37. Décisions

Adrian m'a emmenée jusqu'à la salle du trône, arborant fièrement ma main posée sur son bras, comme s'il avait l'honneur d'être à mes côtés, ce qui, j'avoue, me laisse sceptique.

— On y est. Enlève-moi cette mine triste de ton visage, mon ange. Je suis là pour te protéger s'il se passe quoi que ce soit.

Sans prévenir, il se penche vers moi et dépose un chaste baiser sur mes lèvres avant de se redresser et d'ouvrir les lourdes portes devant nous.

J'ai la tête qui tourne et les jambes flageolantes lorsque nous franchissons le seuil, perturbée par ce contact entre nos lèvres, aussi inattendu qu'agréable.

Il n'y a personne. Le roi et Pedro devraient arriver d'une seconde à l'autre, mais pour l'instant, tout est désert. Il n'y a même pas de gardes. Juste le prince et moi. Et notre troublante proximité qu'il prend manifestement un malin plaisir à entretenir.

— J'ai beaucoup réfléchi à ce que tu m'as dit, hier, tu sais, commence-t-il.

— Ah oui ?

— À propos de l'amour. Tu as dit que ce n'est pas une faiblesse.

— Parce que c'est ce que je pense.

— Mais alors, j'aimerais que tu m'expliques comment je peux en faire une force.

Je le dévisage, les yeux ronds. Ai-je bien entendu ? Veut-il vraiment que je lui apprenne à aimer ? Je repense à Yanos. En vérité, il est impossible d'aimer sans souffrir. Mais chaque bonne chose a ses mauvais côtés – et chaque mauvaise chose a ses bons côtés. C'est ainsi, et c'est sûrement le seul moyen d'entretenir un équilibre.

— Je...

— Ah, vous êtes déjà là ! me coupe une voix grave dans notre dos.

Nous nous retournons pour nous retrouver face au roi, suivi de près par Pedro et...

— Jake, dit Adrian d'une voix sèche.

— Adrian.

— Yanos, intervient une troisième personne.

Le garde aux yeux verts apparaît derrière les trois hommes, réchauffant instantanément mon cœur, un éternel sourire arrogant aux lèvres.

— Est-ce que tu viens de dire ton propre prénom ? demande Adrian en grimaçant.

— Il fallait bien que quelqu'un le fasse, rétorque-t-il.

Je jette un regard perplexe à Yanos avant de glousser sans pouvoir m'en empêcher.

Indifférent aux codes et à l'étiquette, il se précipite vers moi et me prend dans ses bras. Bien que ça paraisse fou, c'est lui qui m'a conseillée d'aller voir Adrian dans sa chambre, hier soir, et il m'a même emmenée jusque là-bas pour que je ne m'égare pas. Malgré la mise à mort, l'antipathie et la jalousie qui confronte ces deux hommes, Yanos n'a pas pu s'empêcher de s'inquiéter en voyant la folie briller dans les yeux effrayés d'Adrian.

— Qu'est-ce que tu fais ici ? je demande en le serrant contre moi, sa douce odeur réconfortante nous enveloppant.

— Le roi m'a demandé de venir. J'étais quand même présent quand ce fichu prince d'Espagne a tenté de te zigouiller... Il n'aurait jamais pu savoir que c'était perdu d'avance.

Il baisse le ton de sa voix pour murmurer à mon oreille :

— Ma petite dragonne aux cheveux de feu.

Je rougis et nous nous écartons. Je change radicalement d'humeur en dévisageant Jake, qui me retourne la politesse, ainsi qu'à Adrian.

— Mais... et ta... mise à mort ? je demande à Yanos, me rendant compte qu'il n'est pas censé être... vivant.

— Mon fils et moi avons eu une discussion à ce sujet, ce matin, répond le roi. Tout va bien. Nous allons en parler, tu comprendras.

Je déglutis péniblement et vais m'asseoir sur une chaise entourant l'immense table au centre de la pièce, après un geste du souverain nous invitant à prendre place.

•⚔︎•

— Ici Jake Garcia Da Silva, prince d'Espagne, êtes accusé de tentative de meurtre auprès de la présente Ciel Hyrill, surnommée élue et protégée du royaume. Qu'avez-vous à dire pour votre défense ?

La voix autoritaire du roi me donne des frissons froids. J'ai l'impression de ne pas être à ma place ici, entre Adrian et Yanos, à juger un condamné. Ce n'est pas moi, d'être si cruelle et absolutiste.

— C'était une vengeance, répond Jake de sa voix râpeuse qui me file la chair de poule.

— Le meurtre n'est pas une façon de se venger, intervient Yanos dans un grondement sourd.

— Taisez-vous, garde Brussel, coupe le roi. Vous n'êtes autorisé à prendre la parole que si je vous le permets.

Puis il tourne lentement ses yeux noirs exactement comme ceux d'Adrian vers moi.

— Ciel Magda Hyrill, élue des légendes, sous ma protection ainsi que celle de mon royaume, victime d'une tentative d'assassinat. Décrivez comment s'est déroulée la scène.

— J'allais au boudoir, quand Jake m'a plaqué une main sur la bouche et tirée en arrière. Ensuite, il... il m'a coincée contre le mur et m'a menaçée d'un couteau sur la gorge, en disant qu'il allait se venger de mon prince d'avoir tué sa femme. Après... Après...

Je lance un bref regard paniqué à Yanos, et débite un mensonge que j'espère crédible.

— Après, Yanos est arrivé, a repoussé Jake et l'a neutralisé.

— Mensonge ! crie le prince d'Espagne.

— Taisez-vous, Jake...

— Elle s'est transformée en dragon ! continue-t-il en ignorant la remarque du roi. Elle est devenue une énorme bête blanche, et elle m'a empoigné...

— Jake..., feule Adrian.

— Elle a tenté de m'étrangler !

— Vous aviez failli enfoncer un couteau dans sa gorge, objecte Yanos.

— Ma femme est morte...

— IL SUFFIT ! tonne le roi en se levant.

Il coupe court à nos chamailleries, imposant son respect effrayant. Il se rassied en nous toisant comme des enfants pris en faute.

— Y a-t-il eu d'autres témoins que le garde Brussel ?

— Non, majesté.

— En vue de la situation, je condamne ainsi Jake Garcia Da Silva...

Nous retenons tous notre souffle. J'ai peur d'entendre les mots sortir de sa bouche, j'ai peur qu'il soit mis à mort. Pourquoi ? Aucune idée. L'idée de tuer quelqu'un m'effraie au plus haut point. Même ce détestable Jake, qui pour certains le mériterait.

— ... À prison à perpétuité. Cette scéance est close.

Il fait signe aux espagnols de partir, escortés par des gardes musclés, ne laissant aucune place aux protestations. Le prince se débat, hurle des menaces, mais ne parvient pas à se libérer de la poigne des deux hommes qui le tiennent.

— Vous trois, vous restez, dit le roi en nous désignant.

J'avale ma salive et triture mes doigts. Quelle décision ont-ils bien pu prendre concernant Yanos ? Vont-ils me punir de mon acte irréfléchi et aux conséquences lourdes ?

— Hier soir, j'ai dû calmer la foule hystérique qui courait dans tous les sens après ton intervention, Ciel. Les gens ont peur, j'ai été obligé de tout leur révéler, dans une ambiance de panique et d'incertitude. Résultat, bon nombre ne me croient pas, quelques uns ont même demandé à quitter le château. Je ne peux pas te laisser ainsi, sans aucune sanction, après avoir violé les codes aussi naïvement. Mais malheureusement, les... circonstances font que tu ne pourras pas purger de peine, pas tout de suite. Nous aviserons donc de cette affaire... plus tard.

Il m'adresse un regard désolé et ajoute d'une voix plus douce :

— Tu comprendras bien vite. Je sais que je ne fais qu'ajouter des mystères à la liste.

Marquant une pause, il appuie son dos contre le dossier de son siège en soupirant.

— Ce matin, aux premières lueurs de l'aube, Adrian est arrivé en catastrophe dans ma chambre pour me convaincre d'épargner Yanos.

— Quoi ?

Je fixe mon prince avec hébétude. Il a vraiment fait ça ? Mais...

— Pourquoi ?

— Il m'a expliqué que ta décision ne relevait pas d'un caprice mais d'une importante nécessité. Qu'il avait fait une erreur, et que la vie de ce garde était une priorité. Que ça avait un lien avec la prophétie, la magie, et toutes ces choses décisives qui se jouent en ces temps troubles.

Une main chaude vient discrètement se glisser sur ma cuisse. Un frisson parcourt mon corps tandis qu'Adrian caresse tendrement ma jambe par-dessus le tissu de ma robe. Il n'y a aucun sous-entendu dans son geste – simplement une façon de me dire : je suis là pour toi.

— Nous avons donc décidé de nommer Yanos premier général, afin de lui donner de plus amples pouvoir et une plus grande influence sur le peuple, ainsi qu'un rang plus élevé pour lui donner accès a une liberté plus étendue.

La mâchoire de Yanos se décroche au fil des mots du roi. Manifestement, il n'était pas au courant de ce changement. Il se lève, l'expression indéchiffrable, et débite à toute vitesse :

— Votre majesté, comment vous remercier ?

— Évitez simplement de vous faire tuer, général Brussel.

Il nous fait un clin d'œil complice et reprend la parole.

— Aussi, Julien m'a fait comprendre qu'il avait trouvé une piste concernant une page perdue.

Une piste ? Alors ça y est ? Nous avons des informations sur ce fichu papier déchiré ?

— Il a découvert une autre lignée Skymoon, vivant dans un royaume plus au nord. Pour répéter ses termes : « Allons rendre visite aux cousins de Ciel. » Vous partirez demain. Vos domestiques sont à l'instant même en train de vous préparer un sac. Julien vous parlera plus amplement de ce voyage au repas.

Je perds le sens de mes pensées. Tout s'embrouille, tout s'emmêle. Une autre lignée ? J'ai donc... une autre famille ? Et nous allons partir ? Voyager ?

— C'est d'ailleurs l'heure du déjeuner. Je vous laisse allez manger, messieurs. Ciel, j'ai une dernière chose à te dire.

Nous nous levons, et le roi attend que Yanos et Adrian soient partis pour se tourner vers moi.

— Ton père est venu te rendre visite, hier. Il a dit vouloir s'excuser, et a insisté pour te laisser la jument sur laquelle il est venu. Mais je me suis permis de lui refuser de te voir : de ce qu'Adrian m'a raconté, il a été assez odieux avec toi et t'as rejetée avec violence. Je m'excuse si ma décision ne te convient pas... Je cherchais seulement à te protéger.

— Mon... mon père... Il est venu... ?

Cette fois mon cerveau brûle, prêt à exploser. Mon père veut s'excuser. Il m'a enfin acceptée telle que je suis.

Mais suis-je prête à lui pardonner ?

— Oui. J'ai ordonné à ce qu'on le ramène chez lui en calèche, avec des sacs de grains et de riz. Ai-je bien fait ? Je ne voudrais pas gâcher ta relation avec ton père.

— Oui... Votre altesse, vous avez bien fait. Je vous remercie. Et... merci, pour Yanos. Mon acte mérite en effet une sanction. Je suis désolée de vous donner du fil à retordre...

— Ne t'inquiète pas. C'est mon rôle de roi d'essayer de prendre les meilleures décisions. Allez, va manger, j'entends d'ici ton ventre gargouiller.

Mon roi sourit sous sa barbe et me congédie d'une geste de la main. Je commence à partir, quand je fais volte-face, me souvenant d'un détail.

— Votre altesse ? Je peux vous poser une question ?

— Tu peux m'en reposer une, oui.

— Euh... Adrian a dit que j'étais la... la « préférée du prince ». Mais je ne sais pas ce que c'est.

Il rit doucement, apparemment amusé de la situation.

— Ça veut dire que tu es sa femme préférée. Mais comme tu es aussi la seule, ça revient à être sa compagne.

Mon sang tambourine brusquement à mes tempes, et mes jambes me paraissent lourdes. Adrian me considère donc comme sa... reine ?

Mais suis-je à la hauteur pour l'être véritablement ?

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