4. Saveurs amères

Lorsque je me réveille enfin, la première chose que je remarque est que les quelques rayons de soleil qui s'échappent de la fenêtre laissent comprendre que la journée est bien entamée. Bizarre, je me lève toujours très tôt. Pourquoi mon père n'est-il pas venu me sortir du lit ?

Ensuite, je me rends compte que je suis étrangement bien. Ma couche est délicieusement agréable, j'ai l'impression d'être allongée dans de l'eau.

Lorsque je tâtonne à ma gauche et que je ne sens pas le mur en bois habituellement présent, je me redresse. Où suis-je ?

Les souvenirs me reviennent peu à peu. Le prince, l'histoire, l'immense chambre. Je déglutis. Quelle heure est-il ? Je suis perdue, loin de mes repères et de mes habitudes.

Trois petits coups à la porte me font sursauter. Celle-ci s'entrebâille, laissant voir une silhouette inconnue.

— Ciel ?

Une voix grave et masculine s'élève. Je me pétrifie. Qui est-ce ?

L'homme rentre dans la pièce en refermant la porte derrière lui, puis vient s'asseoir sur le lit, assez loin de moi. Une odeur familière arrive jusqu'à mon nez, mais je n'arrive pas à mettre de nom dessus.

— Qui êtes-vous ?

Je peux presque discerner un sourire étirer ses lèvres.

— Votre prince.

— Ah, euh...

Un étrange feu m'embrase les joues. Je me souviens que Fantine avait dit qu'elle passerait me réveiller. Pourquoi est-ce le prince à la place ?

— Ta domestique est... hum, occupée, dit-il comme s'il lisait dans mes pensées. Et le déjeuner va être servi. Veux-tu te joindre à nous ?

— À... à vous ?

— Oui, nous, la famille royale.

Ils veulent que je mange avec eux ?

Mon souverain se lève et se dirige vers la fenêtre, puis tire le rideau de velours d'un coup sec. La lumière soudaine me fait mal aux yeux, je baisse la tête en portant une main à mon front comme visière.

— T'es-tu bien reposée ? Tu étais réveillée quand je suis arrivé.

— Oui, j'ai dormi un peu. Merci.

— Je te laisse t'habiller, je t'attends devant ta porte.

— Pourquoi ?

Il me jette un regard mi-surpris, mi-amusé, deux orbes noirs brillant sur son visage si semblable à celui de son père.

— Connais-tu le chemin jusqu'à la salle à manger ?

— Oh... non.

Il commence à sortir quand je l'interpelle.

— Monseigneur ?

— Oui ?

— Je... je ne sais pas... Comment dois-je m'habiller ?

Il me scrute longuement, si bien que je commence à me tortiller sous l'effet de la gêne. Puis, après des secondes qui me semblent durer une éternité, il répond :

— Je vais demander qu'une domestique s'occupe de toi. Ne sois pas trop longue.

Il sort sans un mot de plus.

Un drôle de frisson glacé me parcourt la colonne. Ce prince a un côté un peu inquiétant, un peu sombre, qui me donne la chair de poule.

À peine quelques minutes après, une autre servante, environ de mon âge, rentre dans ma chambre. Elle m'adresse un grand sourire qui me réchauffe le cœur.

Après nous être présentées et lui avoir expliqué ma situation, elle m'a aidée à me toiletter, puis mettre un dessous, une robe, des bijoux et enfiler des souliers.

— Tu sais Dahlia, c'est bizarre de porter ces vêtements. Je n'ai pas l'habitude d'être habillée de la sorte. Je me sens un peu mal à l'aise.

— Oh, Ciel, je ne vous ai pas mis de corset. Quand vous en porterez un, vous verrez ce que c'est d'être véritablement mal à l'aise.

— Ah..., je souffle en jouant avec une mèche de mes cheveux.

Une fois apprêtée, je sors, cherchant le prince des yeux. Il est là, adossé au mur, les bras croisés. Pourquoi se met-il toujours dans l'ombre ? Je m'approche de lui d'un pas hésitant. Lorsqu'il m'aperçoit, il se redresse et m'observe de haut en bas. J'ai l'impression de passer sous une cascade bouillante, brûlée par le feu de son regard. Ne cessera-t-il donc jamais de me troubler ?

Ses yeux remontent et rencontrent les miens. Plus rien n'existe hormis lui. Moi. Nous.

— Tu es de toute beauté, murmure-t-il.

Oh !

Il est vrai que j'ai l'air changée, dans ma robe blanche bouffante. Elle est dénudée aux épaules et marque la taille, et est si longue qu'elle frôle le sol dans un bruit étouffé. Je n'ai jamais porté quelque chose d'aussi soigné, pourtant j'ai pris un vêtement des moins impressionnants dans mon armoire.

Je le remercie en bafouillant. C'est la première fois que l'on me dit que je suis jolie.

Le prince plie son coude, me présentant son avant-bras. Je reste figée, ne sachant pas du tout quoi faire. Il soupire, puis laisse retomber son bras, avant de me pousser légèrement le dos pour m'intimer d'avancer.

Nous marchons côte à côte dans le plus grand des silences. Je tâche d'être gracieuse dans mes nouvelles chaussures, mais c'est peine perdue. Je dois faire pitié à ce pauvre prince, ne connaissant ni l'élégance ni les bonnes manières. Lui qui n'a connu que de belles dames, filles de ducs, princesses de royaumes, il ne doit pas avoir l'habitude de voir des empotées comme moi. Enfin, si on m'avait dit que j'allais habiter au château royal ! J'ai encore du mal à y croire.

— Majesté, mademoiselle, dit un garde posté à côté d'une porte. Le repas est prêt.

Il ouvre les battants et s'écarte, nous faisant signe d'entrer.

Je suis frappée par des odeurs alléchantes. Jamais je n'ai senti d'aussi merveilleuses senteurs. J'ai brusquement l'eau à la bouche, et la faim, cette vieille amie, me tord l'estomac sans prévenir.

Une immense table se dresse au centre de la pièce. Les bougies éclairent le buffet par milliers. Des couverts, des plats, des bouteilles – la table croule sous ses effets. Une longue nappe rouge sied le tout, faisant ressortir le luxe de ce déjeuner.

Le roi est déjà assis en bout de table, accompagné du mage. Nous savons tous que la reine a été emportée par la maladie il y a plusieurs années : sa place à gauche du roi est donc vide, me donnant un vague sentiment sordide.

Le prince prend place à droite de son père, tout en m'indiquant de m'asseoir à côté de lui. J'adresse un timide signe de tête aux deux autres hommes, ne sachant pas vraiment comment les saluer.

— Content de te revoir, Ciel, dit le roi avec un sourire. J'espère que les plats seront à ton goût. Nos cuisiniers se sont démenés pour ton premier repas parmi nous.

J'avale difficilement ma salive en forçant un sourire. Sait-il que nous autres paysans mangeons parfois la même nourriture que les chevaux ?

— Je suis reconnaissante de leurs efforts. Je suis certaine que ce déjeuner sera le meilleur que je n'ai jamais mangé, j'affirme d'une voix tremblante.

Le roi saisit sa fourchette, tandis qu'un domestique sorti de nulle part lui sert des pommes de terre. Je sursaute lorsqu'un autre se place à côté de moi sans un bruit et remplit mon assiette d'une quantité telle que je n'ai jamais avalée.

— Euh, merci...

Le jeune homme s'en va dans une jolie révérence, me laissant face à des mets que je ne connais même pas.

J'attrape mes couverts et entreprends de découper ce qu'il me semble être de la viande de veau. Le filet est tendre et juteux, rosé à l'intérieur. Lorsque je plante un petit bout entre mes lèvres, c'est l'explosion de saveurs. Je ne savais pas que la nourriture pouvait avoir pareil goût, pareille onctuosité, pareil plaisir à être dévorée. Je mastique lentement, comme si c'était ma dernière bouchée.

Je repense à mon père. Va-t-il manger, aujourd'hui ? Maintenant que je suis partie, il y aura plus de quantité pour lui, j'espère.

Les larmes me montent aux yeux. C'est injuste que nous, laboureurs, qui représentent la richesse et la prospérité du pays, ne connaissions pas une vie ne serait-ce que l'ombre de modeste. Nous vivons dans la pauvreté, tout en contribuant à la richesse des autres.

Je repose ma fourchette, partagée entre la faim et le dégoût. La viande me semble amère, à présent. Les souvenirs m'assaillent et me font culpabiliser d'être ici. Je mange à la table royale, alors qu'hier je me salissais les mains dans les champs. Combien vont rester affamés, aujourd'hui ? Combien vont compter leurs côtes, effleurer leurs joues creuses ?

— Tout va bien, Ciel ?

Je tourne la tête. Le roi me jette un regard inquiet – il ne doit pas comprendre pourquoi j'ai soudain l'air si triste. J'ai peur de répondre, j'ai peur qu'à la place de mots sorte un sanglot d'entre mes lèvres. Ils ne savent pas, ils ne peuvent pas, ils n'ont jamais eu faim. Réellement faim.

Une main chaude vient se poser sur mon épaule nue, déclenchant un frisson dans mon bras. Je tourne la tête vers le prince, qui lui aussi me regarde, alarmé.

J'espère qu'il lit dans mes yeux mon désarroi, ma peine, et que je n'aurais pas à leur expliquer. Je ne veux pas qu'ils me prennent en pitié, je ne suis pas une pauvre bête sans défense : je suis une paysanne qui a toujours vécu dans la misère et qui découvre que tout n'est pas douleur.

— Ne te sens pas obligée de manger, murmure-t-il.

Je hoche la tête, incapable d'émettre un seul son. Il a compris. J'ai l'étrange impression qu'il peut lire en moi comme dans un livre ouvert. Et plus bizarre encore, cette sensation est réciproque. Un seul coup d'œil nous suffit.

Je reprends fébrilement mes couverts et entreprends d'avaler mon assiette, la nourriture n'ayant désormais plus aucune saveur sur ma langue.

Et, malgré l'écœurement que je porte dans la gorge, pour la première fois de ma vie, je me sens rassasiée.

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