36. Prise de conscience
Ciel
Les yeux hagards et fatigués, Adrian a l'air d'être complètement boulversé. Est-ce ma faute ? J'enchaîne les gaffes, et je ne sais pas quoi faire pour me rattraper. Mais peut-on appeler une gaffe le fait de sauver une vie ?
Et ses blessures m'inquiètent, surtout quand il m'a parlé de l'Obscurité. C'est son élément qui l'a mordu ? Coupé ? Saigné ? Mais pourquoi ?
Dans ses bras, enveloppée d'une douce chaleur, je laisse mon prince me bercer, moins pour me réconforter moi que lui-même. Il semble si faible, si vulnérable, que je n'arrive pas à être en colère après lui, même en sachant comment il a osé me parler, sur la tour ouest.
— Où est ton garde ? demande-t-il.
— Dans ma chambre. Il m'attend.
— Je ne vais pas lui faire de mal, si tu te le demandes. J'ai... j'ai compris que je ne devais pas.
C'est pas trop tôt !
— Je suis désolé de ne pas t'avoir écoutée, continue-t-il, la voix tremblotante.
— Ne pleure pas..., chuchoté-je en caressant sous son œil gauche, son regard désormais brillant de larmes.
— Pardon... Pardon...
Je l'attire vers mon épaule où il enfouit son visage. Il s'agrippe à moi au niveau de ma taille et me serre très fort, comme s'il avait peur de tomber... ou de me perdre.
Il éclate en sanglots, bruyamment, sans retenue. Mes doigts caressent ses cheveux éparpillés, et quelques mèches frôlent ma joue. Il attrape un peu plus fort ma robe, puis s'installe presque sur mes genoux, raffermissant notre étreinte.
Il halète, hoquette, renifle. Et je laisse ma main se balader sur sa nuque, ses épaules, sous son oreille.
De longues minutes coulent, pendant lesquelles Adrian se calme peu à peu. Une fois ses larmes taries, il se redresse et s'installe plus à l'aise à mes côtés.
— Pedro Da Silva va revenir au château demain, lâche-t-il.
— Qui ça ?
Ce nom me rappelle quelque chose, pourtant je n'arrive pas à savoir quoi.
— Le roi d'Espagne.
— Oh ! Donc...
— Son fils sera là.
— Jake, c'est ça ?
— Oui. Il viennent pour le jugement du prince. Pour avoir tenté de t'assassiner.
Cette histoire m'était complètement sortie de la tête. Je ne sais même pas quand est-ce qu'ils sont repartis. J'ai été obnubilée par la vie de Yanos plus que de la mienne.
— Ne te fais pas de soucis, continue-t-il. Il n'aura pas le droit de t'approcher, et j'y veillerai personnellement... Il risque sûrement la prison à vie, où une mise à mort.
— Je n'en peux plus..., soufflé-je en massant mes temps, épuisée.
— Pardon ?
— Je n'en peux plus des mises à morts ! J'ai eu mon compte pour le restant de mes jours. Tuer n'est pas une solution.
Le regard d'Adrian se perd dans le vide, tandis qu'une expression triste lui barre le visage.
— Amanda.
Je reste muette un instant, désarçonnée. Je commence à en avoir ma claque des mystères et des choses incompréhensibles.
— C'était le nom de la femme de Jake, explique-t-il au moment où j'ouvre la bouche.
— Tu regrettes...
— Terriblement.
Je laisse un silence s'installer quelques secondes, cherchant comment réconforter mon prince tourmenté, avant de me laisser guider par je ne sais quelle impulsion.
Je dépose mes doigts sur son menton et attire son regard dans le mien. J'ai l'impression de plonger dans un lac glacé tant le gouffre lisible y est grand.
Sans hésiter je pose mes lèvres sur les siennes avec une douceur infinie, fermant les yeux par réflexe.
— Je suis un monstre, articule-t-il contre mes lèvres.
— Alors bats-toi pour faire en sorte que ça change.
N'y tenant plus, je scelle notre baiser avec fermeté, sa peau moelleuse sur la mienne. Son odeur corsée et masculine me chatouille le nez, son haleine se mélange à la mienne.
Il nous fait basculer sur le lit, et se place par-dessus mon corps. Son poids s'écrase sur le mien dans une étreinte moelleuse et charnelle. Ses gestes sont à la fois pleins de désir et et de désespoir. J'embrasse sa peine, j'embrasse ses chagrins, et j'y dépose des pansements. J'essaye de combler le néant qui l'habite, même si tout l'amour du monde ne semble pas pouvoir suffire face au vide effrayant qu'il porte en lui.
Ses mains tremblent le long de mes côtes et ma taille, comme s'il ne pouvait s'empêcher de me toucher malgré sa retenue. Mais pourquoi se retient-il ? Je n'ai pas peur de lui. Je n'ai pas peur de l'Obscurité en lui. Je n'ai pas peur de son contact.
Je l'enlace dans le dos, et laisse glisser mes doigts de plus en plus bas pour lui faire comprendre qu'il n'a pas besoin de se contenir. Mais au lieu de se laisser aller, il s'éloigne brutalement, comme giflé. Qu'ai-je fait de mal, encore ?
— Adrian ?
— Si on continue, je suis pas sûr d'arriver à m'arrêter, dit-il en passant fébrilement sa main dans ses cheveux ébouriffés.
— Et alors ?
— Ciel, tu n'es pas prête...
— Qu'en sais-tu ? dis-je, sentant la colère apparaître en moi, mêlée à une envie de rébellion soudaine. Je n'ai pas dit non, que je sache.
— Tu n'as que seize ans...
— Et bien assez pour savoir de quoi j'ai envie. Tu me laisses l'avenir d'un royaume entre les mains, pourquoi tu n'as pas confiance en moi ?
— J'ai confian...
— ALORS PROUVE-LE ! rugis-je en faisant un pas vers lui.
Il reste muet quelques secondes, bouche ouverte, ébahi par ma réaction. Il semble peser le pour et le contre. Mais pourquoi y met-il un contre ? Je ne suis plus une petite fille. Je suis l'élue, nom de dieu !
— Ma plus grande faiblesse, c'est l'amour, chuchote-t-il. J'ai besoin de savoir que quelqu'un tient à moi. Que je ne suis pas seul. Je ne sais pas si je tiens ça du dirigeant suprême ou... ou si c'est juste moi, mais j'ai le sentiment que sans amour, je plongerais complètement dans les ténèbres.
Je m'apprête à demander pourquoi il m'avoue ça, mais il me devance.
— Tu crois que je me serais amusé à te dévoiler ça si je n'avais pas une confiance aveugle en toi ? Donner ses faiblesses à quelqu'un, c'est donner les armes pour le détruire.
— Mais l'amour n'est pas une faiblesse...
Il inspire et détourne le regard, relâchant ses épaules en signe de défaite.
— Pour l'Obscurité... si.
•⚔︎•
Le roi d'Espagne arrive un peu avant le repas de midi. Je n'ai pas vu Adrian de la matinée, après l'avoir quitté hier au beau milieu de la nuit.
Mes quelques heures de sommeil ne m'ont pas suffi : je pique du nez et papillonne des cils. Les bourgeois autour de moi se sont regroupés pour former une allée, dehors, dans les jardins royaux, prêts à accueillir Pedro. Pour ma part, je n'ai pas du tout hâte de le revoir. Et encore moins son fils.
Des tas de rumeurs et conversations fusent de toutes parts. Pourquoi viennent-ils ? Que veulent-ils ? Il paraît qu'ils arrangent un mariage, disent certains.
S'ils savaient...
Des applaudissement surgissent, me sortant de ma torpeur. Je relève la tête, curieuse d'en voir la raison.
Je retiens mon souffle quand je vois Adrian, paré de ses plus beaux habits, sa couronne princière fièrement posée sur sa tête. Une cape de fourrure bleue recouvre ses larges épaules cachées d'un vêtements aux coutures d'or. Des bijoux, colliers et bagues ornent sa peau. Il a égalisé sa barbe sans la couper, résolution qu'il a prise le jour où j'ai avoué que ça me plaisait.
Il dégage une telle prestance, un tel charisme, que je reste bouche bée. Il est si beau, si impressionnant, que je n'en reconnais pas l'Adrian torturé par l'Obscurité, les joues striées de larmes.
Les femmes se mettent à chuchoter à et dévoiler exagérément leur poitrines, cherchant à attirer l'attention de mon prince. Mais celui-ci n'y fait pas attention : il marche, imperturbable, jetant par moments des coups d'œils à la foule, comme s'il essayait de trouver quelqu'un. Les hommes gonflent le torse, copiant la splendeur naturelle et surtout inimitable de leur prince.
Lorsqu'il arrive à ma hauteur, je ne peux m'empêcher de me hisser sur mes orteils et me dévisser la nuque pour le voir du mieux possible. Ils tourne la tête dans ma direction, et nos regards se croisent.
Un immense sourire heureux illumine son visage. Sans se soucier des réactions, il transperce la foule et joue des coudes jusqu'à moi.
— Salut, toi, me lance-t-il, les yeux plissés de bonheur.
— Adrian... Euh, Altesse... Tu... Vous... Mais...
Je bégaye, mes mots se perdant dans ma bouche, tandis qu'il rit gentiment. La gente écarquille les yeux autour de nous, stupéfaite de notre complicité... ou de ma réaction parfaitement ridicule.
Adrian prend ma main et me tire jusqu'à l'allée, nullement gêné, contrairement à moi. Mes joues me brûlent, et je lance des regards désespérés autour de moi, en quête de soutien. Mais les bourgeois se contentent de nous fixer avec des yeux ronds, et aucun ne semble prêt à me porter secours.
— Mesdames, messieurs ! clame Adrian d'une voix de velours. Je vous présente Ciel Hyrill, fille du paysan Hyrill, et élue des légendes. Et, par un heureux hasard, préférée du prince.
Un immense silence s'abat autour de nous. J'ai une envie furieuse de disparaître sous terre, et malgré mes efforts, je n'y arrive pas. Me transformer en dragon, aucun souci, mais ça, c'est impossible ? Je me suis faite avoir !
Adrian conserve son sourire rayonnant pendant qu'il m'intime de marcher à ses côtés. Mon cerveau bout à cent à l'heure pour essayer de comprendre ses propos : préférée du prince ?
Chacun de mes pas semble résonner dans mes oreilles. J'ai la désagréable impression qu'on chuchote sur moi, qu'on se moque de mes cheveux ou de mon visage banal. Je ne porte pas de perruque, comme les autres dames, et revêts une robe confortable mais jolie qui n'entre pas dans les codes de la mode. Pourquoi suis-je aussi mal jugée ? Est-ce ma faute, après tout ?
Après des minutes qui me paraissent durer bien trop longtemps, nous arrivons enfin aux portes du château. Je me dépêche de les franchir, pressée de fuir les regards accusateurs de la haute population.
Je déteste ces gens. Je les déteste, parce qu'ils se permettent de me rabaisser, alors qu'ils ne savent pas d'où je viens ni qui je suis. Ils ne connaissent pas la douleur des cloques sur les mains à force de pousser la charrue. Ils ne connaissent pas la faim, la vraie, celle qui donne des vertiges et creuse le ventre si profondément qu'on se sent faiblir à chaque seconde.
Dès que nous sommes hors de vue, je relâche le rictus faussement joyeux placardé sur mes lèvres et me tourne vers Adrian en fronçant des sourcils.
— Qu'est-ce que...
— Il faut désormais que le peuple te connaisse et te considère à l'égal de leur reine. Tu dois sortir de l'ombre, après ce qui s'est passé.
— Mais tu as bien vu leurs regards, ils ne m'aiment pas. Ils me rejettent ! Ils ne vont jamais comprendre que la magie est de retour. Ils...
— Ciel, c'est normal. Ça viendra petit à petit. Tu ne t'attendais quand même pas à ce qu'ils t'accueillent à bras ouverts ?
— Tu l'as bien fait, toi...
— Allez, calme-toi. Nous avons rendez-vous dans la salle du trône.
— Nous ? Je viens aussi ?
Adrian me dévisage avec un sérieux et une gravité déstabilisante. Je chancelle, prise au dépourvu, happée par ses yeux d'encre si profonds. En l'espace d'une seconde, je me retrouve en haleine, sous le charme, et simplement par la force de son regard – j'ai toujours été si dépendante de lui. Sa réponse ne tarde pas, ses mots roulant sur sa langue comme du citron sucré.
— Évidemment. Désormais, je te compte comme mon égale.
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