69. Son point d'ancrage

Prudemment, Adrian s'avance vers moi, comme s'il avait peur de m'approcher. Alors nous en sommes arrivés là ? À se redouter l'un l'autre, à redouter d'être possédés à tout instant ?

— S'il te plaît, Adrian, ne me fuis pas..., murmuré-je d'une voix brisée.

De deux grandes enjambées, il comble l'espace entre nous et me prend dans ses bras. Je lui rends son étreinte en inspirant à fond, m'imprégnant de son odeur que j'aime tant, et dont aujourd'hui j'ai besoin plus que tout.

— Je t'aime tellement, Ciel, tu ne peux même pas savoir à quel point je suis amoureux de toi... J'ai peur de te perdre...

— Tu ne me perdras pas, jamais.

— J'ai tellement peur...

Il niche son visage dans mon épaule et tente de retenir ses sanglots. Je lui frotte le dos, l'attirant contre moi, et réfrénant mes propres larmes.

— J'ai envie de toi... J'ai besoin de toi...

Les mots d'Adrian se perdent sur ma peau, y déversant une chaleur qui fait frissonner mes nerfs. J'ai envie de lui dire que moi aussi, j'ai besoin de lui, mais il ne m'en laisse pas le loisir. Ses lèvres sont déjà sur les miennes. C'est salé, c'est précipité, mais c'est le baiser le plus bouleversant qu'il ne m'ait jamais donné. Quelque part, il me donne l'impression que c'est aussi le dernier.

Non ! Hors de question. J'attire Adrian encore plus contre moi, refusant de le quitter. Quoi qu'Obscurité fasse, quoi qu'elle manigance, cette étreinte ne sera pas la dernière.

Adrian a peut-être perçu mon empressement, ou est-ce lui qui ressent la même sensation que moi, mais il nous pousse jusqu'à son lit où il nous fait basculer. Son corps vient peser sur le mien, mais il n'est pas lourd. Je tente de le rattraper lorsqu'il éloigne nos lèvres, mais il se redresse quand même, s'asseyant sur mes hanches.

— Si nous étions déjà mariés, je t'aurais fait l'amour, là, tout de suite.

Sa voix est plus grave qu'à l'accoutumée, sûrement à cause de ses larmes – mais aussi de son désir. Je dois avouer que dans mon for intérieur, moi aussi, j'en ai envie, mais s'il faut attendre, alors j'attendrai.

Mieux vaut tard que jamais.

— Que comptes-tu me faire, alors ?

— Je ne suis pas sûr de connaître le nom exact, mais de toute façon, tu verras bien...

Il se penche de nouveau sur moi, mais c'est pour passer ses mains dans mon dos, cherchant les nœuds de ma robe. Je me cambre pour l'aider, et finalement, il parvient à desserrer mon habit suffisamment pour le retirer. Avec une lenteur calculée, qui me provoque un mélange de frustration et d'avidité, il me retire ma robe, prenant un malin plaisir à caresser ma peau par la même occasion. Le tissu doux et sa peau chaude, le tout sous le regard brûlant d'Adrian... Je n'ai jamais autant perdu mes moyens. Je crois que je parle, que je chuchote quelque chose, mais je ne sais pas quoi. Adrian me répond. Qu'a-t-il dit ? Je crois que ça parlait du repas, et du temps que nous avions devant nous, mais je ne suis pas sûre. Bon Dieu, est-ce normal d'avoir aussi chaud alors que je suis nue ?

Je perds la notion des secondes, des minutes, et même des jours. Et je suis bien incapable de décrire ce que nous avons fait – même si, sur le moment, je n'avais jamais eu aussi conscience de mon corps, du sien, de notre contact. Mais c'était intense. Parfait.

Comment diable est-ce arrivé ?

•⚔︎•

Trois jours ont passé. Trois longs et pénibles jours, entrecoupés de quelques crises de la part d'Adrian, qui se résumaient à des regards assassins inexpliqués et des remarques blessantes – mais il ne manquait jamais de se répandre en excuses à chaque fois où ces pulsions le prenaient. Obscurité semble s'être calmée : en tout cas, elle ne s'est pas particulièrement manifestée. L'état du roi empire de plus en plus vite, et sa vie ne tient, je le crains, plus qu'à quelques maigres heures. Julien s'est enfermé dans la bibliothèque et n'en ressort plus – il est persuadé de tenir une piste concernant les prophéties, et n'est pas prêt de la lâcher.

Entre-temps, j'ai demandé à Yanos à suivre des cours particuliers pour apprendre à manier les armes. Parce que, inexplicablement, je sens que je vais devoir me battre prochainement – et cette sensation est loin de me réjouir. Comme si un combat, un véritable combat mortel, m'attendait au bout de cette furieuse aventure après notre survie.

— Mademoiselle ?

— Hein ?

Je suis tirée de mes pensées par une voix inconnue et une petite tape sur l'épaule. Je me retourne pour croiser deux yeux globuleux et injectés, qui me font brièvement penser à une mouche ou un quelconque insecte repoussant. J'ai un mouvement de recul, et m'aperçois que je suis face à un garde royal, sa veste bleue et son insigne doré ne trompant pas.

— Mademoiselle Hyrill ? répète-t-il, découvrant une haleine chargée d'alcool.

— C'est moi. Que faites-vous ici ? Les hommes ne sont pas autorisés à rentrer au boudoir...

— C'est de la plus grande urgence, il faut que vous veniez. C'est à propos de – beurp – sa Majesté le roi.

Je me retiens de me pincer le nez alors qu'il me rote à la figure. Qui a bien pu envoyer quelqu'un de si malotru pour venir me chercher ? Ça devient de l'agression à l'hygiène élémentaire et le respect de base.

— J'arrive. Accordez-moi une seconde.

— C'est très pr... pressé, mademoiselle.

— Et bien vous attendrez un instant, espèce de mufle, sifflé-je en lui décochant une œillade à faire trembler un mort.

Il rentre sa tête dans ses épaules et semble bredouiller des excuses que je n'écoute pas. Je pose ma broderie sur la table devant moi, ayant tout récemment appris à me servir des aiguilles, fils et cercles, et me lève pour aller voir Milène, qui est totalement absorbée dans son propre ouvrage.

— Milène ? Viens vite, notre seigneur le roi nous demande. On doit se grouiller.

— Mademoiselle, c'est seulement vous, bafoue le garde derrière nous en écorchant ses mots.

— Vous, l'espèce de poivrot déguisé en bleu, vous n'avez pas intérêt à ouvrir la bouche de nouveau si vous n'avez rien de crucial à dire, c'est clair ?

Milène semble partagée entre un sourire et une grimace. Nous nous hâtons de quitter le boudoir, sous le regard médusé des quelques bourgeoises coiffées de hautes perruques qui m'ont entendue crier. Sans hésiter, nous courons à travers les couloirs, accompagnées du souffle difficile de l'ivrogne et du claquement de nos insupportables talonnettes – je savais que ces chaussures étaient une mauvaise idée.

Les hommes postés le long de chaque porte menant à la chambre royale nous laissent entrer sans poser de question, à ma grande surprise. D'habitude, ils s'assurent au moins de nos intentions, ou de notre identité, si nous ne sommes pas accompagnées d'Adrian. Je retiens un sourire en voyant qu'ils refusent l'accès au garde venu nous chercher, préférant ne pas perdre mon temps alors que des choses plus graves nous attendent.

C'est dans un grand fracas de portes que nous faisons notre apparition, les cheveux emmêlés et les joues rouges. Je remarque immédiatement que quelque chose cloche – la dizaine de doctoresses et infirmières habituellement présente manque aujourd'hui à l'appel. L'ambiance est tamisée, sertie d'ombres et de chandelles vacillantes, comme si elle voulait camoufler une atroce vérité.

Une frisson froid me fait claquer des dents. Non, non, pas encore ! Pas déjà ! C'est si tôt, trop tôt. Je ne veux pas découvrir ce que je redoute, je ne veux pas voir de nouveau les joues creuses de mon Roi.

— Ciel ? C'est toi ?

La voix d'Adrian m'appelle avec un tel désespoir que j'en sursaute. Sa silhouette se découpe de l'ombre, près du chevet de notre souverain, assise sur le rebord du lit. Je m'approche, suivie par Milène, sentant comme un grand vide glacé au niveau de ma poitrine qui me soulève les entrailles.

— Adrian...

— Qu'est-ce qui se passe ? demande Milène.

Oh, mais elle sait parfaitement ce qui se passe, elle le ressent autant que moi. Mais elle a besoin, besoin d'être sûre, besoin de l'entendre – même si nous le redoutons autant l'une que l'autre.

— Il... Il... Il...

Adrian bégaie mais n'arrive pas à terminer sa phrase. Je retiens mon souffle ; il faut qu'il le dise.

— Il est...

Il l'est.

— Il est mort...

Un silence s'abat dans la chambre, comme si nous espérions entendre la faible respiration du roi. Mais il n'y a rien : il fait froid, il fait noir, et la mort flotte dans l'air, si présente que j'ai l'impression de sentir sa caresse sur ma peau. Je me rends compte que je suis arrivée auprès de mon prince et que j'ai posé une main sur sa joue – que dois-je dire ? Que dois-je faire ? Comment sommes-nous censé réagir face à une terrible réalité, une injuste mort ? Quels sont les bons mots ?

Je ne sais pas quoi faire, alors je chuchote la seule phrase qui me vient à l'esprit :

— Un pas en avant, deux pas en arrière...

Il ne répond pas – qu'y a-t-il à répondre ? Je caresse sa pommette, sa mâchoire, son menton, retenant mes yeux de se poser sur la masse inerte et recouverte de draps à côté de nous.

— Je suis désolée. 

— C'est tellement injuste..., murmure Adrian en laissant sa tête reposer dans ma main, paupières closes.

— Sachez que... que je partage votre peine, dit Milène en baissant le nez vers le sol. Toutes mes condoléances.

— Ciel, s'il te plaît, fais-moi sortir d'ici...

Je suis tétanisée. Je n'y arrive pas, moi non plus. Je dois être courageuse, mais je suis si faible...

— S'il te plaît..., couine-t-il en se mordant les lèvres jusqu'au sang.

Une seconde. Deux secondes. Trois secondes. Je creuse dans les tréfonds de mes émotions pour y extraire le peu de sang-froid que j'arrive encore à ressentir. Je prends sur moi. Encore, encore plus. J'attrape ses mains et le tire vers moi, ne sachant pas si c'est moi que je sauve ou si c'est lui. Milène reste, elle s'approche, elle doit le voir – contrairement à nous qui ne pouvons pas supporter de l'imaginer. Lentement, nous quittons cet endroit de malheur, les doigts noués, la gorge serrée.

L'air ne paraît irrespirable. Comme si je ne le méritais pas, pas en présence d'un défunt. C'est à lui qu'il aurait dû revenir, pas à moi. La main d'Adrian est moite contre la mienne, mais sa peau est si pâle qu'elle semble faite de glace. Il vient de perdre son père, son dernier parent, son seul modèle – et il n'a absolument rien pu faire pour le sauver.

Impuissance. Douleur. Engourdissement. J'essaye de me ressaisir, pour lui, pour cet homme devant moi qui a besoin de quelque chose sur lequel se rattacher. Je dois être ce point d'ancrage ; je veux être ce point d'ancrage. Il a besoin de moi, et c'est le moment d'en être à la hauteur. Je n'ai rien à prouver, mais je veux l'aider, il faut que je l'aide.

— Ses mains étaient noires...

— Pardon ?

— Ses mains. Les mains de mon père... elles étaient noires.

— Noires ? Mais alors...

Je m'interromps avec une brutalité déconcertante. Je viens de comprendre – de tout comprendre. C'est si évident, si simple ! J'aurais dû le deviner tellement plus tôt.

Ce n'est pas la maladie qui a tué Arthur Michael. Ni même la magie.

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