6. Je ne suis pas la reine !
Comme prévu, Yanos est venu me chercher à la fin du dîner. Il s'est poliment incliné, sans départir de son constant sourire, tout en me demandant si j'ai passé un bon moment.
— Il faut dire que la présence du roi est toujours un peu... troublante, avoué-je en choisissant mes mots.
— C'est parce qu'il est roi. Autrement, c'est un homme charmant.
Nous restons silencieux quelques secondes, quand Yanos me demande d'une voix plus grave qu'à l'accoutumée :
— Quel est votre nom, mademoiselle ?
— Ciel Hyrill.
— Ciel ?
Il semble pensif. Mon prénom a toujours suscité des réactions telles que « Comme c'est poétique ! ». Généralement, je ne réagis pas, même si par moments, ça m'agace.
Pourtant, lorsque c'est Yanos qui soulève le point, ça ne m'énerve pas du tout. Au contraire.
— Ça vous correspond bien.
— Pourquoi ?
Il me fixe, son regard suscite un drôle de petit chatouillis dans mon ventre, et même si je connais déjà la réponse, j'ai envie de l'entendre de ses propres lèvres.
— Vous avez les yeux de la couleur exacte du ciel.
Je ne sais pas quoi répondre, alors je me contente d'esquisser un sourire. Ce n'est pas la première fois qu'on me le dit : j'ai des iris d'un bleu vif, incandescent, lumineux. Astral.
— J'ai peur de paraître déplacé, mais il y a une chose que j'aimerais vous dire..., chuchote Yanos.
— Je vous écoute.
— Je... je vous trouve vraiment charmante, et... et intéressante, et... je me demandais si vous accepteriez de passer plus de temps avec moi. Je veux dire, plus que le temps de simplement vous accompagner lors des trajets.
Je ne m'attendais pas à ça. Pas du tout ! C'est la deuxième fois, après la remarque du Prince, qu'on fait allusion à ma beauté. Mais je ne suis pas belle, je suis simplement un peu hors du commun avec ma combinaison singulière. Que peuvent-ils bien me trouver ?
Je me concentre sur sa question. Passer plus de temps avec lui ? J'avoue que ce ne serait pas pour me déplaire, Yanos est un homme qui aime rire et bavarder. Et c'est vrai que c'est quelqu'un qui possède beaucoup d'attraits, surtout quand il sourit. Il semble différent des autres gardes, qui ont toujours cette expression froide et indifférente sur le visage.
— Merci... et ce serait avec plaisir, bien évidemment, dis-je en souriant. Après tout, j'aurai besoin de vous prochainement pour me retrouver dans ce château interminable.
Je peux voir les traits de Yanos se détendre, puis un rire lui échapper après ma remarque.
— Vous êtes une femme extraordinaire. Merci.
Il s'est arrêté, et je comprends pourquoi seulement lorsque je reconnais les portes de ma chambre.
— Ce n'est pas un sacrifice. Vous êtes mon seul ami, ici, avoué-je en posant la main sur la poignée.
À ma surprise, il pose la sienne par-dessus la mienne, son regard s'étant planté dans le mien. Son geste déclenche un frisson dans mon bras, sa proximité me fait rougir.
— Restez encore un peu, s'il vous plaît, souffle-t-il.
— D... d'accord.
Il s'éloigne légèrement tandis que j'essaye de calmer mes joues en feu. Pourquoi est-ce que je réagis comme ça ?
— Quel âge avez-vous ? demande-t-il pour lancer la conversation.
— Seize ans.
— Seulement ? Vous paraissez plus âgée.
— Est-ce un compliment ?
Il me fait un sourire en biais, une lueur de malice dans le regard.
— À vous de voir.
— Les gens au château sont tellement mystérieux..., plaisanté-je en levant les yeux au ciel, déclenchant à nouveau ses rires.
— Ou peut-être que les gens de la campagne sont trop pragmatiques.
— Eh, ce n'est pas vrai !
Je frappe son torse du dos de la main, lui provoquant une crise d'hilarité. Mince, il est vraiment musclé !
— Que faites-vous, demain ?
— Le roi m'a parlé d'une formation que je devais suivre avec le mage, mais je ne sais pas du tout en quoi cela consiste.
— Je m'arrangerai pour vous escorter, si vous le permettez.
— Avec plaisir.
Il m'adresse un grand sourire qui fait plisser ses yeux. Est-ce ma seule compagnie qui le rend si rayonnant ?
— Yanos, avez-vous déjà entendu parler d'une prophétie ? je demande, me rappelant les paroles intrigantes du roi.
— Une prophétie ? Non, ça ne me dit rien. Pourquoi ?
— Le roi m'a dit que si la prophétie dit vrai, alors je suis l'Élue. Je me demandais si vous saviez ce que ça signifie.
Étrangement, il ne répond rien, il ne sourit même plus. Il me fixe d'un air grave. Qu'ai-je dit de mal ?
— L'Élue ? Vous... ?
— C'est ce que Sa Majesté et le mage ont laissé comprendre.
Il se met subitement à genoux, le nez vers le sol, en signe de respect.
Mais... ?
— Yanos, enfin, relevez-vous ! Je suis la même que tout à l'heure, bafouillé-je, horriblement gênée. Je ne suis pas la reine, alors cessez de faire cela.
— Vous êtes l'Élue, c'est bien plus important que d'être reine. Pardonnez la familiarité que j'ai eue à votre égard, madame.
Je m'accroupis face à lui afin d'être à son niveau. Je ne suis pas quelqu'un d'important, encore moins plus puissante que la reine, pourquoi est-ce que tout le monde s'acharne à me traiter comme telle ? Je suis juste Ciel Hyrill, une fille de paysan, qui a débarqué au château du jour au lendemain.
— Yanos, si vous continuez ce... ridicule charabia, je vais demander que quelqu'un d'autre m'escorte demain.
Il relève la tête, confus. C'est vrai que mon chantage est malhonnête, mais je préfère cent fois paraître un peu cruelle que voir Yanos à mes pieds.
— Pas de « madame », pas de révérences, je suis Ciel et je suis une fille de la campagne. Gardez ça en tête, c'est tout ce que je vous demande.
— D'accord...
Il déglutit. Qu'est-ce qui m'a pris de demander ça... Tout se passait si bien !
— Ciel, je... Vous devriez aller dormir. Vous avez l'air d'avoir une longue journée devant vous, il faut que vous soyez en forme.
— Vous ne dites pas ça parce que je vous gêne ?
Il sourit gentiment, encore un peu crispé, mais avec autant de sincérité qu'auparavant.
— Non, je pense ce que je dis. Si vous souhaitez que je ne change pas de comportement à votre égard, j'obéirai. Je vous dis ça en tant qu'ami qui se soucie de votre sommeil.
— Bon, dans ce cas... bonne nuit.
— Passez une bonne nuit, Ciel.
Il attrape ma main et laisse courir ses lèvres dessus, avant de finalement poser un petit baiser.
— J'ai hâte de vous voir demain.
Je n'ai pas le temps de répondre qu'il est déjà parti. Je suis confuse, ma discussion avec lui m'a bouleversée. Que sait-il sur ces histoires d'Élue ? Pourquoi cela l'a-t-il autant choqué et, surtout, pourquoi s'est-il mis à me vénérer comme une déesse ?
Je pousse la porte de ma chambre et titube jusqu'à mon lit. Cette journée était épuisante et riche en émotions. Et, apparemment, celle de demain le sera encore plus.
Je suis tellement fatiguée que je m'endors sans même m'être déshabillée, dans ma robe blanche et mon foulard de laine.
* * *
J'émerge doucement du sommeil tandis que quelque chose effleure agréablement ma joue. J'ai, encore une fois, rêvé de cet étrange sentiment de liberté. Je prends petit à petit conscience que quelqu'un me caresse le visage.
Je me redresse brusquement. Qui ose violer mon intimité pendant que je dors ? Je me suis relevée trop vite, ma vision devient noire et j'ai le tournis.
— Eh, doucement, dit une voix grave que je commence à connaître.
— Yanos ?
La vue me revient, et je peux voir le visage souriant du garde.
— Qu'est-ce que vous faites ici ? Et pourquoi est-ce que vous me touchez le visage ? dis-je en me frottant les yeux.
— Excusez-moi, je ne savais pas vraiment comment vous réveiller. Je suis venu vous chercher. Le jour se lève, et le roi vous demande pour commencer votre entraînement.
— Mon entraînement ?
Yanos replace tendrement une mèche rebelle derrière mon oreille. Je dois avoir l'air affreuse, les cheveux en bataille et les yeux bouffis.
— La formation magique.
— Ah oui, dis-je brillamment. Je m'en souviens.
Je grogne tandis que je me lève, courbaturée et ronchonne.
— Vous êtes restée habillée ?
Je baisse la tête vers ma tenue. Oups !
— Je... je n'ai pas fait attention. Je me suis endormie tellement vite...
— Vous devriez mettre quelque chose de confortable pour votre entraînement.
— C'est-à-dire ?
Il me couve des yeux, souriant, puis se lève pour se mettre face à moi. Il attrape mes deux mains et les balance distraitement dans les siennes.
— C'est-à-dire, pas de robe, ni de jolies choses.
— Oh...
Je dégage doucement nos doigts entrelacés et me dirige vers mes vêtements de paysanne, restés sur le tabouret où Fantine les a pliés. Je prends ce qui me servait d'habit entre les doigts, un sournois sentiment de nostalgie s'emparant de moi.
— Vous allez rester ici pendant que je m'habille ? je demande sans me retourner.
— Oh, bien sûr que non. Je... je vous attends dans le couloir.
Il sort, bredouille, les yeux rivés sur le sol. Il a parfois de drôles de réactions, il faut l'avouer. Pire que moi.
Je quitte ma jolie robe désormais froissée pour enfiler mes frusques déchirées. Le tissu rugueux frotte sur ma peau d'une façon familière, et lorsque je me regarde dans le miroir, je revois la fille qui labourait les champs à longueur de journée – en plus propre, peut-être.
Un pantalon ample en toile grise s'arrêtant aux mollets, et une chemise à moitié ouverte jaunie par le temps, voilà les habits qui ont défini ma vie. Simple, presque inusable, passe-partout. Pauvre.
J'essuie d'un geste rageur la larme qui s'est échappée de mon œil, puis crie d'une voix cassée à Yanos qu'il peut rentrer.
— Où avez-vous trouvé ces vêtements ? demande-t-il en détaillant ma tenue d'un regard curieux.
— Ce sont ceux que je portais auparavant.
Il plonge ses yeux dans les miens, sans répondre. Les mots sont inutiles, nous nous comprenons. Il se rend compte à cet instant que je ne suis rien de plus que Ciel, fille de fermier. Il comprend pourquoi mon titre d'Élue est à mes yeux aussi absurde. Il comprend que je ne suis rien ni personne, sans titre et sans gloire. Sans les belles robes, il n'y a plus de belles femmes. Seulement de simples personnes.
— Allons-y, dis-je pour briser ce silence un peu gênant.
Il se place à côté de la porte et me fait signe de passer.
Nous marchons dans les couloirs dans un silence qui en dit long. Nous empruntons un chemin que je n'ai jamais parcouru, qui débouche sur une porte en bois assez épaisse. Yanos l'ouvre, non sans difficultés, comme si elle n'était que très rarement utilisée.
Nous nous retrouvons dehors. Dehors ! J'ai l'impression que ça fait une éternité que je n'ai pas respiré d'air pur. Je ferme les yeux un instant et savoure la sensation du soleil contre mon visage.
Lorsque je les rouvre, j'aperçois Yanos qui me fixe d'un drôle de regard.
— Quoi ?
— Rien. C'est par là, bégaye-t-il en se raclant la gorge.
Nous sommes dans une espèce de clairière artificielle, d'environ une vingtaine de mètres de largeur. Tout autour, des arbres, dressés avec régularité. Impossible de voir ailleurs, ou d'être vu. Comme un cocon, enfermé du monde extérieur.
Une drôle d'impression se dégage de ce bout isolé. Quelque chose que je ne connais pas, pourtant qui me laisse une impression de déjà-vu déconcertante. La même que j'ai ressentie en présence du prince et du mage.
Ce dernier se trouve d'ailleurs au centre de la clairière, debout, face à un homme qui se tortille au sol. Qu'est-ce que...
— Ah, Ciel, te voilà enfin ! s'exclame le mage, tout joyeux. Approche, approche donc.
J'obéis, un peu déboussolée. Qui est ce pauvre homme qui gémit à terre ? Il semble souffrir, et le mage ne s'en préoccupe aucunement.
Lorsque j'arrive au niveau des deux hommes, je suis frappée par une évidence. Cette personne, à mes pieds, n'est autre que le prince. Comment le sais-je ? Aucune idée. Tout comme j'ai su son prénom, la première fois que je l'ai vu.
C'est évident.
— J'avais hâte de commencer, dit le mage, un sourire aux lèvres.
— Pourquoi est-ce que le prince...
— Tu vas vite comprendre, me coupe-t-il. D'abord, première règle : tu me tutoies, et tu m'appelles Julien.
— Ah... d'accord.
— Deuxièmement, quoi que tu fasses, tu auras mal. Alors, évite de te plaindre, s'il te plaît.
Bien. Rassurant.
Je commence un peu à stresser. Je ne sais pas ce qui va se passer, mais ça ne présage rien de bon.
— Et, troisièmement, tu ne dois jamais parler à quiconque de ce qui se passe ici.
Je dois prendre une grande inspiration pour dompter les battements paniqués de mon cœur. Mais, malgré ces étranges avertissements, malgré le prince qui se tord de douleur devant nous, je sens que je dois faire confiance au mage.
— Je suis prête, répliqué-je avec détermination.
Et c'est vrai.
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