5. Yanos
Le repas s'est rapidement terminé. J'ai mangé l'intégralité de mon assiette, mais par la suite j'ai refusé toute nourriture, sentant déjà mon pauvre estomac se plaindre. Je n'ai pas l'habitude de manger autant. Ce n'est apparemment pas le cas des habitants de ce château, étant donné que mes deux souverains se sont resservis plusieurs fois.
J'ai passé le reste de l'après-midi dans le boudoir, en compagnie de quelques dames bourgeoises, tandis qu'elles brodaient. Je n'ai jamais appris à coudre, alors je les regardais faire, fascinée par la ressemblance de certains ouvrages. J'ai donc fait la connaissance de Milène Émeraude, fille du duc défunt de la contrée voisine, qui créait un magnifique rouge-gorge sur son cercle, avec des cheveux d'un blond épatant et des yeux d'un vert digne de son nom de famille. C'est la seule à qui j'ai parlé, les autres ne m'intéressaient guère, passant leur temps à glousser et me jeter des regards en biais.
Le soleil a rapidement décliné à l'horizon, et les dames se sont éclipsées une à une, finissant par me laisser seule dans cette grande salle. Un garde non loin m'a aidée à regagner ma chambre, il me semble que son nom est Yanos, je n'ai pas bien entendu et je n'ai pas osé lui redemander. Il faut dire que tous les gardes de ce palais sont intimidants, avec leur carrures musclées et leur visages inexpressifs.
À présent, je suis seule dans ma chambre, face à la fenêtre, observant la vue qui s'offre à moi. Le château surplombe toute la ville qui est illuminée dans le soir comme un reflet des étoiles. La nuit est claire, sans nuages, et la lune est bientôt pleine. Son éclat argenté contraste avec la couleur chaude que diffuse la cité, éclairée par un nombre incalculable de chandelles.
Est-ce que cette maison, là-bas au lointain, est la ferme de mon père ? Impossible de confirmer. Tous les toits se ressemblent, tous les champs ont la même forme. Depuis la lucarne dans ma chambre, à la campagne, on peut y apercevoir une tour du château, mais je n'avais jamais imaginé qu'il soit aussi grand – et encore moins que j'y mettrais les pieds. Des pieds chaussés de ravissants souliers rouges, soit dit en passant.
Je suis interrompue dans ma rêverie par quelques coups timides à ma porte. Je me hâte d'aller ouvrir, me demandant si je vais à nouveau tomber sur le prince.
Mais non. À la place, je me vois face au présumé Yanos, le garde de tout à l'heure.
— Bonsoir, j'espère que je ne vous dérange pas, mademoiselle, s'empresse-t-il de dire devant ma mine surprise.
— Non, pas du tout. Qu'y a-t-il ?
— Sa Majesté demande si vous voulez vous joindre à lui pour le dîner.
J'hésite. Mon ventre est en train de se remettre doucement du festin de ce midi, et je doute que ce soit une bonne idée de renouveler l'expérience aussi tôt. Néanmoins, j'ai peur de manquer de respect au roi en restant cloîtrée ainsi dans ma chambre, alors j'accepte.
— Attendez un instant, je vais me chercher un foulard.
Il est vrai que ma robe est magnifique, mais il n'empêche qu'avoir les épaules dénudées, ça donne froid. Surtout dans les couloirs qui ne sont pas vraiment chauffés, et où l'air frais s'immisce entre les murs.
Je reviens quelques secondes après, un tissu rouge sur les épaules. C'est de la laine teintée, très douce, et dont les finitions sont parfaites. L'insigne du royaume est brodé sur un coin avec du fil doré.
Yanos commence à marcher et je lui emboîte le pas après avoir refermé les portes. Il a l'air jeune, à peine plus vieux que moi, mais il doit travailler ici depuis longtemps pour connaître autant les couloirs du château. Moi, j'ai l'impression d'être dans un labyrinthe, et j'espère que je finirai par m'habituer aux décorations ressemblantes et que je trouverai suffisamment mes repères pour aller aux repas seuls. Car il est vrai que j'ai un peu l'impression d'être une enfant, ainsi accompagnée, qui peut se perdre à tout instant. J'entame pourtant ma seizième année, je suis pratiquement adulte.
— Pourquoi êtes-vous ici ? me demande le garde.
Je le dévisage, ne sachant pas quoi répondre. Moi non plus je ne sais pas pourquoi je suis là.
— Excusez-moi, j'ai été impoli. Je veux dire, je ne vous ai jamais vue, ni entendu parler de vous, et je me demande quelle est la raison de votre présence ici, et pourquoi le roi vous porte autant d'intérêt. Si ce n'est pas indiscret, évidemment.
— Non, c'est normal que vous vous posiez la question... Je vous avoue que je n'en sais pas plus que vous. J'habite à la campagne, je suis fille de fermier, et hier soir un garde est venu me chercher, me disant que le roi me demande. Cela étant, on m'a servi une histoire ancienne avec de la magie, et apparemment j'ai un lien avec tout ça, mais je n'ai aucune idée de la nature de celui-ci. Je sais simplement que le prince est lié à tout ça, et que je dois rester au château tant que le roi le demandera.
— Vous parlez bien pour une fille de la campagne.
— Mon père aime les bonnes manières et la politesse, et j'avoue que je l'en remercie.
Il rit doucement, d'un rire apaisant. Sa compagnie n'est pas désagréable, je dois l'avouer, il inspire la confiance naturellement.
— Cela fait sept ans que je sers au château. D'abord, en tant que domestique, puis à mes quinze ans, en tant que garde.
— Quel âge avez-vous ?
— Dix-neuf ans.
— Et d'où venez-vous ?
Il me regarde et sourit, un rictus chaleureux, avant de répondre en baissant la tête.
— Je suis le fils d'un écrivain, Argan Brussel. J'ai hérité du nom de mon grand-père, Yanos. Et si je sers au palais, c'est pour aider mon père à payer ses taxes. Ses écrits ne sont pas vendus très cher. C'est mal vu, vous savez, d'être artiste...
Je note intérieurement qu'il s'appelle bien Yanos, avant d'être éblouie à nouveau par son sourire qui ne semble jamais le quitter.
— Nous sommes arrivés, reprend-il. Je dois vous laisser, je n'ai pas le droit d'entrer dans la salle.
— Merci de m'avoir accompagnée.
— Vous êtes d'une charmante compagnie, mademoiselle, dit-il en se courbant sans me lâcher des yeux.
Je me retourne quand il m'interpelle une dernière fois.
— Voulez-vous que je vous raccompagne, après le dîner ?
— Oh... oui ! J'en serais ravie.
— Alors, à tout à l'heure, mademoiselle aux cheveux de feu.
Il me fait un clin d'œil et s'en va. Je lui tourne le dos après un ultime regard dans sa direction et entre dans la salle des repas, troublée par son sourire et ses yeux rieurs qui réchauffent mon cœur perdu.
Je dois dire que ma vie au palais n'est pas si mal, pour l'instant.
* * *
La table est à nouveau sertie d'innombrables plats qui me donnent le tournis. Malheureusement, je n'ai pas faim, et je ne veux pas me forcer. Je vais me contenter d'être présente, en espérant qu'on ne me fasse pas de remarque. Je ne veux pas que mon inaction soit mal interprétée.
— Ciel ! As-tu passé une agréable première journée au palais ?
Je me dirige vers le roi, déjà assis à table et couverts en main, afin de lui faire une révérence.
— Oui, Votre Altesse. J'ai accompagné les femmes au boudoir, pendant qu'elles brodaient. J'ai fait la connaissance de quelques-unes.
— Bien, je suis content pour toi. Oh, et je t'en prie, tu n'as pas besoin de me saluer chaque fois que nous nous croisons. Tu fais partie des nôtres, maintenant.
Je ne réponds rien, un peu bouleversée par ses paroles. Des leurs ? Je fais partie des leurs ? Qu'est-ce que ça veut dire ? Je n'ai pas de sang royal ni même de titre. Me considère-t-il comme un membre de leur famille ?
Lorsqu'une servante s'approche de moi pour me servir, je refuse poliment, prétextant un léger mal de ventre.
— Tu te sens bien ?
— Oui, Altesse, ne vous inquiétez pas. J'ai simplement... mangé plus qu'à mon habitude, au déjeuner.
Mon souverain me fixe quelques instants puis se concentre sur son assiette. Je ne sais pas comment il fait pour ingurgiter autant de nourriture en une seule et même journée.
Je remarque tout à coup l'absence du prince. Où est-il ? A-t-il déjà mangé ? Peut-être qu'il ne veut plus me voir !
— Votre Majesté, où est le prince ?
— Avec le mage, en train de s'entraîner.
— De s'entraîner ?
— À se transformer.
Je dévisage le roi, incrédule. Il remarque mon embarras et s'explique en posant sa fourchette, mâchant longuement sa nourriture :
— Il t'a déjà informé qu'il a du sang de dragon dans les veines. Eh bien, avec l'aide du mage, il tente de réactiver la magie qu'il possède et de se métamorphoser. Il progresse, même si c'est difficile. D'ailleurs, demain, tu commenceras ta formation, toi aussi.
— Ma... ma formation ?
— Tu verras.
Il ne prononce plus un mot durant tout le repas, et je reste immobile, perdue dans mes pensées, face à mon assiette désespérément propre.
J'essaye de comprendre et d'assimiler ses paroles. Formation, métamorphose, magie. Ces mots tournent dans ma tête sans que j'arrive à y trouver un sens.
J'appréhende la journée de demain. Que va-t-il donc se passer ?
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