55. La vision de Yanos

Horrifiée, je regarde le visage du prisonnier Protecteur se décomposer, et celui d'Adrian se fendre d'un sourire à glacer le sang. Instinctivement, sans m'en rendre compte, je recule de quelques pas, effrayée par la scène. Voilà bien longtemps que mon prince n'avait pas mis à l'honneur son élément.

— Il y en a d'autres ? gronde sourdement Ophiucus, les babines tâchées de sang. De misérables humains pathétiques en capuche noire comme toi, il y en a d'autres ?

— Assez pour tous vous anéantir, sales monstres ! La Terre ne mérite pas de vous porter. Vous êtes des erreurs de Mère Nature, des sauvageons, des...

Mais nous ne saurons jamais ce que nous sommes, car l'Alpha vient de planter ses crocs droit dans la jugulaire de l'homme déjà blessé, lui arrachant un dernier râle étouffé.

Ophiucus se recule, lentement, laissant le cadavre se vider de son sang dans l'herbe, les yeux fous et teintés d'une couleur dorée. Puis il se dirige vers le corps sans tête de son loup, seule victime de notre clan dans ce carnage inattendu.

— Que quelqu'un l'enterre. Proprement, ordonne-t-il d'une voix aussi blanche que son pelage.

— Il s'appelait Stephen, dit à mon oreille un homme à côté de moi. C'était le bras droit d'Ophiucus.

Aussitôt, trois personnes sortent du groupe et emportent Stephen – ou plutôt, ce qu'il en reste – au loin, à l'abri des regards, suivis de près par un Ophiucus abattu.

Une main se pose sur mon épaule, et c'est seulement à ce moment que je me rends compte que j'ai retrouvé apparence humaine, sans même y prêter attention. Je croise deux orbes verts et tristes qui semblent me supplier de le réconforter.

— Yanos ? Ça va ? je questionne.

— Non... Stephen était... un grand ami. Je... Prends-moi dans tes bras, s'il te plaît...

Sans hésiter, je le presse contre moi, et il vient camoufler ses sanglots dans mon cou, hoquetant et reniflant contre mon épaule.

— Yanos, qu'est-ce qui se passe ? Tu es blessé ? s'inquiète Milène qui s'est rapidement approchée.

— Je crois que je vais vous laisser, chuchoté-je en repoussant gentiment le brun contre la magicienne, certaine qu'elle pourra bien mieux le réconforter que moi.

Je n'attends pas pour partir à la recherche d'Adrian. Même s'il semblait aller bien – en tout cas, assez pour être d'humeur sarcastique –, je veux en être absolument sûre. Et puis, moi aussi, j'ai envie qu'il me prenne dans ses bras et me chuchote que tout va bien. Même si, évidemment, ce n'est pas vrai. Tout ne va pas bien. Nous venons de nous faire attaquer. Stephen est mort. Nous avons un voyage entier à refaire. Une prophétie à résoudre. Et, peut-être le plus dur, Ophiucus à supporter.

— Adrian ? Adrian ! j'appelle parmi la horde, essayant de voir par-dessus les nombreuses têtes pour apercevoir les cheveux bouclés de mon prince.

— Je suis là, répond une voix à ma droite.

Soulagement. Je le vois, enfin, tendant les bras dans ma direction, de la terre sur le visage et une fine éraflure rouge en travers de la joue. Mes pieds s'élancent d'eux-mêmes vers lui, et je le fais presque tomber tant je me plaque violemment contre son torse.

— Ça va ? T'as rien ? demande-t-il en caressant machinalement mes cheveux.

— Rien du tout. Et toi ? Ta joue ?

— Je me suis griffé avec mon ongle.

Je visualise parfaitement le petit sourire amusé et fatigué qu'il doit arborer en ce moment même, et je pouffe légèrement.

— Ça n'arriverait pas si tu les coupais.

— Il n'y a pas de ciseaux, ici.

— Alors demande à Milène. Je suis sûre qu'il doit exister un sort pour ça.

Nous rions, insouciants, comme si rien ne s'était passé. Comme si rien de tout ça ne nous affectait. Comme si nos vies n'étaient pas en jeu. Comme si nous pouvions nous permettre d'être deux amoureux joyeux et en sécurité.

Alors que le calme est miraculeusement revenu sur le campement, malgré les coups d'œil fréquents de la part de tous en direction des bois qui nous entourent, et que la nuit commence à nous envelopper, j'entends la voix de Milène déchirer l'air.

— Yanos ! Oh Seigneur ! À L'AIDE !

Ni une, ni deux, je m'élance du tronc où je m'étais réfugiée pour un peu de solitude et cours vers la tente de la blonde, le sang battant dans mes tempes. Encore une attaque ? Encore du sang ? Ça ne cessera donc jamais ?

Mais ce n'est rien de tout ça. À la place, je découvre Yanos à terre, inconscient, son corps soulevé de spasmes violents, la respiration saccadée, la bouche entrouverte.

— Qu'est-ce qui lui arrive ?

— J'en sais rien, tout allait bien, et puis... et puis il s'est effondré comme ça, d'un coup, sans prévenir !

Je me mets à réfléchir à toute vitesse, ne trouvant aucune explication. Est-ce qu'il en train de faire une crise de souffle ? Une attaque du cœur ? Nom de Dieu, je ne comprends pas !

Puis soudain, il s'immobilise. Ses paupières s'ouvrent, et il regarde furtivement partout autour de lui, comme s'il cherchait où il est.

— Yanos ? demande Milène d'une petite voix. Yanos, tu te sens bien ?

— Je suis où ? souffle-t-il en s'asseyant doucement.

— Avec nous, tu as...

— J'ai eu une vision, me coupe-t-il.

Silence. Il me dévisage, l'air grave, puis avoue dans un murmure :

— Je t'ai vue. J'ai vu Adrian, aussi. Mais vous étiez... Comment dire... Différents. Adrian avait les cheveux courts. Et toi, tu portais une robe à l'ancienne, avec ces toges blanches. Et... Et tu me parlais. Tu m'as appelé Salazar.

— Salazar ?

— Oui, c'était très étrange, et très bref. J'avais l'impression... d'être dans un autre moi. Comme si... Salazar, c'était moi, mais ce n'était pas moi.

— Décide-toi, dit Milène. C'était toi ou non ?

— Je comprends ce que tu veux dire, murmuré-je, sourcils froncés. J'ai déjà eu cette sensation. Quand j'ai vu le visage... le dessin du visage de Sara. Comme si... c'était moi... dans quelqu'un d'autre.

— C'est exactement ça, approuve-t-il. Mais je ne comprends pas... Pourquoi ?

— Tu as peut-être eu une vision de ce certain Salazar d'il y mille ans, qui discutait avec Sara et Luvanga, dit une voix grave et masculine derrière moi.

Je me retourne et adresse un coup d'œil méfiant à Adrian.

— Tu penses vraiment que c'est ça ?

— Ça me paraît assez probable. La question est : qui est Salazar ?

— Un loup-garou ? hasarde Milène.

Nous nous dévisageons tous, l'air grave. J'ai la fâcheuse sensation que nous sommes sur la bonne voix, mais qu'il nous reste beaucoup à découvrir, et que ce ne sera pas une mince affaire.

— Nous devrions nous dépêcher pour rentrer au château. Entre les menaces et les mystères, je n'ai pas envie de m'attarder sur le voyage, déclare péniblement Adrian.

— Moi non plus, insiste la magicienne.

— Encore faut-il que nous y arrivions..., marmonné-je.

Après tout, on n'avance pas très loin lorsqu'on fait seulement un pas en avant pour deux pas en arrière.

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