45. Dette de vie
Mon cri a transpercé la nuit comme une épée sur un rideau : dans un déchirement sinistre à en briser la raison.
Si Clarté ne répond pas, alors peut-être qu'Obscurité le fera. Après tout, Adrian est son protégé, elle se doit de l'aider. Tout comme le fait la Clarté avec moi.
— Oh, c'est ce que tu penses ? roucoule une voix inconnue devant nous.
Je relève mes yeux embués de larmes pour croiser ceux d'une femme – et quelle femme !
Je ne la connais pas, pourtant elle me rappelle sans aucun doute quelqu'un. Ses cheveux noirs et lisses sont si longs qu'ils paraissent interminables, et s'agitent furieusement autour d'elle, comme des serpents affamés. Ses lèvres rouges me glacent le sang, elle semble si prête à mordre, véritable lionne enragée et maléfique.
Obscurité est certainement aussi belle que Clarté, quoique différemment. Ténébreuse, intimidante, et à la fois atrocement séduisante. Elle attire, aussi facilement qu'avec des liens incassables qu'elle tire vers elle. Elle m'incendie du regard, me défie, me provoque, m'enflamme dans une douleur inhabituelle.
Et sa voix... Je l'ai déjà entendue, sa voix. Dans la cavité, au château. Elle m'appelait. Elle m'aimantait. Me réclamait. M'envoûtait.
Obscurité ricane, dévoilant un sourire qui n'atteint pas ses yeux, et des dents pointues comme celles des vampires décrits dans les contes les plus effrayants.
— Pourquoi m'as-tu appelée, si tu as peur de moi, petite créature naïve ? Tu penses que comme cette idiote de Clarté, je vais le sauver, par simple bonté d'âme ?
Elle part cette fois dans un rire franchement glaçant. Je me recroqueville sur moi-même, et j'aperçois du coin de l'œil Milène faire de même.
— La bonté d'âme... C'est tellement ridicule. Et tellement inutile. Néanmoins...
La prêtresse du Mal fait un pas vers nous, puis commence à nous tourner autour, prédateur taquinant sa proie, nuit engloutissant le jour. L'air me paraît s'être refroidi de plusieurs degrés, et la nuit encore plus angoissante. Tout ça à cause d'elle. Si opposée de la Clarté. Si contraire. Si mal.
— ... Je vais quand même empêcher cet imbécile et incapable garçon de mourir, parce que j'ai encore besoin de lui... aussi empoté soit-il. Et, en passant, j'aime assez ce surnom. Prêtresse du Mal. Je crois que je vais l'adopter.
Elle lit dans mes pensées, la garce, grincé-je en serrant les dents.
Une vive douleur s'empare soudain de mon dos, près de mes omoplates, là où d'habitude poussent mes ailes lorsque je me transforme. Je lâche un cri malgré moi, baissant la tête, et me maudissant d'être si faible.
— Oh, faible, tu l'es, susurre froidement Obscurité. Écoute-moi, petite sotte inconsciente. On n'insulte pas un élément. Une déesse. Une prêtresse, comme tu l'as si bien formulé. À moins d'être suicidaire et masochiste, bien sûr. Mais ce n'est pas ton cas, n'est-ce pas ? Tu n'aimes pas que je te fasse du mal ?
— N... Non ! gémis-je, terrassée par la douleur, semblable à deux poignards s'enfonçant dans ma peau.
— Alors. Ne me traite. Plus jamais. De garce, siffle-t-elle en détachant ses paroles, le regard plus tranchant que jamais.
Elle s'accroupit doucement devant Adrian, de plus en plus pâle, sans cesser de me fixer. Je détourne les yeux, trop apeurée, sentant la souffrance s'ôter de mon corps, me libérant du martyr qu'elle m'impose.
Elle a trop d'emprise sur moi.
— Tsss... Te planter une flèche dans les poumons, dit-elle, l'air détaché comme si elle parlait de la pluie et du beau temps. Tu les feras toutes, mon joli dragon.
D'un simple mouvement du poignet, elle fait cesser les saignements et la plaie horrible se referme rapidement. En moins d'une minute, toute trace du drame est effacée, à part une petite cicatrice rose et bombée.
— Je te laisse ça pour que tu te souviennes de tes bêtises, sombre sot, ronronne Obscurité à l'oreille d'un Adrian haletant et terrorisé.
— Pardon... Pardon..., se lamente-t-il.
— Voilà. Il est guéri. J'espère que tu seras plus malin, à l'avenir, mon beau soumis.
Tout comme la Clarté, ses contours commencent à ses flouter, ses cheveux farouches à s'estomper tandis qu'elle repart.
— Surtout que maintenant, tu as une dette de vie envers moi, rit-elle avant de définitivement disparaître, nous laissant horrifiés, bouleversés et pantelants.
Quelques secondes s'écoulent d'un silence et d'une immobilité insoutenable avant qu'Adrian ne se mette à sangloter contre ses genoux, étouffant ses pleurs. Je m'approche de lui, jusqu'à ce que nos deux corps se touchent, et pose ma main dans ses cheveux pour les caresser.
— ... Ça va ? je lui demande.
— Oui... J'ai juste... Elle est tellement...
— J'ai vu ça, murmuré-je, frémissante.
Obscurité est au-delà de tout ce que j'imaginais – l'aura destructeur qu'elle dégage est d'une puissance à couper le souffle. Tout ce qu'elle touche semble mourir, tout ce qu'elle regarde se fane. Elle exerce un contrôle malsain autour d'elle, et elle en est parfaitement consciente. Même, elle s'en sert et s'en régale.
Moi, je suis un monstre ? Mais elle, qu'est-elle, dans ce cas ?
— Adrian... Où est Yanos ? interroge Milène d'une petite voix.
— Ils... Ils l'ont enlevé. Les hommes. Ils l'ont kidnappé. Je n'ai rien pu faire.
Une boule se coince dans ma gorge et m'empêche de respirer. Yanos ? Kidnappé ? Entre les mains du groupe au pendentif ?
— Oh non... Oh non... Oh non ! m'écrié-je, en proie à une crise de panique naissante.
Mon cerveau bourdonne, ma vue se floute à nouveau. Vont-ils le torturer ? Le blesser ? Le tuer ? Pourquoi l'ont-ils pris en otage ? Que va-t-il lui arriver ?
Les questions me martèlent l'esprit sans relâche, mes muscles se crispent, et je sens la sueur perler sur mes tempes. L'idée de perdre Yanos m'est insupportable, et celle de ne pas pouvoir le sauver l'est encore plus.
Je me rends compte qu'Adrian me tient dans ses bras, et qu'il murmure des paroles apaisantes dans mon oreille en caressant mes cheveux depuis déjà plusieurs minutes. Je m'oblige à respirer plus doucement, complètement terrorisée et perdue de ne pas savoir où est mon ex-garde... s'il est encore en vie.
— Ils ne vont pas le tuer... Ils n'en ont pas l'intention. Sinon, ils ne l'auraient pas kidnappé, Ciel... C'est lui, qu'ils pourchassaient, depuis tout ce temps. Ils ne vont pas le tuer.
— Qu'est-ce qui s'est passé ? Comment tu les as retrouvés ?
— Ils n'étaient pas très loin, et avaient dressé un feu de camp. Je survolais leur repère quand deux hommes sont arrivés en tenant le sous-fifre à moitié inconscient. J'ai écouté leur discussion, ils ne vont pas l'éliminer, je te le promets. Ils disaient que... qu'il était comme eux, et qu'il devait le garder. Ils ont commencé à ranger et à lever leur campement, alors je suis intervenu. Ils étaient tous contre moi. Mais ils étaient trop nombreux, et ils se sont enfuis avec Yanos. Ils m'ont planté cette maudite flèche dans l'abdomen, et j'ai préféré fuir, moi aussi, avant qu'ils ne m'achèvent. J'ai essayé de le sauver, j'ai vraiment essayé, mais je n'étais pas assez fort contre eux.
— Yanos..., sangloté-je, un douloureux creux dans la poitrine. Yanos...
Je me blottis encore un peu plus sur Adrian et me laisse aller à mon chagrin. Milène s'approche doucement et pose sa petite main blanche sur mon épaule, les joues striées de larmes. Même mon prince renifle par moments.
Nous sommes restés ainsi longtemps, larmoyants et pleurant, sales de terre et de sang, évacuant notre peine trop dure à supporter. Toute cette magie, ces changements bouleversants, ces découvertes, ces révélations et ces dangers, toutes ces péripéties nous frappent et nous poussent au bout de nos limites. Oh, comme je regrette ma vie à la ferme, parfois ! Puis il suffit que je croise les yeux noirs et tendres d'Adrian pour oublier mes incertitudes et me rappeler que ma place est auprès de lui, prophétie ou non.
Élue, élue... Ce surnom héroïque dont on ignore les souffrances. On en valorise la dorure clinquante sans jamais soupçonner le mal-être qui s'y dissimule. Mais moi... moi je le sais, maintenant. Je connais ce qu'ils ne connaissent pas, je supporte ce qu'ils ne voient pas. Et en échange, ils essayent de me tuer, qui qu'ils soient, et ils m'enlèvent Yanos.
Mes sanglots qui s'étaient calmés reviennent me piquer les yeux en songeant à mon ami enlevé. Aussi douloureux que la nuit de pleine lune, aussi douloureux que de l'avoir cru mort écrasé par son cheval. Peut-être même plus encore. Parce que... Je ne sais pas où il est, je ne sais pas ce qui va lui arriver, je suis dans une ignorance totale.
C'est tellement dur..., songé-je amèrement. Et je n'ai pas le choix. Je ne l'ai jamais eu. Avancer. Sans regarder en arrière. Sans y avoir de mot à dire. Avancer.
Avancer alors que j'ai l'impression de reculer. Un pas en avant, deux pas en arrière. Une réponse pour le double de mystères.
Un pas en avant, deux pas en arrière. Oui, ça résume bien ma vie actuelle. C'est même exactement ça.
— Un pas en avant, deux pas en arrière, soufflé-je tout bas pour être seule à l'entendre, comme une prière à laquelle je crois aveuglément.
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