38. Un nouveau début
— Mmm...
Assis autour de l'immense et démesurée table de repas, Adrian, Yanos et moi attendons avidement les paroles de Julien concernant le voyage à venir.
L'odeur des plats chauds me donne le tournis. J'ai une faim titanesque, mais pas assez pour ne pas être préoccupée par tous ces changements. Juste devant moi, un cochon grillé et entier, entouré d'oranges et de feuilles de thym, dégage un jus parfaitement alléchant qui me fait déglutir à plusieurs reprises. Nom de Dieu, qu'est-ce que ça a l'air bon !
Je souffle une énième fois en regardant Julien renifler les plats croulants sur le bois ancien, et gardant le sujet que nous attendons tous obstinément fermé.
— Le repas n'a-t-il pas l'air exquis ? s'extasie-t-il.
— Si, dit Adrian avec froideur. Julien, tu...
— Servez-vous, les enfants, mangez, mangez ! Ce rôti est alléchant.
— Mais...
— Au fait, comment vous appelez-vous, jeune homme ?
— Yanos, monsieur, et...
— Yanos ? Yanos Brussel ? Il me semble avoir déjà entendu votre nom.
— Julien ! crié-je, énervée.
Il cesse de nous couper et se tourne vers moi.
— Parle-nous du voyage.
Le mage gratte sa barbe blanche d'un air pensif et prend enfin la parole, ses yeux de vieillard semblant s'écrouler encore plus sous ses rides ternes.
— Je lisais un recueil des rois et reines de Russie et je suis tombé sur une lignée Skymoon. Il ne peut pas y en avoir deux, c'est évident. C'est donc forcément tes ancêtres qui ont migré. Et je suis intimement persuadé qu'il faut que vous leur rendiez visite. Je sens que ça va changer beaucoup de choses.
— Nous ? Tu ne viens pas ?
— J'ai donc l'air si jeune que ça ? plaisante-t-il. Non, Ciel, avec mon vieil âge, je ne suis plus apte à vagabonder.
— Mais, Julien, on va avoir besoin de toi !
— Non, vous partirez à quatre. Je ne peux vraiment pas faire ce voyage.
— Quatre ? Qui est la quatrième personne ?
— Moi, lance une voix féminine derrière nous.
Je me retourne pour distinguer une chevelure blonde que je connais bien.
— M... Milène ?
— Milène s'est depuis peu découverte des talents de mage, explique Julien. Et après quelques tests, je peux vous assurer que c'en est une très puissante... et bien plus jeune que moi. Elle vous accompagnera dans votre quête, ses talents vous serons d'une grande aide.
— M... mage ?
J'observe avec des yeux ronds mon amie bourgeoise s'asseoir à notre table, à côté de Yanos. Elle porte une robe violette très élégante brodée de lys sur la jupe, et a relevé sa crinière de soleil en un chignon désordonné.
— Regarde, dit-elle avec un sourire.
Elle approche sa main d'une chandelle allumée et tourne le poignet d'un geste gracieux. La flamme s'éteint, comme emportée dans la paume de mon amie. Un mouvement inverse, et le feu réapparaît.
Adrian siffle d'admiration, et Yanos ouvre et referme la bouche sans produire un seul son. Pour ma part, j'essaye de trier le flot de questions qui m'assaillent avec violence.
— Mais depuis quand ? balbutié-je enfin après un dur débat intérieur.
— C'est très récent, répond-elle de sa jolie voix cristalline. Depuis deux jours, en fait. Je me suis rendue compte que j'arrivais à créer des bourrasques de vent lorsque j'étais en colère, alors je suis tout de suite allée voir le mage pour lui en parler. Il m'a finalement trouvée des dons de magicienne. C'est incroyable, Ciel, hein ? Je suis une magicienne ! Pour de vrai ! Tu te rends compte ?
— Oui, Milène... Mais tu... Est-ce qu'elle sait pour... pour nous ? je bafoue en tournant les yeux vers le vieux mage souriant.
— Oui, il m'a tout raconté ! s'émerveille la nouvelle magicienne en tapant des mains. La prophétie, les dragons, tout !
Mon cerveau se fait piller d'informations. Un mal de tête commence à se faire traîtreusement sentir, et je m'empresse de boire de l'eau dans un verre plus coûteux que ma ferme familiale pour m'éclaircir les idées.
Milène. Est. Une. Magicienne.
Je tente désespérément d'inscrire cette phrase dans mon stupide esprit qui refuse de l'avaler. Je continue de ne voir que mon amie douée en broderie lorsque je croise ses iris verts débordants de joie. Quelques boucles rebelles rebondissent sur ses tempes, et sa peau laiteuse semble briller sous l'éclat des nombreuses bougies.
Milène est vraiment une belle femme, qui a été abîmée par la mort de ses parents. Depuis, elle accorde difficilement son affection, et encore moins sa confiance. Je suis l'une des rares privilégiées à pouvoir me vanter de mon statut d'amie auprès d'elle.
— Quand partons-nous ? interroge Yanos.
— Demain, dès l'aube. Ne perdez pas de temps. Vos sacs sont déjà prêts, et vos chevaux ont été généreusement nourris. Il ne vous reste plus qu'à enfiler vos capes de voyage et à grimper sur vos montures.
— Comment savoir où aller ? demandé-je en me rendant compte que je n'ai aucun idée de comment aller en Russie.
— Je vais vous donner une carte, bien sûr, avec les différentes villes que vous devrez franchir pour ne pas vous perdre. Essayez quand même d'être discret : tous les royaumes ne sont pas aussi pacifiques que le nôtre.
Il marque une légère pause. Son regard s'assombrit et se fait plus grave, et sa voix devient plus rauque.
— Certaines personnes renient la magie et la haïssent. Aveuglés par la peur, il font tout pour l'éloigner d'eux. Des gens se font tuer, des femmes se font noyer, et des enfants se font torturer parce qu'on les soupçonne d'être des sorciers. Alors vous allez devoir vous montrer très, très prudents, et ne parler de vos aptitudes sous aucun prétexte. Il en va de votre vie.
Nous acquiesçons dans un silence de mort. Je sens que ce voyage va être une péripétie des plus étrange et riche en rebondissements...
— Alors, qui veut attaquer ce cochon en premier ? s'exclame joyeusement Julien en désignant le rôti face à nous.
•⚔︎•
— Mademoiselle ? Mademoiselle, il faut vous réveiller !
— Noooon.
Je râle d'un voix cassée alors que ma domestique me secoue les épaule.
— Ma... de... moi... selle !
Fantine ponctue ses syllabes par des coups sur ma tête à l'aide d'un oreiller. Excédée, elle tente de me soutirer à mes draps par la force, mais malheureusement pour elle je ne suis décidément pas d'humeur à faire des efforts.
J'entends ses pas s'éloigner à mon grand soulagement – enfin, elle s'en va ! – et laisse mes paupières se refermer pour replonger doucement dans mon délicieux sommeil.
Soudain un liquide glacé me fouette le visage. Je me redresse immédiatement, paniquée, et cligne des yeux pour chasser la substance froide qui s'est insinuée dans mes cils.
— Tu m'as balancé de l'eau sur la tête ? crié-je en repoussant mes cheveux désormais mouillés.
— Vous refusiez de vous lever ! se défend-elle.
— Argh ! marmonné-je en me levant d'un seul coup pour tirer mes rideaux épais.
La lumière de l'aube vient doucement inonder mes draps, tandis que le spectacle du soleil levant coupe court à ma colère en un souffle.
— C'est si beau..., je murmure à Fantine qui s'est discrètement rapprochée.
— Vous devez vous habiller, Ciel...
— Oui... D'accord.
Je tourne les yeux vers les habits qu'elle me tend. Un pantalon en toile, noir et ample, simple et relativement passe-partout. Avec, une chemise blanche, des plus banales qui soit, une cape chaude et de longues bottes de cuir montantes. Propre, minimaliste, réutilisé. Une tenue de voyage, en somme.
Prête en à peine quelque minutes, ma servante me brosse maintenant les cheveux pour tenter de les discipliner. Mes ondulations rebelles n'ont jamais obéi aux coiffures qu'elle tentait d'exercer, à sa plus grande frustration.
— J'abandonne. J'ai beau essayer de démêler votre crinière, je n'arrive jamais à un résultat convainquant.
Elle m'intime d'une pression sur l'épaule de me lever, puis part fouiller dans mes innombrables bijoux tandis que j'observe le paysage si particulier du passage entre le jour et la nuit.
— Tenez.
Fantine me tend ma broche en or, celle qui représente un dragon, que j'ai trouvée un jour par terre. Je la prends entre mes doigts et l'observe comme si c'était la première fois.
— Mettez-la. Je suis certaine qu'elle vous portera chance.
— Ce n'est qu'une broche.
— Ne sous-estimez pas les petites choses, Ciel.
Elle plonge son regard doux et chaleureux dans le mien, et esquisse un sourire triste.
— Vous allez me manquer pendant votre escapade. Soyez sage, en Russie.
— Promis. Et toi, essaye de ne pas trop penser à Adrian.
Ses joues rosissent aussitôt, comme à chaque fois que je mentionne notre beau et charismatique souverain.
— Le prince est un homme bien, bafouille-t-elle en tordant ses petits doigts. Mais je sais bien qu'il n'a d'yeux que pour vous.
— Allez, ne sois pas jalouse. Je ne suis pas meilleure que toi... Je suis sûre qu'un jour tu trouveras un mari digne de t'épouser.
— J'en doute, objecte-t-elle d'une toute petite voix. Je suis destinée et vieillir comme servante au palais, pas comme future femme.
J'adresse un sourire sans joie à mon amie, ne sachant quoi répondre. Elle a raison, et ça me fait mal au cœur. Notre monde est bien désolant, parfois.
— Je ne dois pas pleurer. Après tout, vous rentrerez au château, et même si je ne sais pas quand, je vous reverrai, ajoute-t-elle en épinglant la broche, les doigts tremblants.
— Tu as raison. Où est mon sac ?
— Là-bas. J'ai vérifié qu'il ne manquait de rien. Si jamais il vous arrivait malheur, j'ai caché une bourse dans une paire de chaussettes. Les beiges. Il y a dedans de quoi survivre pendant plusieurs jours sans s'inquiéter.
— Merci, Fantine... Mais d'où vient l'argent ?
— Top secret. Vous préférez ne pas savoir.
Elle me considère pendant quelques secondes avant de cracher le morceau.
— J'ai revendu l'un de vos colliers que vous n'aimiez pas, avoue-t-elle. Je me suis dit que vous ne m'en voudriez pas trop.
— Je ne t'en veux pas. Ne t'en fais pas, je n'en parlerai à personne. Ce sera... notre petit secret, ajouté-je avec un clin d'œil.
Je me baisse pour prendre le sac bien gonflé et le glisser sur mes épaules. Je soupèse son poids, et me félicite intérieurement d'être plus musclée que les dames de mon âge, grâce aux heures passées à labourer les champs sans relâche.
Après un dernier sourire, je sors de ma chambre, et laisse résonner le talon de mes chaussures sur les pierres froides du couloir en direction des écuries. Malgré ma peur, je m'efforce de rester déterminée. Accompagnée par Adrian et Yanos enfin en bons termes, et une amie apprentie magicienne, que peut-il m'arriver ?
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