66. Jouons à cache-cache...

— Laisse-moi te soigner.

Adrian secoue la tête de dénégation. Ce doit être environ la cinquième fois que je suggère de faire quelque chose pour sa morsure, y voyant de temps à autre du sang s'en échapper – Dieu merci, Obscurité n'a pas planté ses dents droit dans sa jugulaire – et agrandir sans discontinuer la tache déjà inquiétante sur son vêtement.

— Tu devrais au moins changer de chemise. Tu risques de déclencher la panique si quelqu'un te voit te promener ainsi.

— Ciel, s'il te plaît, arrête. Évidemment que je changerai de chemise, je ne suis pas inconscient à ce point.

— Je peux peut-être te prêter une veste ou quelque chose le temps du trajet, histoire de cacher...

— Je t'ai dit d'arrêter !

Mon regard rencontre automatiquement le sien, essayant de comprendre la raison de ses agissements. Est-ce qu'il a peur ? Est-ce qu'il est en colère ? Est-ce qu'il m'en veut ?

— Excuse-moi, soupire-t-il en voyant mon air éberlué. Je suis assez cran, et... et je suis mort de trouille. Obscurité pourrait apparaître n'importe où et nous infliger je ne sais quelle horreur. Je ne veux pas qu'elle s'en prenne à toi...

— Elle ne s'en prendra pas à moi. Enfin, pas encore, je crois.

Je me détourne pour ne pas voir sa réaction, craignant qu'il me fasse regretter mes paroles, et me dirige sans attendre vers mon armoire que j'ouvre en grand. Je me penche pour fouiller dedans, y mettant d'ailleurs un bazar pas possible – Fantine va sans aucun doute me rouspéter après – à la recherche de quelque chose d'assez grand pour aller à mon prince.

— Je crois que... Oui, c'est ça... Regarde, j'ai un grand châle noir qui pourrait faire l'affaire.

— Merci, mon ange.

Je me retourne à peine qu'Adrian est déjà dans mon dos, et me prend doucement le tissu d'entre les mains. Il s'incline pour déposer un baiser sur mes lèvres, qui en moins d'une seconde m'enflamme le corps et fait gonfler mon cœur d'une drôle de sensation. Agréable, mais inhabituelle.

L'atmosphère bascule aussitôt. Sans que je comprenne exactement comment, je me retrouve coincée entre le mur et le torse brûlant de mon compagnon, sa bouche dévorant la mienne comme si sa vie en dépendait. Il est si effréné et si fougueux que nos dents s'entrechoquent, c'est à la fois maladroit mais aussi très touchant. J'ai la sensation de m'être transformée en un bûcher, consumée et consommée par la langue qui s'amuse sur la mienne. Bon sang, est-ce normal d'être aussi envoûtant ? Ou est-ce moi qui suis totalement et constamment à sa merci ?

La boule dans mon ventre due à la maladie s'est entièrement effacée pour ne laisser place qu'à Adrian. J'ai l'impression que mes veines pulsent en rythme avec les siennes, et scandent son nom interminablement. Adrian, Adrian, Adrian. Boum, boum, boum.

Je ne sais pas comment il fait pour me séduire aussi facilement – certains diront peut-être l'amour, et d'autre l'aveuglement, mais au fond je n'ai que faire de leurs jugements. Je suis tellement bien, là, entre ses bras, entre ses lèvres, que le temps semble se suspendre, comme s'il m'offrait le privilège de savourer encore plus longtemps l'instant. C'est incroyable.

Un grognement rauque s'échappe de la gorge de mon prince, ce qui nous fait tous deux sourire l'un contre l'autre. J'essaye de reprendre ma respiration, malgré son assaut délicieux qui me prive d'oxygène, et qui nous oblige à nous détacher au bout d'un moment, pantelants. Je n'ai pas tout à fait saisi ce qui vient de se passer ; tout ce que je sais, c'est que j'ai adoré.

Lorsque je vois les coins de ses lèvres se relever et ses yeux se plisser pour m'offrir un sourire merveilleusement heureux, je sens comme une fissure en moi. Son rictus vient s'implanter droit dans mon âme, et s'inscrire en moi d'une façon presque indécente. Il bouleverse chacune de mes pensées et électrifie chacun de mes nerfs. La pièce autour de nous se met à tourner, tourner, tourner... ou peut-être est-ce nous ?

— Le châle, dit-il en se raclant la gorge, les pommettes adorablement rouges. Il faut que je mette le châle.

Il se recule doucement comme s'il venait tout juste de se rendre compte de ce qu'il vient de se passer, et se baisse pour ramasser le tissu noir qui est tombé sans que je m'en aperçoive.

— Il faudrait que nous allions rejoindre Julien et mon père dans la chambre royale pour discuter de... de tout. Ils ont refusé que nous commencions le récit sans toi, hier soir. Ophiucus et sa meute commencent à s'impatienter, et Yanos suit Milène partout comme si sa vie en dépendait.

— C'est pour ça que tu es passé, cette nuit ?

— Je m'inquiétais. Je suis encore désolé... pour ce qui s'est passé.

Ne disant rien, je réarrange l'habit sombre qu'il a posé sur ses épaules et caresse sa joue pour témoigner de ma rancune absente. Je ne lui en veux pas, c'est certain – comment pourrais-je ? – même si je garde un mauvais souvenir de cette nuit. Et puis Obscurité, qui referme lentement ses longues mains osseuses autour de nous, proférant des menaces et se délectant de notre frayeur, qui a pris le contrôle d'Adrian... Comment fait-elle ? Et que veut-elle faire ?

•⚔︎•

Une fois habillés et présentables autant l'un que l'autre, nous sommes montés jusqu'à la chambre royale ou gît le roi. Les gardes postés de chaque côté de la porte se sont inclinés à notre passage, puis ont ouvert les portes, le visage désespérément fermé. Sans vraiment m'en rendre compte, j'ai agrippé la main d'Adrian, sentant une pointe de stress me monter au ventre.

— Ça va ? me murmure-t-il en passant le seuil.

— Oui.

Allez, Ciel, reprends-toi. Tu es plus forte que ça.

Mes remontrances intérieures ne m'aident qu'à moitié, mais au moins, c'est déjà ça. Nous débouchons sur un autre couloir, où se présentent plusieurs portes, et d'autres gardes. C'est tout de même drôlement compliqué d'accéder aux appartements du roi !

Encore une fois, les sentinelles nous saluent et ouvrent les battants devant nous. Et là, ma bouche s'ouvre d'elle-même.

Je pensais, après avoir vécu un petit moment au château, être habituée à l'or florissant et à la richesse infinie. Mais c'était sans compter sur la pièce royale. Où que je regarde, j'y vois bijoux, pierres précieuses, fourrures, peintures, tableaux, parfums, et bien plus encore. C'est à en perdre la tête. Et, au centre, le lit de mon souverain.

Si je trouvais le mien immense, il me paraît ridicule maintenant. Celui en face de moi, aux teintes rouges, dorées et blanches, est assez grand pour y faire dormir la moitié de la meute d'Ophiucus – peut-être même le groupe entier en se serrant un peu. Plusieurs personnes sont regroupées autour de la couche, et parmi elles, je reconnais les cheveux roux de ma mère.

D'ailleurs, elle aussi m'a vue. Elle m'adresse un petit sourire et un signe de tête, plongeant ses yeux chocolat dans les miens, et je lui rends son regard. Adrian passe son bras dans mon dos pour me guider jusqu'à Julien, assis dans un fauteuil, les nez perdu dans un vieux livre.

— Ah, vous êtes là, les enfants, dit-il en nous voyant nous approcher. Je vous attendais depuis un petit moment. Venez, nous devons parler.

Il claque son ouvrage, qui rend un peu de poussière, et l'abandonne sur l'accoudoir avant de se lever pour nous indiquer une petite porte dans un coin de la pièce. Nous le suivons, et je ne peux m'empêcher de me retourner pour voir ma mère – mes yeux sont attirés d'eux-mêmes.

Nous avons tant à nous dire... Mais ce n'est pas le moment. Pas encore.

Le mage suprême nous emmène dans un petit bureau, à peine éclairé par une chandelle mourante, où trône une imposante table recouverte de paperasse. Le reste de la pièce est plongé dans la pénombre, et je sens mes poils se hérisser sur mes bras. Je n'ai jamais vraiment aimé me retrouver dans le noir – ce qui n'a pas grand-chose d'étonnant, d'un certain point de vue.

— Asseyez-vous, nous ordonne Julien, faisant de même. Je ne vais pas passer par quatre chemins ; malheureusement, sa Majesté le roi va mourir, et ce n'est plus qu'une question de jours. Son état empire, il est au plus mal, et rien ne parvient à le sauver, pas même la magie.

Du coin de l'œil, je vois Adrian, qui vient à peine de s'installer, se raidir. Je suis certaine que sous un meilleur éclairage, nous l'aurions vu blanchir. Moi-même je sens mon visage se refroidir, et ma colonne est parcourue d'une violent frisson.

— Je suis navré, mon prince, terriblement navré. Nous avons tout tenté, tout.

— Pouvons-nous... changer de sujet... s'il vous plaît..., réclame-t-il si bas que je dois retenir ma respiration pour l'entendre.

— Eum... Très bien. Parlons plutôt de votre voyage. Que s'est-il passé ? Vous nous avez quand même ramené une meute de trente loups-garous..

— C'est... passablement long, éludé-je.

— Nous avons tout notre temps.

Je jette un coup d'œil à mon prince. Doucement, je sens sa main chercher la mienne, puis nos doigts se nouer, et nous nous lançons dans notre récit. Nous racontons tout, absolument tout, sans omettre aucun détail. Le serveur qui a tenté de m'assassiner le premier jour, les hommes aux colliers qui voulaient nous faire la peau pour récupérer Yanos, Obscurité et Clarté qui nous ont aidées – enfin, c'est un bien grand mot de la part d'Obscurité – la rencontre avec Ophiucus, le pacte, le village pillé et la page manquante, et la deuxième prophétie. C'est à ce moment-là que Julien nous coupe.

— Une quoi ?

— C'était une deuxième prophétie.

— Vous l'avez gardée ?

— Bien évidemment. Elle est dans mon sac, répond Adrian.

— Vous vous souvenez de ce qui est écrit dessus ?

Des flashs me reviennent en tête. Pour sûr, que je m'en souviens. Je m'en rappelle par cœur, à force de l'avoir lue, relue, et relue, pour tenter d'en saisir le sens – en vain.

— « Mille ans, mille âges
Quand elle retrouvera ces pages
La Magicienne prononcera.

L'astre blanc sera à son apogée
Les dragons devront se révéler
Un seul sang-mêlé coulera.

L'ombre et la lumière ensemble
La nuit où les hommes tremblent
La prophétie s'achèvera.

Le pardon est source de renaissance
La haine n'engendre qu'ignorance
La magie est fruit de sœurs et de foi.

Le véritable Alpha Maître Loup
Régnera devant une meute à genoux
Et devra laisser partir l'élue des choix.

Les erreurs du passé seront incommises
La vie renaîtra là où les méfaits gisent
La magie, pleinement, renaîtra. »

Julien me jette un regard interloqué, et Adrian serre ma main devenue moite un peu plus fort. Le mage en face de nous se gratte la barbe, l'air pensif, puis déclare plus pour lui-même que pour nous :

— Un seul sang-mêlé coulera... Lequel d'entre vous a un sang mêlé ?

— C'est-à-dire, un sang-mêlé ? Mêlé de quoi ? je demande.

— Tes parents sont-ils de la même origine ? Je sais que ta mère est du pays, mais ton père ?

— Il l'est aussi. Ils sont nés dans le même village, ils se connaissent depuis la naissance.

— Peut-être est-ce votre ami le loup-garou, dans ce cas ?

— Non, Ophiucus a le sang le plus pur de ce château. Sa famille pouvait aller jusqu'à l'inceste par peur de trahir leur lignée.

Je grimace malgré moi. Je songe à Yanos ; son père, Argan Brussel, est écrivain, mais sa mère ? Il ne m'en a jamais parlé. Peut-être vient-elle d'un autre pays ?

— Il faudra demander au général Brussel, avise Adrian avant même que je n'ouvre la bouche. Yanos a éventuellement des origines. Il ne parle jamais de sa famille.

— Qui est-ce que ça peut bien être..., marmonné-je entre mes dents.

Mes méninges chauffent et tournent, mais impossible de me souvenir si qui que ce soit a de l'ascendance étrangère. Ça pourrait être n'importe qui de la meute, et qui sait ce qu'indique la prophétie en parlant de sang-mêlé ? C'est une course-poursuite derrière un visage que nous ne connaissons pas, un cache-cache avec l'inconnu. Impossible de savoir. Pourquoi a-t-il fallu que le mage Skymoon soit aussi fervent de mystères ?

— J'étudierai cette prophétie de plus près et la recopierai. Hors de question de la perdre de nouveau, déclare Julien. Nous finirons bien par la décoder. De toute manière... nous n'avons pas le choix.

Oh non. Nous ne l'avons jamais eu.

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