31. La pleine lune

— Je n'en ai aucune idée.

Sa réponse me frustre. Pourquoi était-ce si facile de trouver l'endroit du l'Obscurité, comme si j'y étais attirée, alors que je n'ai rien ressenti concernant la Clarté ?

— C'est ton élément, Ciel, par le mien.

— Mais comment je fais pour le trouver ?

— Suis ton instinct.

— Si seulement il y en avait un..., marmonné-je pour moi-même en croquant dans ma pomme.

Un silence s'installe quelques secondes avant que Yanos prenne la parole avant moi :

— Je vais poser la troisième question : pourquoi vous êtes-vous enfui dans ce... cet... endroit ?

Adrian glisse sa main dans ses cheveux et tire quelques mèches, embarrassé.

— Je... je suis très proche de cet élément, c'est comme... comme si je m'y régénérais, un refuge en quelque sorte. Je m'y sens bien, à l'aise. Et j'avais besoin de ça.

— Je ne comprends toujours pas comment j'ai pu ne pas trouver mon lieu à moi.

— Peut-être qu'il est plus subtil. La Clarté est un élément discret et léger, alors que l'Obscurité est très prenante et attirante.

— C'est pour ça que j'entendais des voix m'appeler ?

— Quoi ? réagissent les deux hommes en même temps.

— À chaque fois que je m'en approche, j'entends des voix chuchoter mon nom et me dire de venir. Et je me sens attirée, comme si mon esprit se débranchait et que seul mon corps réagissait.

Adrian arque un sourcil dans une moue que lui seul sait faire.

— C'est propre à l'Obscurité. De vouloir corrompre. Elle est comme ça.

— Mais moi, tu veux me corrompre ?

Il souffle et baisse les yeux sur sa grappe de raisin.

— Non. Moi, je trouve ça brute de dire que l'Obscurité est le mauvais camp. Elle existe, et elle complémente la Clarté. Mais tu ne dois simplement pas te détourner de ton élément.

— D'accord, je retiens. Ne pas me vouer à l'Obscurité. C'est vrai que c'était tentant, ironisé-je.

— Je suis sérieux, Ciel. Je ne rigole pas avec ça.

En effet, son air grave et sévère me prouve que je ne devrais pas jouer avec le feu.

— Je n'irai plus là-bas, je te le jure. Maintenant, quatrième question.

— Ça n'en finit jamais, soupire-t-il avec un sourire.

— Tu me dois bien ça.

— C'est vrai. Vas-y, j'écoute.

— C'était quoi ce noir sur mes mains ?

— L'Obscurité qui commençait à s'emparer de toi. Quand je t'ai entendue crier, j'ai paniqué, parce que tu ne devrais pas rentrer dans cette cavité. Ce qui s'y trouve t'est néfaste. Heureusement que ce n'était que sur tes mains ; rien de grave, en somme.

— Toi aussi, elle te recouvre de noir ?

Son regard s'assombrit quand il répond.

— Non. Moi, elle n'a pas besoin de me posséder. Je lui appartiens déjà.

Je frissonne, sans savoir précisément pourquoi. Puis un détail me revient en mémoire ; Yanos. Comment se fait-il que j'aie le sentiment qu'il joue un rôle dans tout ça ? Qu'il est autre chose qu'un garde attachant et un peu trouble-fête ?

— Et Yanos ? je demande en me tournant vers lui.

Il relève la tête, curieux, ne voyant pas de quoi je parle. Adrian fronce les sourcils en me regardant lui aussi.

— Quoi, Yanos ?

— Il joue quoi, comme rôle ?

— Aucun. C'est juste un garde qui n'a rien à faire ici.

— Eh ! Jusqu'ici, ça ne vous a pas dérangé de dévoiler vos petits secrets sous mon nez, réplique-t-il. Je suis ici pour protéger Ciel, parce que je ne sais pas si je dois vous le rappeler, mais elle a failli mourir hier ! Et qui l'a retrouvée ? Certainement pas vous ! J'ai autant le droit que vous d'être son ami. Elle ne vous est pas promise, et ce ne sont pas ces histoires d'âme-sœurs et d'éléments tordus qui vont m'empêcher de rester à ses côtés. Si Ciel estime que j'ai ma place ici, et que j'ai un rôle à jouer, alors je m'appuierai sur son avis plutôt que sur le vôtre.

Nous restons bouche bée, tandis que Yanos se fige, l'index dirigé vers le torse d'Adrian, les yeux brillant de colère.

— La pleine lune approche à grands pas, n'oublie pas, répond le prince tout bas, l'air dangereusement serein.

— Quoi ? je m'exclame, sans comprendre de quoi il parle.

La pleine lune ? Et alors ? Il y en a tous les cycles, des pleines lunes.

— C'est la nuit de ma mise à mort, explique Yanos sans quitter son adversaire des yeux, le regard brillant de larmes.

•⚔︎•

— HORS DE QUESTION ! s'époumone une voix, tandis que mon cerveau tourbillonne à une vitesse irrattrapable.

Je comprends que c'est moi qui ai crié quand les deux hommes se tournent vers moi. Sur le visage de mon garde, de la tristesse, et sur celui de mon prince, une fausse nonchalance où se dissimule une fierté sinistre.

— YANOS NE MOURRA PAS !

Les mots sortent de mes lèvres sans que je n'aie le temps de les arrêter, tant mon esprit est embrumé. Il marche au ralenti, tandis que mon corps réagit normalement, seul.

— Ciel, nous en avons déjà parlé, intervient Adrian.

— JE NE SUIS PAS D'ACCORD ! YANOS NE VA PAS MOURIR PAR TA FAUTE ! PAR MA FAUTE !

Ma voix se brise et s'échine de désespoir alors que les larmes dévalent mes joues à grande vitesse. Je sens presque physiquement mon cœur se déchirer quand j'imagine la mort de Yanos. La mort de Yanos. Cette phrase est tellement âpre, tellement râpeuse sur la langue, sonne tellement faux, elle est tout simplement inenvisageable. Il ne peut ni ne doit mourir. Comment expliquer cet instinct ?

La magie. La magie le désire vivant. Non ; elle en a besoin vivant.

Je n'entends plus mes hurlements, même si je sais que je continue de me briser les poumons à contredire cette date fatale. Je ne vois même pas les deux personnes à la base de mes tourments s'approcher de moi, et je ne sens qu'à peine mon corps chuter, trop faible, brisé par la peine de cette absurdité.

Je hoquette, mais mes oreilles ne l'entendent pas. Je crie, mais mes lèvres ne le sentent pas. Je ne discerne que cette peine cassante mêlée de colère dans ma poitrine, si fort que c'en est douloureux, qui palpite et tressaute comme les sabots d'un cheval au galop, comme le cœur effréné d'un colibri.

— S'il te plaît, ne t'évanouis pas, gémit une voix près de mon visage.

Pourquoi est-ce que la perte de quelqu'un est-elle aussi meurtrissante ? C'est insoutenable. Insupportable. Trop dur à endurer. Alors que je ne fais que l'imaginer, Yanos est encore là, devant moi, et je hurle et je pleure comme s'il était déjà parti.

— Reste, supplié-je. Reste.

Je m'agrippe inconsciemment à des épaules et serre la personne contre moi, puisant du réconfort pour ne pas sombrer dans la folie. L'odeur de mon futur défunt envahit mon cerveau ravagé par la conscience – où par l'inconscience ? – et je tire un peu plus fort sur sa veste.

Je ne veux pas le lâcher. J'aimerais le garder près de moi pour lui éviter cette fichue mise à mort, que je redoute et hais tant.

— Je suis là.

Comme un bébé, je larmoie sur son épaule, ne me souciant pas de la morve et de mes hoquets spasmodiques. Tout ce qui m'importe, c'est lui ; son cœur battant contre le mien ; sa vie encore présente, en équilibre sur un fil trop fin.

Comment expliquer ce que je pressens ? Comment faire entendre raison aux yeux froids et déterminés du prince ? Comment le convaincre qu'il fait le mauvais choix ?

Faire le mauvais choix... C'est ce qu'il fait en permanence. Il est comme ça, c'est en lui, il est fabriqué pour ne faire que ça.

Comment contredire cette Obscurité ? Que dois-je faire pour laisser gagner la Clarté, cette fois-ci ?

Trouver le point d'ancrage. Voilà ce que je dois faire. Le trouver, et y puiser tout ce dont regorge l'élément, pour le recracher sur les décisions corrompues d'Adrian. Avoir les bons mots, le convaincre. Et, s'il le faut, l'obliger. Sauver Yanos. Sauver Yanos. Sauver Yanos.

Après tout, l'élue n'est-elle pas née pour changer les choses ?

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