3. La sensation de voler

Je reste un instant stupéfaite. Mon cerveau analyse lentement toutes les informations que je viens d'entendre. Le dirigeant suprême. La magie. La guerre. Le retour d'un prince.

« Moi. »

Malgré moi, je me relève dans un mouvement instinctif.

— Vous... vous... vous...

Le prince, un demi-dragon ? Une créature surnaturelle ? Impossible.

— La magie n'existe pas, répliqué-je.

— Ciel, je comprends que ce soit dur à assimiler. Mais regarde-moi. Écoute ma voix. Ne ressens-tu rien de... différent ? dit le prince.

Je le dévisage en silence, partagée entre une peur viscérale et une curiosité inassouvie.

Il se lève et se poste face à moi. La terreur me hurle de bouger, de courir, de fuir, mais je suis clouée sur place. Il pose sa main sur mon épaule et, aussitôt, un étrange frisson brûlant et glacé à la fois me parcourt le bras et la colonne, se disperse dans mes doigts, mes jambes, mes neurones, engourdissant mes membres.

Comment fait-il ?

— Tu ne sens rien ? chuchote le prince très, très bas, si bien que je suis la seule à pouvoir l'entendre.

Oh si. Je sens bien des choses inexplicables. Qui est-il donc pour avoir cet effet sur moi ?

Puis tout devient noir, comme si, sans prévenir, la nuit était tombée, et mon esprit bascule loin d'ici, dans un autre lieu, à une autre époque. Des éclairs me parviennent : le ciel bleu, immense. Le vent qui court sur ma peau. Les nuages. Une sensation de liberté parfaite. Une puissance infinie et surnaturelle qui court dans mes veines et galvanise mon corps. Le soleil qui me caresse de ses rayons de miel, et m'observe alors que je me découvre enfin.

— Ciel ? Réveille-toi ! Ciel !

La voix me parvient en sourdine, recouverte par le sifflement de l'air. Petit à petit, ces flashs s'estompent, et ma vue revient, trouble.

— Qu'est-ce que...

Je suis allongée, une odeur particulière me chatouille le nez, un mélange de patchouli et de gingembre. Un corps chaud m'enserre et me retient. Le visage du prince est tout près du mien, ses sourcils sont froncés, et il répète mon nom. D'ici, ses yeux semblent encore plus intenses.

Je me suis évanouie dans ses bras !

Je me relève en titubant, rouge de honte. Quelle faiblesse de perdre connaissance sur son souverain ! Bredouillant d'innombrables excuses, je n'ose relever le nez et croiser son regard. Alors elle est à lui, cette fragrance singulière...

— Ciel, calme-toi. C'est normal. Moi aussi, la première fois que je suis entré en contact avec de la magie, je me suis effondré.

— Mademoiselle Hyrill, demande le mage, qu'avez-vous vu ?

— Je... Pas grand-chose... il y avait du vent, et je me sentais...

— Libre ?

Mes yeux se posent sur le Prince. Comment peut-il savoir ?

— Elle a eu une vision de son état en tant que dragon, je pense, dit le mage en se caressant distraitement la moustache.

— C'est possible. Surtout en ma présence. Ma magie doit faire écho à la sienne.

J'ai la tête qui tourne ; toutes ces révélations m'épuisent. J'ai envie de dormir pendant des jours entiers et d'oublier ces histoires surnaturelles. Et surtout, de rembobiner le temps pour retrouver mon père et notre ferme. Le reverrai-je seulement un jour ?

Je lâche malgré moi un bâillement que je cache gauchement de la main. Je n'ai pas dormi de toute la nuit et je commence à en sentir les effets.

— Tu es fatiguée, dit le prince d'un ton qui n'est pas une question. Je vais te montrer ta chambre, tu pourras te reposer.

Je me laisse faire et le suis alors qu'il m'intime de venir, trop éreintée pour protester. Il nous fait passer dans des endroits discrets, et je reste derrière sa silhouette imposante, craignant de me perdre. Nous marchons de longues minutes qui me semblent durer une éternité.

— Nous y voici. C'est ta chambre, elle a été aménagée à ton intention.

— M... merci. Euh, Majesté, dites...

— Oui ?

— Est-ce que... est-ce que tout ceci est réel ? Ou n'est-ce qu'un rêve ?

Il m'observe longuement, ses cils projetant une ombre noire et fantomatique sur ses yeux, puis répond d'un timbre grave :

— Je pense que cela s'apparente plus à un cauchemar.

Puis il se retourne et disparaît sans un mot de plus.

Que voulait-il dire ? Pourquoi est-il si mystérieux ? J'ai l'impression que ma tête va exploser d'une minute à l'autre si on continue de m'exposer à tant de secrets. À chaque réponse, une nouvelle question apparaît. Les dieux sont-ils en colère contre moi pour avoir jeté leur dévolu et leur soi-disant magie sur mon sort ?

Je pousse les lourdes portes en chêne et rentre dans mes appartements, ne voulant plus songer à mes innombrables questionnements.

C'est grand, très grand. Un lit, au moins aussi large que ma chambre à la ferme, trône à ma droite. Une fenêtre voilée d'un épais rideau de velours laisse deviner le soleil levant. Des meubles ornés de fines bandes scintillantes se dressent un peu partout, n'ayant d'égal que pour les décorations posées dessus avec paresse. Serait-ce de l'or ? Des objets, tous plus précieux les uns que les autres, sautent à ma vue. Et... c'est ça ma chambre ? Cette pièce luxueuse, douillette et intime, si propre que je n'ose toucher un seul objet de peur de le salir ?

Je m'approche de ma couche, recouverte de soie, de lin, de fourrures, de peaux, de velours, et d'autres matières bien trop précieuses pour que je puisse en connaître le nom. Plusieurs oreillers, bourrés de plumes, n'attendent que mon visage pour s'y enfouir.

Je me dirige vers un meuble en chêne plus haut que moi, constitué de deux portes. Lorsque je les déverrouille, je découvre une garde-robe digne d'une grande dame de la cour. Des robes, des tissus, des étoffes, des bijoux. Je pousse un petit cri de surprise. Ces vêtements ne sont pas là pour moi, quand même ?

— Tout va bien, mademoiselle ?

Je sursaute au son de la voix inquiète qui s'élève derrière moi. Je me retourne et me vois face à une fille qui semble plus jeune que moi. Elle porte une robe noire assez simple, masquant ses formes, et un tablier blanc.

— Excusez-moi, je ne voulais pas vous effrayer. Je m'appelle Fantine, je suis votre domestique personnelle.

J'ai... une domestique ? Pour de vrai ?

— Oh, je vous en prie, Fantine, bégayé-je. Je suis une paysanne. Hier soir encore, je labourais les champs. Je ne suis pas une bourgeoise.

— Sa Majesté m'a pourtant dit que vous étiez une personne de la plus haute importance, bien plus éminente que ces comtesses qui traînent au boudoir à longueur de journée, et que je devais prendre grand soin de vous. J'étais dans votre salle d'eau en train de nettoyer votre baignoire. Peut-être voulez-vous prendre un bain ? Vous semblez épuisée.

— Je... je veux bien. Dites, Fantine, ces robes, là...

— Elles sont à vous.

— Mais...

— Le roi m'a demandé de remplir votre garde-robe des plus belles parures. Il vous en fait cadeau.

— Mais pourquoi fait-il tout cela... ? murmuré-je plus pour moi-même que pour mon interlocutrice, observant les tissus coûteux et les frottant entre mes doigts.

Je me retourne vers elle après avoir refermé la précieuse armoire.

— Sa Majesté m'a aussi chargée de vous combler de bijoux, informe-t-elle. Vous en trouverez dans ce tiroir, et dans cette coupe ici, et là-bas...

— Fantine, je...

Je peine à trouver mes mots. Mon incompréhension s'accroît chaque fois que mes yeux se posent sur un collier ou une chaîne brillante.

— ... J'aimerais juste me laver et dormir.

— Je comprends, mademoiselle. Si vous voulez bien me suivre.

Elle me fait signe d'avancer dans une pièce adjacente où trône une baignoire en cuivre, entourée de plusieurs seaux d'eau, d'une chaudière, de tissus à laver et de mousses savonneuses.

Fantine ferme la porte derrière nous et me demande de me déshabiller, ce que je fais non sans rougir violemment. Pendant ce temps, elle remplit le bain et y coule quelques huiles et senteurs qui me sont inconnues. Une fois nue comme au jour de ma naissance, je me glisse dans l'eau tiède, et Fantine attrape un tissu pour venir me frotter le corps.

— Sa Majesté vous a garnie d'une appréciable collection de parfums. Lequel est votre préféré ?

— Je... je ne sais pas, je n'en ai jamais mis, bafouillé-je en espérant de pas être trop cramoisie.

— Vous avez de l'eau de thym, de l'eau de lavande, de romarin, d'églantine, de muguet, et il me semble même avoir vu du phlox...

— Qu'est-ce que c'est ? questionné-je sans pouvoir retenir ma curiosité, perdue dans tant de noms.

— Un parfum des jardins anciens. Il vient d'une petite fleur rose très vif, on en trouve uniquement dans des parfumeries inédites. Une odeur divine, à ce qu'on dit.

— D'accord...

C'est tout ce que j'arrive à répondre, trop éberluée pour formuler une phrase complète. Je n'ose même pas songer au coût d'un tel flacon.

Grâce à Fantine, je suis propre et sèche en un rien de temps. Elle insiste pour me parfumer du fameux phlox, malgré mes refus, et finit par m'avoir à l'usure. Je la laisse disposer quelques gouttes sur mon cou, mon décolleté et mes poignets, et je dois avouer qu'en effet, la fragrance est exceptionnelle. Je me surprends à inspirer à fond simplement pour m'imprégner de ce bouquet. Elle me revêt d'un saut-de-lit fin, léger et infiniment doux, avant de gentiment me pousser dans la pièce à coucher.

— Et voilà, mademoiselle !

— Merci. Bonne nuit, Fantine.

— Bonne journée, plutôt, dit-elle sans départir de son sourire. Si vous dormez toujours, je viendrai vous réveiller à l'heure du déjeuner. La matinée se lève pour moi.

— Oh... c'est vrai. Et appelle-moi Ciel, s'il te plaît, c'est trop étrange de répondre à « mademoiselle »...

— Comme vous le souhaitez. J'aime bien votre prénom. Au fait, vous trouverez des vêtements de nuit dans ce placard, ajoute-t-elle en pointant un meuble près du lit.

Je la remercie, et ma domestique quitte les lieux sans un mot de plus, me laissant seule, perdue dans une pièce pleine de présents inestimables.

Je m'approche dudit tiroir, en effet où se trouvent des chemises de soie parfaitement pliées. J'en choisis une bleue, sous le choc de réaliser que ces biens, à présent, m'appartiennent.

Je me déshabille et pose mon peignoir sur un tabouret. Je me sens bien misérable, sachant que je n'ai toujours porté que des loques. Ou alors est-ce que je me sens étrangement mise en valeur lorsque le doux tissu glisse sur ma peau nue et arrive sur mes chevilles. Jamais je n'ai porté pareille onctuosité, et je n'avais jamais soupçonné qu'un habit de nuit soit aussi agréable. Je m'allonge sous les draps chauds de mon lit, m'efforçant de me convaincre que tout ceci est réel. J'ai l'impression de me glisser dans des nuages. Des nuages... Du vent... La liberté...

La sensation de voler.

Je plonge dans les bras de Morphée, l'impression de battre des ailes percutant mon âme, loin de me douter que ce serait bientôt réellement le cas.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top