33. La mort de Yanos
— Fantine, je ne peux décemment pas porter ça pour une nuit funéraire.
Ma servante range la robe bleu pétard avec une moue contrite, ses lèvres en avant. Je soupire ; ce soir, c'est la pleine lune, et malgré mes efforts, je n'ai pas réussi à faire changer d'avis Adrian.
Yanos va mourir ce soir.
Mon cœur se serre douloureusement, alors je fais ce que j'applique depuis plusieurs jours déjà : je fais comme si je l'avais oublié. Je n'y pense pas, ferme mes émotions, construis un mur infranchissable le temps de quelques heures.
Fantine extirpe un tissu noir de mon armoire et le présente devant elle. Je l'étudie, l'œil critique, et le juge sous toutes les coutures. Elle n'a rien de spécial, cette étoffe, en réalité. Des manches en dentelle, et un jupon assez près du corps. Comme un voile de nuit.
J'acquiesce d'approbation. Fantine pose la robe sur un tabouret, soulagée que je sois enfin d'accord. Le roi a réuni tous les bourgeois du château pour assister à... n'y pense pas !
Bref. Je n'ai toujours pas trouvé le moyen de sauver mon garde, et ça m'angoisse. Terriblement. J'ai tenté plusieurs fois de parler à Clarté, mais elle n'est pas réapparue. Comme si elle avait déjà tout dit, alors que pour moi ce n'est pas assez.
N'oublie pas qui d'autre tu es. Qu'est-ce que c'est censé dire ? Qu'est-ce que je suis censée faire ?
Je me heurte à une montagne. Pire encore, elle est invisible. Imbattable. Comment contrer la mort ? Aucunement. On ne peut pas. Yanos va mourir, et je ne peux rien faire pour l'en sauver. Rien. L'Obscurité a gagné.
Je n'ai pas parlé de l'apparition de la Clarté à qui que ce soit. Comme un secret, entre elle et moi.
Fantine me pose une question, mais je ne l'entends pas.
— Quoi ?
— Mademoiselle, vous ne m'écoutez pas, aujourd'hui ! Vous êtes distraite. C'est la mort de votre ami qui vous chagrine ?
— Je... Excuse-moi. Oui, euh... Oui. C'est ça.
— Vous ne devez pas pleurer un condamné. Si le roi a jugé bon de l'éliminer, c'est pour une raison. Il a fait une erreur.
Nous en avons tous déjà fait, je songe en caressant le collier que ma servante glisse autour de ma nuque. Mais je ne l'exprime pas à voix haute – j'ai compris qu'ici, au milieu de l'injustice et des messes basses, je n'avais pas le droit d'avoir un avis différent, et encore moins d'en parler. La seule fois où j'ai essayé, les bourgeoises qui m'écoutaient m'ont lancé un regard noir et sont parties en plissant les lèvres dans une moue semblable à un canard.
Je soupire encore. Des fois, j'en viens à regretter ma vie d'avant, si peu palpitante, si peu compliquée. Tellement ennuyante. Répétitive. Lassante.
Puis je me souviens du regard apeuré que mon père a porté sur moi. Je ne me sens pas de taille à croiser de nouveau ses yeux effrayés... Effrayés par sa propre fille.
— Allez mettre la robe. Pas de corset, ce soir. J'ai peur que vous me fassiez une crise avec.
Fantine sourit de sa blague, mais pas moi. Parce qu'elle a raison. J'enlève l'habit que je porte, et glisse le tissu noir et soyeux par-dessus mes bras, qui coule comme une cascade tiède le long de mon corps.
— Comme d'habitude, je n'ai même pas besoin de faire de retouches. Vos os maigres se faufilent partout.
— Tu exagères, j'ai pris de la peau depuis que je suis ici.
— Pas suffisamment pour ne plus rentrer dans vos robes. Quoique, avec les repas royaux, ça ne devrait tarder.
Je me force à esquisser un rictus, qui doit paraître cruellement faux.
— Je laisse vos cheveux ainsi, ils sont beaux ce soir. Vous êtes prête, dit-elle.
Suis-je prête ? Non. Dois-je l'être ? Oui. Vais-je faire semblant de l'être ? Encore oui. Respire, Ciel. Mais même sans corset, ça me paraît compliqué. Mon souffle est bloqué dans ma gorge et refuse de me laisser les idées claires.
— Allons-y, chuchoté-je d'une voix étranglée.
•⚔︎•
— C'est ici, par ici !
Des voix fusent de toutes parts, des hommes, des femmes, tous en noir, se dirigent dans la même direction. J'aperçois au loin les cheveux blonds de Milène, que je considère désormais comme ma meilleure amie.
Une boule se noue et se tord dans mon estomac, dans ma trachée. J'ai du mal à inspirer l'air, j'ai l'impression de brasser dans un endroit sans oxygène. Sous l'eau. Comme un poisson privé de sa rivière, à la différence que je ne frétille pas. Je reste incroyablement calme, comme si toute cette scène ne m'atteignait pas. Alors que je me sens vide, blessée, écœurée et terriblement seule.
La... L'évènement va se dérouler dehors, sur le terrain immensément grand du château. Il y a un endroit prévu spécialement à cet effet, c'est une structure en bois avec une lame à son sommet, et une pierre dessous. Je ne sais pas comment ça marche, et j'ai très peur de le savoir.
— Ciel ?
Je sursaute, et me retourne pour rencontrer les yeux inquiets d'Adrian. Je ne dis rien par peur de fondre en larmes sous ses yeux.
— Ça va ? demande-t-il.
Je hoche la tête, même s'il voit bien que je mens. Cependant il ne relève pas, ce dont je lui suis reconnaissante. Il m'emboîte le pas, respectant mon rythme lent, presque silencieux.
Chaque pas me poignarde un peu plus les entrailles. Chaque pas me brise un peu plus le cœur. Chaque pas me mène sur un sentier que je sais de non-retour. J'ai peur ; j'ai froid ; j'ai mal.
— C'est encore loin ? je questionne.
Pitié, que cette torture cesse ! Les secondes qui s'écoulent, inlassables, rapprochent de plus en plus le moment crucial du présent. Pourquoi ne puis-je pas suspendre le temps ? Mieux, revenir en arrière ? Juste assez pour empêcher cette erreur de se produire.
N'oublie pas qui d'autre tu es. Oui, mais qui ? Comment ? Par quel chemin ?
La tête me tourne, mes jambes flagellent, mes muscles tremblent. Je marche, mais je ne sais pas d'où m'en vient la force. Je n'ai même pas l'énergie de penser, de raisonner. Juste de ressentir. Cette plaie béante, inguérissable dans la poitrine.
On nous ment : on ne meurt pas d'un seul coup, par surprise. On est tué petit à petit, à chaque coup de couteau de la vie, à chaque blessure qu'elle nous inflige. Et moi, je commence à mourir, je le sens. Des parts de moi-même s'écorchent sur mes émotions trop violentes. Est-ce humain de ressentir pareille chose ? Mais suis-je seulement humaine ?
— Nous y sommes presque.
Soulagement. Mais trop peu pour me sentir mieux. Ma seule médecine est la vie de Yanos, qui s'échappe sur les centimètres que je parcours, accompagnée de la présence traître du prince. Mais de qui est-ce la faute, dans le fond ? De lui, de Yanos ou de moi ? D'où vient l'erreur ? Le problème ? Où se trouve la solution ?
N'oublie pas qui d'autre tu es. Je n'oublie rien, parce que je n'ai rien à oublier. Je ne sais pas, je ne sais pas ! Je crois que la folie m'emporte, qu'elle m'accompagne dans ma marche funèbre, qu'elle me guide vers cette fin sinistre.
Ça y est : nous y voilà. Des gens s'amassent, discutent, certains même rigolent. Moi, je suis tétanisée, paralysée, ankylosée, et je bouge malgré tout – et surtout malgré moi.
Je la vois, cette structure. Elle est là. Elle se dresse, silencieuse, horripilante, elle me donne la chair de poule. L'éclat de la lune vient se frotter au vieux bois grinçant, et la nuit nous offre sa plus belle parure de noir pour parfaire nos costumes de mort. Les étoiles brillent à peine, et je me surprends à douter qu'elles s'éteignent, sans le sourire chaleureux et incessant de mon garde joyeux et amoureux.
Surtout amoureux. Trop amoureux.
Je me faufile au travers des gens, ils ne me remarquent même pas, comme si j'étais invisible. Peut-être est-ce le cas. Ma peine m'a engloutie, et je n'existe plus. Nageant dans ce flot humain et indifférent, je m'extirpe enfin, aux premières places, face à l'architecture prometteuse de malheur. Et Yanos, derrière, debout, raide comme un soldat, le regard fier et hautain.
— Yanos !
Ma voix déchire le brouhaha. Il tourne lentement la tête vers moi, je vois des joues briller sous les rayons blancs – il pleure. Ses mains sont liées d'une corde, et ses poignets sont rongés jusqu'au sang.
Je suis incapable de faire un pas vers lui. J'ai horriblement mal, c'est vrai, mais ce n'est comparé à la douleur que je lis dans ses yeux. Parce que ce n'est pas moi qui subis l'injustice ; c'est lui.
— Ciel.
Je n'entends pas mon nom, mais je le lis sur ses lèvres. Il ne tremble pas, il ne faiblit pas. Il feigne un flegme total mais faux.
— Excuse-moi, articulé-je.
Il secoue la tête de haut en bas. Il ne m'en veut pas. De toute façon, quel intérêt de s'épuiser à détester quelqu'un les quelques minutes précédant sa mort ? Aucun. Il préfère s'en aller sans regrets – sauf peut-être celui de ne pas avoir eu mon cœur.
— Je t'aime.
Voilà les derniers mots que je lui dirai. C'est la vérité, la pure et simple vérité, aussi invraisemblable soit-elle.
— Mesdames, messieurs, s'il vous plaît ! dit soudain la voix du roi, nous sortant de notre torpeur, et faisant taire les voix indésirables. Ce soir est un soir funèbre. Nous punissons un coupable.
Il s'approche de Yanos, comme un loup qui s'approche de sa proie, et qui s'en lèche sadiquement les babines. Il lui fait signe de prendre place. Mon garde tombe à genoux, puis pose délicatement sa tête sur la pierre, sa nuque offerte au tranchant au-dessus de lui.
Oh non. Je ne veux pas voir ça.
— Avant que sentence ne soit faite, as-tu une dernière parole à prononcer ? demande Adrian avec force et fermeté, sortant de nulle part.
— Oui.
— Alors dis bien fort, que chacun t'entende.
Il tourne son regard et le plonge dans le mien. Je retiens avec toute la peine du monde mes larmes, bouleversée jusqu'aux os.
— Ne perds jamais ton sourire, Ciel. Tu es forte. Je t'aime.
Le roi avance sa main vers un levier. Levier qui va lâcher l'objet droit sur la vie de mon Yanos.
Il pose ses doigts. Descend le bâton.
NON.
Ce mot gronde brusquement au fond de moi. En un battement de paupière, la magie s'embrase en moi, sans que je l'appelle. Je me métamorphose, plus grande et plus puissante que jamais. En un dixième de seconde, je dépasse de trois têtes n'importe quelle personne autour de moi. Et encore plus rapidement, je me jette sur la lame qui tombe beaucoup trop vite. Mes réflexes surnaturels sont propagés à leur maximum. Mon cerveau tourne à une vitesse folle, bien plus qu'humaine.
Je tire Yanos en arrière, au moment où la mort frôle ses cheveux noirs épais. Aucun humain présent ne s'est encore rendu compte de ce qui s'est passé ; autant essayer de distinguer les ailes d'un papillon en vol. Trop rapide, trop brusque, trop soudain. Un bruit métallique se répercute sur la pierre désormais dénuée de tête, alors que mes pattes poussent le sol pour bondir par-dessus la foule.
Une seconde s'écoule, pendant laquelle je déploie mes ailes en l'air, avant que le premier cri retentisse. Suivi de plusieurs autres. Et enfin, celui de Yanos, mélangé de bonheur, de surprise et de peur. Après tout, nous sommes à trente mètres du sol, et ses pensées sont bien trop lentes pour comprendre ce qui lui arrive, comparé à la machine furieuse qui me fait office de cerveau.
N'oublie pas qui d'autre tu es. Je sais qui je suis. Qui je suis d'autre, aussi. Je suis l'élue, mi-dragon, mi-femme, Clarté vivante, âme-sœur d'un prince et sauveuse d'un homme innocent.
Yanos est vivant. Dieu, que c'est bon de pouvoir le penser. Je l'ai sauvé. Par pour longtemps, je le sais ; mais pour l'instant, je ne profite que du vent sifflant sur mes écailles, de mes muscles battant l'air avec force, de mes griffes qui empoignent le garde avec douceur, qui hurle à s'en déchirer les poumons.
Je continue de grimper, encore et encore, et peut-être que je finirai par atteindre la lune, à force. Qui sait ce dont je suis capable ?
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