68. L'ombre et ses promesses
— Bon, maintenant, la question est : que va-t-on faire pour empêcher Obscurité de zigouiller Ciel ?
— Si on avait la réponse, on ne serait pas là, Ophiucus...
— Comment se fait-il que son pouvoir grandisse ? Je veux dire, comment fait-elle ? questionne Yanos.
— Elle a bu de mon sang, marmonne Adrian.
— Pardon ?
— Elle a bu de mon sang, répète-t-il plus fort.
Un silence lourd s'abat sur notre comité. Les autres digèrent la nouvelle, tandis que je jette un coup d'œil au cou de mon prince, qui a caché sa morsure d'un col habile.
— Le sang la rend plus forte, car c'est notre essence de vie, c'est notre vitalité, notre force. C'est notre humanité ; c'est ce qu'elle n'a pas.
— Sale succube suceuse d'hémoglobines..., gronde Ophiucus en retroussant les lèvres.
— Donc c'est en prenant la vie que ses pouvoirs s'accroissent ? Ce qui veut dire que si elle tuait un humain en le vidant de son sang...
— Nous serions perdus, terminé-je.
— Génial. Rappelez-moi pourquoi j'ai accepté de vous suivre ? ironise l'Alpha.
— Ce n'est plus le moment des regrets, Ophiucus. Ce qu'il nous faut, maintenant, c'est trouver un moyen de stopper ou d'affaiblir Obscurité avant qu'elle ne tue l'un d'entre nous. À commencer par couper les ponts avec toute source d'énergie qu'elle pourrait recueillir.
Je lance un regard appuyé à Adrian, qui me répond en faisant une grimace du genre « J'y peux rien, là-dedans », ce qui n'est ni vrai ni faux. Au moment où je m'apprête à ouvrir la bouche, Ophiucus me devance :
— À quelle heure les repas sont-ils servis ?
— Sérieusement, quel lien est-ce que ç'a avec...
— Aucun. J'ai juste faim.
Du coin de l'œil, j'aperçois Milène se pincer le nez, puis j'entends Yanos produire une râle exaspéré. Moi-même je ferme les yeux une seconde, deux secondes, le temps de reprendre mon calme et être sûre que je ne vais pas me mettre à crier comme une furie.
— Normalement, le prochain est dans moins d'une heure, consent à répondre Adrian.
— Bien. Bon, pour résumer : ne pas approcher Obscurité, ne pas la laisser nous siroter le sang, empêcher les autres de se faire siroter le sang, le temps de décrypter la prophétie pour ramener la magie.
— Les prophéties, corrigé-je.
— Bref, de toute façon, ça ne me concerne plus. (Il se mord la lèvre un instant.) Ça me paraît faisable, non ?
— Plus facile à dire qu'à faire, je dirais.
— Juste, Yanos, mais rappelle-toi quand même que nous sommes une équipe de trente-deux loups-garous, de deux mages, deux dragons, dont l'un qui va bientôt être roi et l'autre qui est l'élue des légendes, et que nous avons de notre côté Clarté. On devrait pouvoir résister à un élément au moins un petit bout de temps, à défaut de le neutraliser.
— J'espère que vous êtes motivés à survivre, murmure Frey.
•⚔︎•
Nous quittons la chambre d'Ophiucus, que nous occupions jusque-là. Seul Frey reste, prétextant quelque chose que je n'ai pas écouté au sujet de la pleine lune. À mon avis, ça a plutôt un rapport avec ce qu'il lui a murmuré à l'oreille plus tôt, et je ne suis pas certaine de vouloir en connaître la nature exacte.
Je m'approche d'Adrian et pose ma main sur son bras, voyant son visage troublé et dénué d'émotions.
— Tu veux que nous allions aux jardins ? Pour nous changer les idées ?
— Non.
Sa voix est froide, sèche et apathique. Tout ce qui ne lui ressemble pas. Mes sourcils se froncent d'eux-mêmes, et je coupe notre contact comme s'il m'avait brûlée.
— Qu'est-ce que tu as ?
— Rien. Je ne veux juste pas aller aux jardins, répond-il de ce ton toujours aussi désagréable.
— À la bibliothèque, alors ? Nous pourrions...
— Je ne veux pas rester avec toi ! rugit-il en me repoussant de toutes ses forces.
Je titube en arrière et chute, me rattrapant sur mes poignets avec maladresse. Mais plus encore, je suis choquée de son attitude : qu'ai-je bien pu faire pour qu'il se mette dans pareil état ?
Lorsque je croise son regard, je comprends que ce n'est pas moi le problème – c'est Obscurité. Ses yeux, d'ordinaire d'un noir d'encre comme la nuit et pétillants d'une lueur dense, sont désormais creux et abyssaux. Effrayants. J'en oublie la douleur dans mon corps, clouée par la peur que m'inspirent ces iris teintés de rage.
Adrian me fait peur. Obscurité me fait peur.
— Votre Altesse ? s'exclame Yanos en accourant vers nous.
Il ne dit rien. Il continue de me dévisager, avec ce mélange de haine et de néant qui pourrait glacer des braises rougeoyantes. Milène s'approche, elle aussi, mais je n'y prête pas attention. Mes sens sont focalisés sur l'homme en face de moi. Et dans mon cerveau, une alarme hurle qu'il est une menace.
Puis soudain, plus rien. Ce masque impénétrable et dangereux disparaît de la même manière qu'il est arrivé – sans crier gare. Lentement, mes muscles se détendent et se remettent en état de marche, et Adrian cligne des yeux comme s'il se réveillait d'une longue nuit.
— Qu'est-ce que... Ciel... Que...
Il regarde Yanos, qui semble chercher ses mots, puis se tourne de nouveau vers moi.
— Oh non, Ciel, je suis tellement désolé ! dit-il en se baissant pour m'aider à me relever. C'est... C'est...
— C'est Obscurité, finis-je à sa place. Je sais.
— Je ne voulais pas...
— Bien sûr que tu ne voulais pas, ne t'inquiète pas, je vais bien.
En réalité, un nœud me tort le ventre et m'élance par spasmes. L'adrénaline qui s'est enclenchée dans mes nerfs continue de courir, et il me faut toutes les peines du monde pour ne pas m'échapper de l'étreinte d'Adrian qui tente de me réconforter. Comme un oiseau en cage. Un lion emprisonné. J'ai besoin de courir, j'ai besoin de hurler, mais à la place, je placarde un sourire sur mon visage et assure mon prince que je ne lui en veux pas. En réalité, je suis encore morte de frousse.
— Nous devons vraiment arrêter Obscurité... chuchote Milène en venant me frotter le dos. Elle a déjà trop d'emprise sur nous.
— Elle a de l'emprise sur moi, mais peut-être êtes-vous épargnés, dit Adrian.
— Oui... Mais pour combien de temps ?
Personne ne répond à ma question – de doute façon, je n'en attendais pas. Milène et Yanos nous saluent simplement, évoquant que nous nous reverrons tous au repas, puis s'en vont dans la direction opposée de la notre.
Adrian a gardé sa main sur le creux de mon dos, plus pour avoir un contact que pour me guider, et me dit que nous n'avons qu'à aller dans sa chambre qui n'est pas loin en attendant d'aller manger. Ce sont les seuls mots que nous échangeons de tout le trajet. De toute façon, ni l'un ni l'autre n'a vraiment envie de ressasser ce qui vient de se passer – le déni est tellement plus facile que d'affronter la réalité.
Il fait un signe de tête aux deux gardes qui sont postés devant les portes et, immédiatement, ceux-ci les déverrouillent en parfaite synchronisation. Nous nous engouffrons dans l'immense chambre en silence, un silence presque douloureux et insoutenable qui me donne la chair de poule. Adrian déboutonne le haut de sa chemise, comme s'il avait bien trop chaud, et je profite du calme pour détailler ses appartements.
Tout est dans des tons dorés et bleus, assez doux, qui confèrent une atmosphère calme et qui donne le sentiment d'être chez soi. Du coin de l'œil, j'observe mon amoureux sortir quelque chose d'un placard – une bouteille, je crois – et le bruit d'un liquide qu'on verse vient confirmer mes suppositions.
— Tu as soif ?
— Non, merci.
Il se retourne dans ma direction, s'appuyant sur le rebord du meuble et portant son verre à ses lèvres. Je ne sais pas exactement ce que c'est, mais je devine à la couleur que c'est de l'alcool.
Après s'être humecté les lèvres, il prend enfin la parole, grimaçant comme ces mots lui étaient arrachés de la gorge :
— Si un... incident comme celui-ci se réitère, nous devrons prendre nos distances.
— Pardon ?
— Si je redeviens violent envers toi, nous devrons nous séparer. Nous éloigner pour quelques temps.
— Il en est absolument hors de question.
Il soupire bruyamment, et baisse la tête quelques secondes. Reposant son verre, il s'approche de moi sans se presser.
— Écoute, moi non plus je ne...
— Non, c'est toi qui va m'écouter, le coupé-je sans maîtriser ma voix. Nous n'allons pas nous séparer, tant bien même Obscurité prenne le contrôle de tes pulsions. Tu as besoin de moi, tu m'entends ? Et je peux me défendre. Clarté est avec moi, et je suis tout aussi puissante, sinon plus, que toi. Arrête donc de me voir comme une gamine fragile. Adrian, je suis l'élue... Je ne devrais pas avoir peur de toi.
— Mets-toi à ma place deux secondes. Si tu...
— Je comprends ton point de vue, l'interromps-je à nouveau. Tu as peur de me blesser, et cætera. Mais à ton tour de comprendre le mien : je peux me protéger. Nous allons avoir une période difficile, je le sens, et la seule manière de la surmonter et de nous unir, pas de se mettre à craindre l'autre. Et dans le pire des cas, tu ne me tueras pas – Obscurité voudra certainement le faire elle-même.
— Tu ne vas quand même pas la laisser faire !
— Bien sûr que non. Mais je sais, j'en suis même certaine, que prendre nos distances serait la pire des décisions.
Il s'arrête dans son chemin et me dévisage comme si j'avais dit la plus grosse aberration du siècle. Il a l'air partagé entre l'envie de me prendre dans ses bras et celle de me secouer comme un prunier pour me faire changer d'avis.
— Promets-moi que...
— Adrian...
— Laisse-moi parler, ordonne-t-il.
Je referme ma bouche et prends sur moi pour l'écouter – après tout, je ne l'ai pas vraiment laissé s'exprimer et ai répandu mon indignation par-dessus sa propre voix.
— Promets-moi que si un jour je te demande de m'abandonner, ou de fuir, tu le feras.
— Pourquoi ? Tu...
— Laisse-moi finir ! Si un jour je sens que je pourrais te nuire, réellement te nuire, et que je te demande de fuir, promets-moi que tu le feras. Que tu me laisseras et que tu ne feras pas ta tête de mule comme tu sais si bien le faire.
Pendant un instant, j'imagine la scène – Adrian, les yeux fous et possédé de la rage d'Obscurité, en train de me hurler de courir, ses ailes découpant l'air comme des couteaux d'acier. Un frisson parcourt ma colonne et je ferme les yeux un bref instant. En serais-je capable ? Pourrais-je seulement quitter l'homme que j'aime pour ma propre sécurité ? Arriverais-je à ignorer sa douleur pour me préserver de la mienne ?
— Je te le promets, dis-je d'un timbre brisé mais sincère.
Et Dieu sait que je déteste trahir mes promesses.
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