Je suis si près du ciel, si près des nuages, j'ai l'impression qu'en tendant les doigts je pourrais le toucher, je pourrais l'atteindre. Un peu bêtement, je lève le bras en l'air, mais je ne sens rien à part l'air frais de la nuit. Même le firmament est trompeur.
J'essaye de remettre mon coeur en place et de trouver un peu de paix dans le chaos qui m'agite. « Il n'y a pas qu'un seul sang, et aucun n'est mêlé ». Qu'est-ce que ça peut bien dire ? Pourquoi encore des mystères ?
Oh, et puis, je suis trop éreintée pour réfléchir. J'abandonne l'idée d'élucider cette phrase maintenant et laisse mon esprit vagabonder. Naturellement, il se tourne vers Adrian, comme souvent – je me demande parfois si c'est normal d'autant penser à quelqu'un. Son visage me vient à l'esprit, et automatiquement, une douce chaleur s'empare de ma poitrine et se répand dans mes nerfs. J'ai l'impression que mon ventre fait un salto arrière, et je ne peux m'empêcher de chuchoter son nom, comme s'il était la solution à tous ces problèmes.
J'inspire profondément, trois fois, puis me résigne à quitter mon échappatoire. Je tire la porte en bois et m'engouffre dans les escaliers, que je descends bien plus doucement que je ne les ai montés. Mes pas résonnent, talon contre pierre, et se répercutent autour de moi. Les ondes tapent dans mon crâne, éclatent mes tempes, se tordent et se distordent dans mon esprit. Pourtant, je continue, inlassablement, marche après marche. Mes jambes me paraissent si lourdes, et ma tête si légère – je vois trouble.
J'arrive, et peut-être un peu par miracle, au bout de cet interminable ascension. Telle un fantôme, je déambule dans les couloirs, mes pieds me guidant d'eux-mêmes. Je me sens déconnectée de la réalité, comme si tout était faux, comme si j'étais en plein délire. Et mes pieds qui résonnent encore.
Je ne me souviens pas vraiment d'avoir poussé les portes de ma chambre, ni même d'être rentrée dedans, mais je fais un brusque retour à la réalité lorsque je vois Adrian assis sur mon lit, tête entre les mains.
— Déjà là ? dis-je d'une voix lointaine qui ne me semble pas m'appartenir.
Il redresse le menton et plante son regard droit dans le mien, si franchement que c'est à m'en donner des frissons. Ses yeux sont rouges, injectés de sang, et ses joues brillent d'une myriade de larmes. L'une de ses boucles brunes s'est collée à son visage, et ses lèvres tremblent incontrôlablement.
— Ciel...
Je reste immobile quelques secondes, ne sachant comment réagir. Mais que s'est-il passé ? Pourquoi Adrian pleure ? Adrian pleure ! Qu'est-ce que je dois faire ?
— Ciel, s'il te plaît, dis-moi que tu m'aimes...
— Quoi ?
Il se lève d'un bond et se place devant moi en quelques enjambées, tout proche, sans pour autant que nos corps se touchent. Mon visage se lève pour continuer à le fixer, sans comprendre la raison de sa tristesse. Quelqu'un lui a-t-il fait du mal ? S'est-il passé un drame lors de mon absence ? Mais qu'est-ce qui est donc arrivé ?
Son odeur masculine de patchouli et de gingembre se prête à une note plus féminine, plus doucereuse, qui me pique le nez comme si je l'avais plongé dans une épice exotique. Ses pupilles sont dilatées, presque folles, et tellement vides que je crains de me perdre dedans.
— D... Dis-moi que tu m'aimes, par pitié...
Il lève les mains au niveau de mes joues, comme pour prendre mon visage en coupe, mais se ravise au dernier moment. Ses doigts tremblants restent en suspension, et sa respiration est si difficile que je me demande un instant s'il ne va pas s'étouffer.
— Mais bien sûr, pourquoi est-ce que...
— Dis-le à voix haute. D... Dis les mots. Dis-les, je t'en supplie, je n'arrive plus à supporter...
— Je t'aime ! le coupé-je alors que son timbre part en trémolos vacillants. Je t'aime, Adrian, je suis folle amoureuse de toi, et tu es le seul homme avec qui je veuille passer le reste de ma vie. Pourquoi en doutes-tu ? J'ai fait quelque chose de mal ?
— Non, c'est... c'est... Tu m'aimes... Tu m'aimes vraiment...
Mais bien sûr que je t'aime vraiment, idiot ! je songe alors qu'il pose brièvement ses lèvres mouillées et brûlantes sur les miennes, avant de se reculer comme si je l'avais fouetté, les hoquets bloquant sa gorge.
— Adrian, dis-moi ce qu'il se passe, je ne...
— C'est... C'est lui... je n'ai... pas pu... me contrôler...
— Quoi ?
— YANOS ! hurle-t-il en se retournant vers moi, poings serrés, le visage livide.
Je ne dis rien, essayant de comprendre ce qu'à encore bien pu faire le loup-garou pour mettre mon prince dans un tel état. Adrian se met à faire les cent pas, donnant des coups de pieds dans les tiroirs à sa portée et envoyant mes quelques pots de fleur valdinguer au loin. Je le laisse faire, impuissante, déverser ses émotions sur mon pauvre mobilier aux finitions dorées, criant des paroles sans queues ni têtes.
— S'il te plaît, Adrian, calme-toi..., tenté-je d'une toute petite voix.
— Ce connard, ce fils de pute, ce bâtard ! Je vais l'étriper ! Je vais lui faire avaler sa langue, je vais... je vais...
— Mais qu'est-ce qui s'est passé, nom de Dieu ! je m'écrie pour couvrir le vacarme qu'il provoque.
— Il a... Il t'a... Il t'a...
Il s'arrête un instant, yeux fermés, respirant profondément pour essayer de reprendre la maîtrise de ses émotions. Mais sa technique ne semble pas fonctionner, car immédiatement après, il se jette sur un tableau pour le fracasser au sol.
— IL N'AVAIT PAS LE DROIT ! beugle-t-il en lançant un flacon sur le mur, qui se brise en mille morceaux.
Je sors enfin de ma léthargie lorsqu'il trébuche, emporté par sa colère, les mains et les genoux en plein dans les débris de verre.
— Non, non, non, Adrian !
— Aaaargh... Je vais le tuer... JE VAIS LE TUER ! rage-t-il en se relevant avec maladresse, se coupant de plus belle.
— Mais ça suffit, à la fin ! rugis-je en l'attrapant par la chemise pour le tirer hors des fragments dangereux.
Il s'effondre au sol plus loin, grognant de douleur et de frustration, et je me mets à califourchon au-dessus de lui pour l'empêcher de se relever. Ses avants-bras sont déjà maculés de sang, sa joue droite aussi, et je peine à l'immobiliser – il est bien mieux bâti que moi !
— Maintenant, tu vas te calmer et m'écouter, est-ce que c'est bien clair ? crié-je en le plaquant par terre, désormais en colère.
— Je vais égorger cet enfoiré !
— Oh non, tu n'égorgeras personne, pas de mon vivant !
— Il t'a... Il t'a... Obscurité m'a montré...
Il se met à dodeliner de la tête, paupières fermement serrées, se pinçant les lèvres. Des larmes continuent de couler sur son visage, se mêlant à son sang, et je dois user de tout mon sang-froid pour réfréner l'élan de compassion qui me submerge.
— Qu'est-ce qu'elle t'a montré ? Qu'est-ce qu'elle a fait, Adrian ? Elle t'a mordu ?
— Non... Non ! C'est ce sous-fifre... Ce traître, il t'a... Il a osé... Tu n'es pas sienne...
Mon esprit tilte enfin. Adrian sait – il sait que Yanos m'a embrassée. Comment Obscurité a-t-elle pu lui montrer ? Aucune idée. Mais désormais, mon prince est dans une telle colère qu'il me fait peur, et je ne doute pas un seul instant qu'il serait prêt à mettre ses paroles à exécution.
— Premièrement, je ne suis à personne. Deuxièmement, tu ne vois donc pas qu'Obscurité essaye de nous monter l'un contre l'autre ? Tu ne te rends pas compte que tu es en train de réagir exactement comme elle le veut ? asséné-je d'une voix dure.
— Tu es à moi !
Ma main part sans que je puisse la retenir. Je lâche son avant-bras et le gifle de toutes mes forces, sans trop réaliser la portée de mes actes. Mais à cet instant, je suis tellement outrée qu'il puisse me considérer comme un bien – et pire, comme acquise – que je ne cherche pas à comprendre, assouvissant simplement la vague brûlante qui me consume le cœur.
Ses mots me font mal. Très mal. Bien trop pour ne mériter qu'une gifle. Pourtant, je sais très bien que ce n'est pas la première fois qu'il me le dit – mais aujourd'hui, je ne suis plus la même Ciel. Aujourd'hui, je n'accepte pas l'idée d'appartenir à quelqu'un. Je suis mienne, entièrement mienne, et même une fois promise à Adrian, je le resterai. Il n'a aucune propriété sur moi : tout comme je n'en ai aucune sur lui.
Je me rends compte maintenant à quel point j'ai changé. L'ancienne Ciel avait frissonné lorsqu'il avait murmuré ces mots dans mon oreille. L'ancienne Ciel trouvait tout à fait acceptable d'être la « chose » d'un homme. Et pire, l'ancienne Ciel était ravie si elle pouvait être la chose d'Adrian.
Mais l'ancienne Ciel a-t-elle vu la mort en face ? A-t-elle combattu l'élément du mal par la seule force de sa magie et de ses mains ? A-t-elle risqué sa vie pendant d'interminables semaines pour courir après une famille calcinée ? A-t-elle compris, en ayant vu des proches lui tourner le dos, que ce qui comptait n'était pas d'exister aux yeux des autres mais aux siens ? Que la seule force dans laquelle elle pourrait puiser serait celle de sa détermination ?
— Je ne suis à personne, Adrian, répété-je avec une telle fermeté que j'en suis moi-même surprise. Et n'avise plus jamais de me redire ça. Que tu sois sous l'influence d'Obscurité n'y change rien : je ne veux pas que tu changes ta façon de traiter les autres en fonction de comment tu es toi-même traité.
Je soutiens son regard sans ciller, cherchant quelque chose dans ses yeux, n'importe quoi, du moment que je ne suis plus face à deux gouffres sans âme ni vie. À cet instant, plus rien ne brille dans ses pupilles noires, plus rien n'appartient à l'Adrian que je connais : ne subsiste que du mal et de la douleur, sans commencement, sans fin.
— Je t'aime. Yanos n'y change rien. Et je pense que lui non plus n'y peut rien : on ne contrôle pas ses sentiments, et tu le sais très bien.
— Ce n'était pas une raison pour t'embrasser et te tripoter comme il l'a fait. Et tu t'es laissée faire, dit-il bien plus doucement, à deux doigts d'éclater en sanglots à nouveau.
— Tri... Mais il ne m'a pas tripotée !
— Si, j'ai bien vu ! Un peu plus, et si je n'étais pas arrivé, il t'arrachait tes vêtements et prenait ta pureté à même le sol !
— C'est n'importe quoi, Adrian, il m'a à peine embrassée, et je n'ai pas eu le temps de réagir. Que penses-tu, si je m'y étais attendue, je ne l'aurais pas laissé faire !
— Mais... Mais... J'ai vu...
— Et tu ne crois pas qu'Obscurité t'aurait montré ces fausses images justement pour que tu réagisses de cette façon ?
— Ça semblait... si réel...
Il se relâche, la peau rougie, le souffle court. Je desserre ma prise sur lui et me recule légèrement, le sachant désormais calmé, replaçant mes cheveux derrière mes oreilles.
— Tu t'es blessé, espèce d'idiot..., grogné-je en voyant sa peau tailladée.
— Je sais.
— Donne tes mains.
Il me jette un coup d'œil méfiant, avant d'obtempérer. Je prends ses doigts entre les mains, ignorant les grimaces qui se peignent sur son visage, et observe minutieusement chacune de ses coupures pour vérifier qu'aucun morceau de verre de s'y est glissé. Heureusement, je n'en trouve aucun, et je puise dans mes restes d'énergie pour appeler la magie.
Mon ventre se met à me chatouiller – j'en ai l'habitude, désormais – et une légère bourrasque s'élève autour de nous. Je me concentre, paupières baissées, imaginant de toutes mes forces les plaies d'Adrian se refermer et le sang disparaître. Une douce chaleur se répand dans mon corps, dans mes veines, et véhicule jusqu'aux doigts de mon prince avant de s'y déverser, emportant les balafres comme le vent emporte les feuilles. Le liquide rouge s'évapore lui aussi en partie, malheureusement pas sur la chemise d'Adrian qui en est recouverte – et encore une bonne à brûler.
— Bon Dieu, je suis le pire des imbéciles, soupire-t-il en pliant et dépliant ses doigts, faisant tantôt blanchir tantôt rougir ses jointures.
— Ravie de voir que tu t'en es rendu compte.
— Mais quel idiot, dit-il en passant ses mains sur son visage.
Je le laisse se remettre de ses émotions, sans rien dire, sans rien faire. J'ai presque l'impression de pouvoir toucher le chaos qui s'agite en lui tant il est violent. J'en profite pour, moi aussi, faire retomber le bouillonnement en moi, me forçant à maîtriser ma respiration.
Plusieurs minutes s'écoulent. Je prends conscience que je suis toujours assise sur Adrian, et que je ne m'étais même pas posé la question de savoir si je lui faisais mal – mais quelle gourde ! Aussitôt, j'amorce un mouvement pour me relever, mais Adrian attrape mes hanches sans prévenir et me fait reprendre ma position initiale.
— Ne t'en va pas, s'il te plaît.
— Je ne te dérange pas ?
— Le jour où tu me dérangeras, Ciel, crois-moi que tu le sauras.
— D'accord...
Je lève la main pour caresser son front, et dégager la mèche qui s'y est collée. Comment Obscurité a-t-elle bien pu lui montrer de telles choses ? Et surtout, de quoi a-t-elle vraiment peur ?
Mes doigts vagabondent sur sa tempe, sa pommette, sa joue. Je caresse sa barbe quelques instants, avant de descendre vers sa gorge pour l'inspecter – une partie de moi ne peut pas s'empêcher de craindre que cette prêtresse du Mal ait pu lui prendre de son sang, encore une fois.
— Tu as pu voir Clarté ? questionne Adrian, paupières fermées, frissonnant sous mes attentions.
— Oui.
— Et ?
— Elle a... Elle doit... C'est...
Je m'interromps, voyant que je suis incapable de formuler la moindre phrase. Trop de questions se soulèvent en moi – et je suis incapable de gérer ce flot qui assaille mon esprit.
— Tu me raconteras demain, dit mon prince en voyant mon désarroi. Tu as faim ?
— Non, merci.
— Alors on devrait aller se coucher. Tu ressembles au sous-fifre dans ses mauvais jours.
— Merci..., grogné-je avec un sourire en coin, me relevant pour de bon.
J'époussette mes vêtements, jetant un coup d'œil au carnage qu'est devenu ma chambre. Partout, des débris, des objets cassés – un tornade aurait pu passer ici.
— On devrait peut-être aller dans ma chambre, marmonne Adrian en examinant l'état de sa chemise.
— Tu n'as qu'à l'enlever, dis-je en désignant son habit. Et oui, ce serait plus judicieux.
— C'est une hécatombe...
— La faute à qui ?
Adrian me jette un coup d'œil en biais, déboutonnant sa chemise. Une fois fait, il roule des épaules pour l'enlever, et la chiffonne avant de la jeter dans la cheminée éteinte.
— Où est Fantine ? je demande en songeant à la réaction de mon ami face à l'état de la pièce.
— Elle était dans ta chambre quand je suis arrivé, mais dès qu'elle m'a vu, elle s'est carapatée comme un lapin devant un chasseur.
— Je vais me faire éventrer.
— Elle n'aura pas intérêt...
Il s'approche et glisse un bras dans mon dos, me guidant vers les portes, sans un regard vers les méfaits de sa colère. Nous quittons ma chambre en silence, et les portes se referment dans notre dos avec un bruit assourdissant.
Trois jours. Il ne nous reste plus que trois jours à tenir pour percer le mystère de ce sang-mêlé. Et je crains que nous ne puissions pas y arriver – pas si nous continuons sur cette lancée, sous l'influence d'Obscurité.
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