60. Le château

C'est les muscles engourdis et le dos douloureux que je me réveille ce matin. Aujourd'hui, je vais rentrer au château. Nous allons rentrer au château. Je le sens. Je le sais.

— Ciel ? marmonne Adrian, entortillé dans ses draps à mes côtés.

— Je suis là.

— Mon ange...

Il extirpe sa main d'entre les profondeurs de son sommeil et cherche mon corps à tâtons. Je lui attrape doucement les doigts, et vient déposer un baiser sur le dos de sa main.

Exactement comme il a fait, le tout premier jour où je suis arrivée. Je me souviens encore à quel point j'étais troublée de son contact, impressionnée par sa prestance, intimidée par son statut.

Je regarde l'homme à côté de moi et sourit. Désormais, beaucoup de choses ont changé. Mon prince ne me fait plus peur, les frissons qu'il me provoque ne sont plus glacés, et ses yeux n'ont plus cet éclat vide d'autrefois, mais brillent comme deux onyx sous les rayons du soleil.

Le sujet de ma contemplation gigote, grogne et se redresse maladroitement, les cheveux devant le visage et l'air parfaitement hagard.

— Bien dormi ? me demande-t-il d'une voix pâteuse en se frottant la barbe.

— Oui. Et toi ? Tu as la trace de ton oreiller sur la joue, dis-je avec amusement en frôlant ladite marque.

— J'ai rêvé de toi, souffle-t-il avec un sourire joueur.

Je pouffe et vient poser mes lèvres sur son front, écartant ses mèches bouclées, et embrasse sa peau avec toute la douceur dont je suis capable, sentant sa délicieuse odeur masculine titiller mes sens.

— Je reviens dans un instant, lui indiqué-je.

Je me lève et passe rapidement quelques habits sur mon corps, avant d'écarter les pans de la tente pour m'en sortir non sans quelques difficultés.

— Arrête de remuer tes fesses devant moi, entends-je Adrian baragouiner derrière moi.

— Chut ! je siffle pour toute réponse, réprimant un sourire derrière mes joues brûlantes.

L'air frais du matin et l'humidité de la rosée dansent autour de moi. Le soleil est à peine levé, et perce doucement l'étreinte des arbres, conférant une douce atmosphère à notre campement. Je suis parmi les rares réveillés – il faut dire que je suis debout plus tôt qu'à mon habitude.

J'aperçois au loin une silhouette familière, accroupie devant le petit feu mourant, et buvant régulièrement au goulot d'une gourde.

Je m'approche et ébouriffe les cheveux de mon ami, qui relève doucement la tête dans ma direction pour me souhaiter bonjour.

— Salut, Yanos.

— Salut. T'es bien matinale, remarque-t-il pendant que je prends place à ses côtés.

— Et toi, alors ?

Il s'esclaffe et renverse la gourde pour vider le reste de son contenu, puis prends quelques secondes pour choisir ses mots avant de me répondre.

— J'ai préféré laisser Mimi se reposer tranquillement. J'ai tendance à m'agiter dans mon sommeil, et ça la réveille souvent.

— En parlant d'elle..., commencé-je, indécise, me grattant la nuque.

— Je suis au courant, me coupe-t-il. Nous avons parlé, hier soir.

— Et alors ? Enfin, je veux dire... Ça va, entre vous deux ?

— Disons que je lui ai explicitement prouvé qu'il n'y a qu'elle dans mon cœur, répond-il.

Je lui jette un regard en haussant un sourcil, en demande de précisions, mais il ne semble pas enclin à le faire, un sourire joueur sur les lèvres.

— Comment a-t-elle réagi ?

— Elle a accueilli la... nouvelle avec beaucoup de... disons... d'enthousiasme.

Je vois clairement qu'il s'amuse de la situation. Je force mon cerveau à trouver un sens cohérent à ses paroles, mais rien ne me vient à l'esprit. Que cache-t-il donc ?

— Yanos... ?

— Avec beaucoup de soupirs, si tu préfères.

Une seconde passe, et je comprends enfin. Je lâche un « oh ! » assez pitoyable, détourne le regard, et sens la gêne atteindre un pic anormal sur mon visage.

— C'est toi qui a insisté, se défend-il, un sourire clairement audible dans son ton.

— Je regrette presque, maintenant...

— Oh, allez, sainte-nitouche, ce sera bientôt ton tour avec ton Apollon, me taquine-t-il avec un coup de coude un chouïa trop fort.

— « Sainte-nitouche » ?

— Je vais pisser ! s'exclame-t-il en croisant mon regard noir.

Il se hâte de se lever, abandonnant sa gourde vide, et trottine plus loin avec un rire moqueur. Je frotte mon visage, ayant le stupide espoir que ce geste apaise le feu qui l'embrase, et chassant les images de mes deux amis qui...

Je secoue la tête, agitant mes cheveux roux emmêlés, gémissant de désespoir. Milène et moi n'avons décidément pas la même définition du concept de parler à quelqu'un...

Au fond, je suis quand même ravie pour eux qu'ils aient pu se mettre d'accord sur leurs sentiments respectifs, même s'ils ne sont pas forcément passés par le moyen le plus conventionnel. J'attise distraitement les braises devant moi à l'aide d'un bâton, et soupire en songeant à Adrian.

Ce sera bientôt ton tour. Cette pensée me fait appréhender le futur. Non pas que je n'en ai pas envie ou que je ne sois pas prête, mais que je m'inquiète de ne pas être à la hauteur. Je vais quand même m'unir avec le prince – le prince !

Je suis tirée de mes pensées par un Ophiucus fatigué qui se laisse tomber là où se tenait Yanos plus tôt.

— 'Lut, lâche-t-il en se grattant le torse.

Torse qui est entièrement dénudé, soit dit en passant. Je ne m'attarde plus que je ne devrais sur la vision de ses nombreuses cicatrices boursouflées, ce qui ne lui échappe pas.

— Pas beau à voir, hein ? Celle-là, c'est Stephen qui me l'a faite, dit-il en désignant l'énorme trace de morsure sur son épaule.

— Stephen ? m'étonné-je. Je croyais qu'il était ton second...

— Disons qu'il était... vraiment très fâché, cette nuit-là. Et qu'il s'est un peu laissé emporter. Et celle-ci, tu ne devineras jamais comment je l'ai eue, s'amuse-t-il en montrant une ligne fine qui court le long de son biceps droit.

— Griffure ?

— Raté. Je suis tombé dans ses ronces, s'esclaffe-t-il, heureux de son petit piège.

— Tu... Mais tu...

— Et toi, alors ? T'as pas quelques cicatrices à montrer ?

— Même si elle en avait, il est hors de question que tu les voies, tranche une voix dans notre dos.

D'un seul mouvement, Ophiucus et moi nous retournons pour tomber sur le visage fermé d'Adrian.

— Je croyais que tu revenais dans un instant ? me taquine-t-il.

— J'ai été retenue. Viens t'asseoir, mon amour.

Il obéit, l'air toujours aussi indéchiffrable. À quoi penses-tu, mon beau prince ? Je n'arrive même pas à savoir s'il est en colère ou s'il plaisante.

Il se penche doucement vers moi et chuchote d'un ton rauque :

— Répète tes deux derniers mots.

Une seconde me suffit pour comprendre. Un sourire s'échappe de mes lèvres, et je tourne la tête pour venir loger mon visage près de son oreille.

— Mon amour.

— Encore une fois...

J'entends Ophiucus râler à côté de nous mais je n'y prête pas attention. À la place, je préfère me perdre dans le regard brûlant d'Adrian, et d'observer sa réaction alors que je répète ces courtes paroles.

— Mon amour.

— Oh, seigneur, gémit-il en me prenant contre lui, me serrant fort dans ses bras.

Je ne vois pas le loup-garou soupirer et partir, l'esprit trop occupé par la douce odeur de patchouli et de gingembre qui envahit ma raison, caractéristique de mon prince, et par ses lèvres qui attaquent furieusement les miennes dans un assaut endiablé et éperdu.

•⚔︎•

— Le soir va bientôt pointer le bout de son nez. Pourquoi est-ce qu'on est pas déjà dans votre fichu château ? bougonne Ophiucus d'une voix traînante nous fusillant du regard.

— Nous devrions le voir d'un instant à l'autre.

— Vous savez quoi, majesté, je trouve que vous faites beaucoup de paroles pour pas grand-chose. Les hommes riches sont souvent comme ça : ils parlent, ils parlent, mais sont incapables de vider leur pot de chambre tout seul. À mon très humble avis, nous aurions dû...

— La ferme, l'interrompt Adrian avec un geste de la main, le regard rivé devant lui.

Je m'empresse de le rejoindre, à la tête du groupe, environ à une dizaine de mètres de distance. À l'instant où mon cheval épaule le sien, je m'entends produire un hoquet de stupeur.

Il est là. Juste là. Le château. Notre foyer. J'ai l'impression qu'il me suffit de tendre le bras pour en toucher les finitions dorées. Je crois déjà entendre la voix de Fantine crier mon nom.

À la réflexion, ce n'est peut-être pas une simple croyance : en baissant les yeux, j'aperçois une tornade brune et hystérique se jeter vers les barreaux de l'enceinte.

— Ciel ! Ciel, mademoiselle, vous êtes de retour ! Vous aussi, mon Seigneur ! Grands Dieux, c'est bien vous ! OUVREZ LES PORTES, BANDE D'INCAPABLES ! hurle-t-elle aux gardes qui tiennent l'entrée.

Les concernés se hâtent d'ouvrir, et je les soupçonne plus de craindre les représailles de ma domestique que de nous avoir reconnus. Comment leur en vouloir ? Après être partis au nombre de quatre, nous revenons presque dix fois plus. Et il faut avouer que Fantine peut se montrer vraiment très effrayante quand elle s'y met.

Dans l'euphorie du moment, je passe ma jambe par-dessus la croupe de Nuage et dépose pied à terre. Sans me soucier de quoi que ce soit, je cours vers mon amie, qui semble porter en elle tout le soulagement du monde.

Elle m'étreint avec force, ne cessant de scander mon nom et exprimer sa joie. Elle me triture les cheveux et le visage, me dit combien j'ai l'air changée, et combien elle va devoir se démener pour rendre une apparence correcte à ma crinière. Ses remarques me font rire, et quand je jette un coup d'œil autour de moi, je reste stupéfaite.

Le roi est arrivé. Pourtant quelque chose cloche. Quelque chose est anormal. Il est pâle, trop pâle. Trop maigre. Trop faible. Et ma mère est derrière lui, les yeux vrillés sur moi.

Adrian saute à terre et crie un « PÈRE ! » teinté à la fois de bonheur et de désespoir. Pour ma part, je n'arrive plus à décrocher mes yeux de celle qui m'a mise au monde. Elle est près, trop près du roi. Trop inquiète.

Je quitte les bras de Fantine pour me diriger vers le duo, devenu trio à l'arrivée du prince. Ce dernier semble vouloir se jeter dans les bras de son père, mais une fois assez proche pour voir son visage, il se ravise et se stoppe.

Même Julien est en train d'arriver, essoufflé, son âge n'aidant pas. Pourtant il semble en meilleure forme que son souverain, qui plus je me rapproche, plus me semble prêt à s'écrouler.

— Majesté..., murmuré-je avec une révérence.

— Je suis tellement heureux de vous voir sains et saufs..., répond-il d'un timbre que je ne lui savais pas si difficile.

Je me décale pour faire face à la femme qui me ressemble peut-être trop, et c'est le blanc. Je ne sais pas comment je dois réagir. L'enlacer ? L'ignorer ? Simplement la saluer ?

— Maman...

— Pardonne-moi, s'écrie-t-elle d'un coup en se jetant sur moi, explosant en larmes par la même occasion.

Ses bras m'entourent fermement et ses sanglots résonnent contre mon oreille. Comment en vouloir à une mère qui pleure ? Je lui rends son étreinte en lui chuchotant que je ne lui en veux pas, que je ne lui en ai jamais voulu. Et le sourire sur son visage qui en découle vaut tous les pardons du monde.

— Les dragons ne sont pas rentrés seuls, à ce que je vois, sourit Julien quand je me tourne vers lui.

— Disons que les dragons ont dû côtoyer quelques loups pour arriver jusqu'ici, m'amusé-je en lui serrant la main.

— Je sens que le récit va être épatant, affirme-t-il avec un regard sage qui a déjà lu bien des histoires.

Oh, mais au moins, je suis sûre qu'il n'a jamais entendu la nôtre, songé-je en regardant Adrian, Yanos, Milène, Ophiucus et toute sa bande, près de Frey. Un chatouillis vient doucement réveiller mon ventre, et je me dis que bien sûr, il ne faut pas oublier Clarté, sans qui nous serions sûrement morts dès le premier soir.

— Tout le plaisir est pour moi, rit une voix claire et pure dans ma tête.

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