44. Adrian

— Ce... Ce que tu as vu, avec Milène, ce n'est pas du tout ce que tu penses, hésite-t-il en se tordant les doigts.

— Ah ? Et qu'est-ce que je pense, à ton avis ? craché-je en fendant l'air de mes mots acerbes.

— J'étais juste en train de...

– Réponds à ma question.

Il ouvre la bouche, puis la referme, et recommence son petit manège plusieurs fois, avant de se décider à se laisser choir à ma droite, près du feu d'où se dégagent de douces odeurs. Il perd son regard dans les flammes crépitantes et ne se décide qu'à répondre qu'aux bout de plusieurs secondes insoutenables.

— Je... J'imagine que tu crois que j'étais en train de l'embrasser, avoue-t-il. Mais ce n'est pas le cas. J'étais juste en train de la consoler, parce qu'elle pleurait.

— Pourtant vous n'aviez pas l'air bien innocents, quand je vous ai surpris.

— Tu nous as pris de court. J'ai cru que c'était encore un ennemi qui venait nous attaquer.

Les remords s'insinuent doucement en moi quand je comprends mon erreur. Mais il y avait quiproquo à foison, n'est-ce pas ? Clarté a raison, il faut que je veille sur les autres... mais d'abord sur moi-même.

— Pardon, Adrian...

— T'en fais pas. Mais la prochaine fois...

— Quelle prochaine fois ?

— ... Ne fais pas de conclusions trop hâtives, termine-t-il avec un sourire en coin.

— Bien, votre grande altesse royale.

— Tu es officiellement ma préférée, je l'ai admis devant tout le royaume, me reproche-t-il gentiment. Alors ne va pas croire que je vais traîner avec d'autres femmes, parce qu'il n'y a que toi dans mon cœur. Compris ?

Je m'apprête à répondre quand un bruissement à ma gauche m'interpelle. J'ai juste le temps de voir Yanos se lever avant qu'il ne s'éloigne rapidement en direction de la tente, la démarche crispée, et ouvre les pans de l'entrée blanche avec rage.

— Qu'est-ce que...

— Ses sentiments pour toi ne sont pas tout à fait taris, m'explique Adrian. Moins forts, mais toujours présents, je suppose. Alors ça doit être assez dur pour lui d'entendre ça. J'aurais dû faire attention.

— Ne te retiens jamais de dire ce que tu penses, sauf si c'est blessant. Je déteste l'hypocrisie.

— Je ne suis pas hypocrite, Ciel. Juste prévenant. Tu ne vas quand même pas me le reprocher ?

Il se penche doucement vers moi, joueur. Ses yeux noirs comme la nuit brillent d'une lumière farouche, et il vient caler son menton sur mon épaule sans cesser de me fixer.

— Tu es très belle, à la lueur des flammes, mon ange.

— M... Merci. Toi aussi, tu es très beau, bégayé-je.

Son rire feutré chatouille mon oreille tandis que son sourire appuie sur ma peau. Il s'approche encore, jusqu'à ce que son front se plaque contre ma mâchoire, puis il chuchote :

— J'aime bien t'entendre dire ça.

Des frissons frétillent le long de mon corps quand il dépose ses lèvres sur la pâleur de ma gorge. Inconsciemment, je penche la tête pour lui offrir plus de manœuvre. Il se met à me mordiller, puis à caresser du bout de la langue ma petite pomme d'Adam, sa bouche chaude contre ma froideur cutanée.

— Ça chatouille, ne puis-je m'empêcher de lâcher.

— Et là, ça chatouille ? esquisse-t-il en remontant pour attraper mes lèvres dans les siennes.

Incapable de répondre, je m'abandonne à lui, soutenue par sa main qui s'est glissée sur ma nuque pour tenir ma tête. Ses cheveux bouclés tombent contre mon visage, et les miens glissent derrière mes épaules. Il s'installe plus confortablement sur ses genoux pour continuer à m'embrasser avec passion, dérobant mes pensées une à une.

— Ciel ? Adrian ? interpelle subitement la voix de Milène non loin.

Mon prince relève doucement son visage pour la regarder, l'air pas le moins gêné du monde, sans cesser de tenir mon crâne, comme si cette situation était parfaitement normale.

— Oui ?

— Oh, euh... Pardon, je voulais pas vous déranger. Je me demandais, vous n'auriez pas vu Yanos ?

— Il était là il y a à peine une minute, il n'est pas rentré dans la tente ?

— Non.

Adrian me libère enfin de son agréable emprise, et se relève en époussetant ses vêtements recouverts de terre et de poussière. Je l'imite, tout aussi sale que lui.

— Yanos ? crié-je, ne discernant plus rien autour de nous à part l'anneau bleu de protection, la nuit ayant gagné beaucoup trop de terrain.

Aucune réponse. Blanc total. Seul le bruissement paresseux des feuilles au-dessus et les chants des quelques grillons troublent le silence.

— Yanos ? je répète, plus fort.

— Ça sert à rien, Ciel. Soit il ne veut pas répondre, soit il est trop loin.

C'est ma faute ! hurle ma conscience. Ma faute s'il est parti. Ma faute si je ne cesse de piétiner son cœur déjà meurtri. Ma faute, entièrement ma faute.

Mais où est-il, bon sang ? Est-ce qu'il est en train de s'aventurer seul, hors du cercle de sécurité, alors que des hommes sont à notre traque ? Est-ce qu'il est en train de nous faire une mauvaise farce de très, très mauvais goût ? Non, ça ne lui ressemble pas. Mais où diable s'est-il encore fourré ?

— Milène, tu peux pas faire un sort de localisation ? Je sais que Julien en avait fait un pour me trouver, avant que je ne vienne au château, demandé-je, la voix chevrotante.

— C'est un sort trop compliqué pour mon niveau, s'excuse-t-elle. Et comme il ne possède aucun pouvoir magique, je ne peux pas faire un sort de lien. Je n'ai aucun moyen de savoir où il est.

— Je m'en occupe, grogne Adrian. Restez ici, toutes les deux, et ne bougez pas avant que je ne sois revenu avec le sous-fifre. Je pars à sa recherche.

Sans un mot de plus, et ne nous laissant pas le temps de répondre, il se transforme dans une gerbe de plumes, et comme un tourbillon noir d'encre, il s'envole dans la nuit étoilée par-dessus les sapins millénaires.

Milène lâche un petit sifflement admiratif avant de se tourner vers moi, l'air penaud.

— Je suis désolée du malentendu qu'il y a eu. Je ne cherchais pas à séduire le prince, j'étais en train de fondre en larmes à cause... de toute cette pression, et il m'a gentiment prise dans ses bras. C'est un homme très attentionné, tu as de la chance d'être sa préférée.

— Non, c'est moi qui m'excuse, c'est ma faute. Je ne vous ai même pas laissé le temps de vous expliquer. Je me suis laissée emporter par ma colère.

— On a tous le droit de ne pas pouvoir gérer ses émotions, dit-elle dans un murmure avec un faible sourire sans joie sur les lèvres.

Non, pas moi, pensé-je amèrement en ravalant mes paroles obscures.

•⚔︎•

Nous avons attendu le retour d'Adrian presque toute la nuit, mais emportées par la fatigue et la faim, nous nous sommes résolues à manger le lapin presque cramé et à nous assoupir près du feu. Au petit matin, nous sommes réveillées par des bruits proches de nous, des sortes de coups et de chiffonnements.

J'ai peine à ouvrir les yeux, mes quelques maigres heures de répit ont été trop courtes. Je ne suis pas prête à passer une nouvelle journée à cavaler, je veux rester ici, à dormir, encore et encore.

Mais alertée par les sons suspects, je me force à me redresser. Le feu s'est éteint, et il ne reste que des cendres grises, dont certaines fument encore. Ma vision floutée par l'épuisement, je ne discerne rien, hormis ces frottements étranges. Enfin, j'aperçois, près de nous, une forme noire et assez imposante se tortiller au sol.

— Mais qu'est-ce que...

Je force mes pupilles à retrouver leur netteté, tout en soulevant difficilement mon corps. Le sol vacille – ou peut-être est-ce moi – et je titube sur mes deux pieds. J'essaye de m'approcher de la masse gigotante, reconnaissant petit à petit des ailes et des écailles.

— C'est toi, Adrian ? questionné-je en me frottant les yeux.

Pour seule réponse, un gémissement plaintif. Enfin, j'y vois correctement ! Je détaille le dragon allongé face à moi, quand un détail heurte mes yeux.

Une flaque obscure, aux reflets bordeaux, à l'odeur métallique.

Du sang.

Je prends conscience que la tâche s'étend, doucement mais sûrement, et que l'abdomen bestial de mon prince se soulève à trop vive allure.

— Tu... Tu es blessé ? m'alarmé-je en m'accroupissant à ses côtés.

Il lâche une autre lamentation, plongeant ses yeux infiniment noirs dans mes pupilles bleues, et je comprends que quelque chose ne va pas. Pas du tout, même.

— Seigneur, Adrian, où est-ce ? Que s'est-il passé ? Pourquoi ne reprends-tu pas ta forme humaine ?

Je pousse ses ailes repliées sur son abdomen et découvre, au milieu des écailles sinistres, une flèche profondément enfoncée. Le liquide de ses veines en coule comme une fontaine, silencieusement, jusqu'au sol. Qui a bien pu faire ça ? Qui a tiré sur mon prince ? Qui sont-ils ? Les hommes au collier ?

— Milène ? j'appelle d'une voix chevrotante. Milène ?

— Mmm... Quoi ?

— Il faut que tu viennes. Tout de suite.

Je jette un coup d'œil dans sa direction et la vois en train de s'enfoncer dans sa couverture.

— Tout de suite ! crié-je sèchement pour la réveiller.

— Ciel, tu commences sérieusement à me briser les...

Elle s'interrompt brutalement quand elle pose ses yeux sur la scène. Sans autre commentaire, elle se lève aussi vite qu'elle peut et me rejoint auprès du dragon.

— Par tous les saints..., murmure-t-elle, horrifiée.

— Milène, réveille-toi, les saints ne nous seront d'aucune utilité, ici ! Il faut qu'on fasse quelque chose !

— Je veux bien, mais il faut qu'il reprenne sa forme humaine pour ça. Je ne sais pas soigner les dragons...

Un gémissement douloureux s'échappe de la gueule d'Adrian, et ses pupilles voyagent entre nous et la flèche. Il semble vouloir nous faire passer un message, mais lequel ?

D'une griffe, il trace une croix dans le sable, tremblant de tout son corps. Puis il nous pointe vaguement, et recommence, d'abord la croix, puis nos corps. Mon esprit tilte à son troisième aller-retour.

— Il ne peut pas se transformer ! je m'écrie. À cause de la flèche !

Il acquiesce de son long museau, et souffle bruyamment par ses naseaux humides et brûlants.

N'y tenant plus, et d'un geste ferme, j'empoigne la hampe meurtrière et la tire d'un coup sec. Adrian mugit de souffrance, et une quantité encore plus inquiétante de sang se met à gicler sur nos vêtements, tandis que je jette au loin la raison de ses supplices.

— Adrian, transforme-toi, vite ! le pressé-je, consciente que ce n'est qu'une question de secondes.

Un tourbillon nous obscurcit la vue et, une poignée d'instants plus tard, un homme gémissant et haletant, recroquevillé sur lui-même et recouvert de sang et de sueur nous apparaît.

— Aide-moi à le porter. On va le coucher dans la tente, et... et on va le guérir. Avec la magie. Il sera comme un sou neuf.

— Ciel...

— Milène, qu'est-ce que tu attends pour m'aider ? geigné-je en voyant qu'elle reste inactive, l'air abattu.

— Ciel, c'est trop tard...

— Non, c'est pas trop tard ! Il faut juste que tu m'aides, que tu... que tu...

— La flèche a touché son poumon...

Adrian halète, sa poitrine pleut et se marbre de rouge, l'oxygène semble ne pas pouvoir accéder jusqu'à son corps. L'état est critique, bien plus que pour Yanos. Chaque instant qui passe le mène encore plus vers un non-retour. Vers la mort.

— Aide-moi ! je pleure à chaudes larmes. Aide-moi !

— Notre magie n'est pas assez puissante, Ciel...

— CLARTÉ ! je hurle depuis les abysses craquelées de mon âme. CLARTÉ, À L'AIDE !

Rien. Rien. Néant. Rien ne se produit, personne ne répond. Personne. Je lève le visage et scrute les étoiles en quête d'un signe, d'une parole, de quelque chose. Mais rien.

— NOOOON ! AIDEZ-MOI ! Aidez-moi ! Aidez...

Ma tête m'élance à cause des sanglots mêlés à mes cris déchirants. Je tente, comble du désespoir, comble de tout ce que je n'ai pas pu faire, comble de toutes mes erreurs, je tente quelque chose que je sais comme un regret :

— OBSCURITÉ !

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top