70. Le combat avec Obscurité

C'est Obscurité.

— Oh non.

Sur le coup, mes genoux lâchent et je chancelle, rattrapée par Adrian. C'est si limpide, désormais. Obscurité veut m'atteindre par un moyen très biaisé : en détruisant mon entourage.

— Oh non, non, nooooOOOON !

— Ciel ? Qu'est-ce que...

— Adrian, il faut qu'on retourne voir Milène !

— Quoi ? Mais...

— MAINTENANT !

Je ne prends pas la peine de m'assurer qu'il comprenne ma détresse et m'élance de là où nous venons, le tirant derrière moi. Je crois qu'il me crie quelque chose comme « Mais qu'est-ce qu'elle a ? », ce qui a le don d'accroître ma panique qui monte déjà en flèche.

Et s'il était déjà trop tard ? Et si Obscurité avait déjà frappé ?

— Milène ? MILÈNE ?

La seule réponse qui me parvient est l'écho de ma voix affolée. Sur les murs, dans mes oreilles, dans mon crâne. Je propulse presque les portes hors de leurs gonds tant je les repousse avec violence, ignorant les gardes qui tentent de me stopper. Mais rien, à cet instant, ne peut m'arrêter ; quelqu'un que j'aime est en danger. La magie gronde déjà, bête tapie dans mon ventre prête à attaquer, et ce quelle que soit la menace.

Le bois cède immédiatement sous ma pression amplifiée. Il craque, il gémit, et se fend en un énorme trou là où quelques secondes plus tôt se trouvaient les serrures, puis les portes s'ouvrent, n'étant plus retenues par la poignée.

— M... Milène ?

— Tu deviens rapide à réagir. Même si tu es toujours aussi lente à comprendre.

La voix d'Obscurité s'élève dans la pièce, sèche et sans pitié. Toutes les bougies se sont éteintes, je ne la vois pas. Je l'entends – bruits de pas, bruissements d'ailes, respiration mesurée.

Où est Milène ?

— Ne t'en fais pas pour elle, je m'en suis bien occupée.

— OÙ EST-ELLE ? rugis-je en tournant sur moi-même, cherchant Obscurité.

— Oooh, tout doux, petite sotte. Tu ne voudrais quand même pas m'énerver, n'est-ce pas ?

— Montrez-vous, espèce de lâche.

Toutes les chandelles s'allument en même temps. Je découvre avec horreur que la femme du Mal est juste devant moi, à quelques centimètres, et me toise comme un félin fixe sa proie. Je sens Adrian reculer dans mon dos, s'éloignant comme il le peut de son pire cauchemar.

— T-t-t, ce n'est pas une manière de parler, dit Obscurité sans rigoler du tout.

— Rendez-nous Milène.

— Je suis épatée de la façon dont tu n'apprends aucunement de tes erreurs. Pas si vite, joli dragon, intervient-elle en voyant mon prince tenter de s'éclipser, complètement terrorisé.

Ce dernier se fige, à quelques mètres à peine des portes défoncées où les gardes nous toisent avec des yeux comme des soucoupes. Ils ne devaient pas s'attendre à voir une pure déesse maléfique et ailée dans la chambre de leur souverain défunt.

— Oh, des témoins ! s'écrie Obscurité.

Elle lève le bras, et aussitôt, la gorge de chaque garde se fend d'un trait rouge. Le sang se met à gicler en même temps qu'ils s'effondrent dans un bruit étouffé. Le tapis rouge qui orne le couloir se colore d'une tache noire, et je suis incapable de détacher mes yeux de la scène macabre. Tout est allé si vite.

— Oh, des cadavres ! ironise la prêtresse du Mal sur le même ton.

— Vous êtes un monstre, dit Adrian, partagée entre l'effroi et la colère.

— Tout comme toi, mon beau dragon. Maintenant vous allez vous taire et m'écouter, et...

Elle s'interrompt et baisse le regard sur son buste. Un couteau y est planté, droit là où aurait dû se trouver son coeur. Mes mains tremblent, ma respiration s'affole, et je recule de quelques pas, sans tout à fait comprendre ce que je viens de faire. Une perle de sang s'échappe de cette plaie, une seule, et se perd sur la peau presque entièrement découverte d'Obscurité.

Elle retire le couteau de sa poitrine et sourit.

— Est-ce que c'était supposé faire mal ?

Son rictus me glace avec une violence inouïe. Il n'est ni joyeux, et encore moins narquois – il est fait de pure haine. Ses ailes se mettent à frémir dans son dos, en attente de pouvoir me lacérer, moi aussi. Par pur instinct, je fais un pas en arrière, à mon plus grand regret.

— Effrayée, idiote ? Tu devrais... Mais dis-moi, est-ce que tu t'attendais sérieusement à me tuer avec cette dague ridicule ?

Elle porte le couteau à ses lèvres et le lèche de toute sa longueur, l'essuyant du sang qui le recouvre. Un frisson d'horreur me fait claquer des dents, et je dois user de toutes mes forces pour ne pas m'enfuir à toutes jambes.

— Tu ne peux pas t'enfuir... tu ne peux plus t'enfuir.

— Rendez-nous Milène.

— Sinon quoi ? Que vas-tu faire ? Ma chère sœur n'est pas assez puissante pour venir jusqu'ici, la pauvre. Elle est coincée à son point d'ancrage. À moins que tu ne me tires jusqu'en haut de cette tour, évidemment...

— Je n'ai pas besoin de Clarté pour vous affronter, dis-je en essuyant mon visage où coulent des larmes nerveuses.

Obscurité part d'un grand rire dénué d'enthousiasme. Adrian murmure des phrases sans queues ni têtes, où les mots « danger » et « trop faible » se détachent par moment. Je suis en danger, et je suis trop faible. Mais je suis aussi très en colère.

— Sombre bécasse, la fureur ne t'aidera pas, ricane-t-elle en lisant mes pensées. Tu ne peux rien contre moi...

— Rendez-nous Milène ou je vous ferai découvrir ce qu'est le regret.

— J'ai hâte de voir ça...

D'un même mouvement, nous levons toutes les deux nos mains et envoyons une charge impressionnante de magie. Un éclat bleu et aveuglant jaillit de mes mains, et vient frapper contre celui noir d'Obscurité dans un bruit de tonnerre assourdissant. Mes bras reçoivent le choc comme si je venais de me rattraper d'une longue chute, et je me rends compte que je suis moins, beaucoup moins puissante que cette femme de malheur – mais je suis déterminée à retrouver Milène saine et sauve.

Obscurité veut s'en prendre à ceux que j'aime ? Et bien elle va découvrir que l'amour peut être bien plus fort que la vengeance.

Quelqu'un hurle. Je crois que c'est moi. La magie dans mes bras faiblit, mes muscles tremblent, et je peine à tenir debout. C'est douloureux, Dieu que c'est douloureux ! Jamais je n'ai eu aussi de mal de toute ma vie.

Obscurité redouble d'effort, et ses tentacules poisseux gagnent du terrain. La sueur se mêle à mes larmes, les sanglots entrecoupent mes cris. Mais je suis focalisée sur la lumière qui jaillit d'entre mes doigts, comme une cascade endiablée qui cogne l'énergie maléfique dans un bruit étrange à entendre. Un orage sans nuages – un éboulement sans pierres.

Un mugissement animal s'élève derrière moi. Je n'ai pas besoin de me retourner pour comprendre qu'Adrian s'est transformé : mais dans quel camp va-t-il se battre ? Sera-t-il assez fort pour résister à l'appel de son élément, ou va-t-il, lui aussi, s'acharner sur moi ? J'espère de toutes mes forces que ce ne sera pas la dernière option, sinon je suis perdue. Je peux fuir devant la menace de celui que j'aime – mais je ne pourrai pas l'affronter.

— Brûle-la ! Brûle-la ! hurle Obscurité.

— Transforme-toi.

Par-dessus le vacarme de cette lutte, les paroles de Clarté parviennent à se faufiler dans mon esprit. J'obéis sans réfléchir, déployant une énergie incommensurable pour ne pas fléchir alors que mon corps se métamorphose. Cet élan de magie me permet, pendant un instant, de repousser la magie d'Obscurité. Je ne tiendrai pas longtemps, ce n'est plus qu'une question de secondes. Que fait donc Adrian ? Et que diable est-il arrivé à Milène ?

— Brûle-la, espèce d'empoté ! QU'ATTENDS-TU POUR M'OBÉIR ? beugle Obscurité en voyant qu'elle perd du terrain.

Des flammes surgissent dans mon dos, et pendant un instant, la peur m'affole au point d'avoir les genoux qui tressautent. Mais je découvre que ce feu ne me brûle pas – au contraire, il me vivifie, me caresse le corps avec une douceur étonnante, sans dégager aucune chaleur. Ce surplus de puissance amplifie ma magie de plus belle, touchant presque les doigts tendus de mon adversaire.

— TUE-LA ! TUE...

Obscurité ne finit pas sa phrase. La lumière bleue frôle sa peau, et en une fraction de seconde, tout s'éteint. Tout s'arrête. Le temps se suspend, le son se coupe d'un coup, comme si mes tympans venaient de mourir. L'ombre malsaine du Mal s'évapore dans l'air, tandis que ma magie se perd quelque part devant moi. Je vacille, la vue trouble et fixe, avant de comprendre qu'Obscurité s'est enfuie. Elle est partie, tout simplement, comprenant que j'étais en train de gagner. La lâche.

Le feu s'éteint, ne subsistant que quelques flammes insignifiantes sur le tapis à mes pieds, le rongeant de cendres et de braises. Le halo bleu se dissipe, laissant de nouveau place à l'opacité oppressante de la pièce, et l'hébétude me paralyse.

Une masse est recroquevillée là où Obscurité se tenait il y a à peine quelques instants. Je cligne des yeux, tentant de remettre mon cerveau en état de marche – et finalement, c'est quand un gémissement s'élève que j'ai le déclic.

Je m'approche et discerne avec peine les cheveux blonds de Milène. Elle geint de nouveau, un râle de douleur, un sanglot qui me fend le coeur et les entrailles.

— Milène...

Je m'écroule devant elle, cognant mes genoux par terre, vidée de toutes mes forces. Mes paupières sont lourdes et me paraissent ensablées tant elles m'écorchent les yeux. J'ai réussi. J'ai tenu tête à Obscurité. Pour combien de temps ? Trop peu, sûrement. Mais j'ai survécu.

— Milène, tu m'entends ?

— Ciel...

Sa voix est faible, bien trop faible – la mienne aussi. J'ai envie de m'effondrer, de tout oublier, mais je serre les poings.

— Où es-tu blessée ? je demande en grinçant des dents, ignorant ma propre douleur.

— Mon... Mon visage... Ça brûle...

— Je ne vois rien, il fait trop sombre.

Une silhouette se matérialise à mes côtés, furtive, et pendant un instant, j'ai l'impression qu'Obscurité est revenue à la charge, me faisant croire que je m'étais échappée.

Mais ce n'est qu'Adrian. Son odeur, de patchouli et de gingembre, et aussi prêtée de celle de roussi, et il dégage un aura fermé qui me fait peur.

— Ça va ? me demande-t-il.

— Aide-moi à la porter hors d'ici.

— Réponds-moi. Est-ce que je t'ai blessée ?

J'ouvre la bouche, mais rien ne sort. Il a donc vraiment tenté de me brûler ? De me tuer ? Mais alors pourquoi ses crachas de flammes m'ont-ils épargnée ?

— Non, dis-je finalement. Au contraire. C'était vitalisant.

Il lâche un long soupir, yeux fermés, me laissant de plus en plus dans l'incompréhension. Qu'a-t-il donc essayé de faire ?

— J'ai désobéi à Obscurité, élude-t-il enfin. J'ai fait semblant de t'attaquer en essayant de t'aider. J'ai eu peur d'avoir échoué, et de t'avoir réellement brûlée.

— Tu as... mais comment ?...

— Je ne sais pas. J'ai entendu la voix de Clarté dans ma tête. C'est elle qui m'a... elle m'a guidé.

Il se tait, à court de mots, ce que je comprends très bien. C'est toujours difficile de décrire ce qu'on ressent lorsque c'est un élément qui parle à travers vous.

— Il faut qu'on sorte Milène d'ici, elle est blessée.

— Prends ses pieds. On va la soulever ensemble.

Malgré notre fatigue, malgré nos blessures, nous parvenons à tirer notre amie hors de cette chambre de malheur où déjà trois morts gisent. Nous enjambons les deux gardes baignant dans une mare poisseuse, yeux grands ouvert, fixant le plafond d'un regard vide, et traînons Milène jusque dans le couloir où une dizaine de sentinelles se sont agglutinées, paniquées. Nous fendons la foule sans un mot, le visage inexpressif, traversant la masse d'hommes qui semblent vouloir nous aider. Des mains me touchent, soulèvent Milène, des voix me parlent, mais je les ignore. Des gens crient au médecin, au mort, au blessé – mais personne ne comprend véritablement ce qui s'est passé. Personne n'a vu Obscurité, ils ont seulement entendu cet étrange tonnerre inexpliqué, et peut-être vu une lumière aveuglante s'échapper des portes brisées.

À force, les hommes qui nous entourent finissent par prendre Milène et l'emmener d'urgence au docteur. D'autres veulent nous y porter, ce que je refuse catégoriquement. Je n'ai pas besoin de médecine – j'ai besoin de savoir mes proches en sécurité.

Où est Yanos ? Que fait-il ? Est-il en danger ? Bien sûr, qu'il l'est. Il est sûrement la prochaine proie d'Obscurité. Comment le protéger ? Est-ce que je serai capable d'affronter l'élément du Mal de nouveau ?

— Adrian...

Je titube, et suis rattrapée de justesse par des bras inconnus. C'est trop, beaucoup trop : mon corps me lâche et tombe dans l'inconscience, englouti par les ténèbres que je redoute tant.

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