27. Je suis mon propre monstre

Trois semaines.

Trois semaines que je suis partie en catastrophe de la ferme de mon père.

Trois semaines que je fais le même cauchemar, chaque nuit, qui m'empêche de fermer l'œil.

Trois semaines que, tous les jours, je retrouve Julien dans la clairière pour expérimenter ce dont je suis capable avec la magie.

Mes pouvoirs grandissent de plus en plus ; désormais, je suis capable de me transformer complètement en moins de quelques secondes, et je ne ressens presque aucune douleur.

Adrian est resté cloué au lit, sur ordre de son père. Lorsque nous sommes rentrés, il a tout de suite été pris en charge par les quelques infirmières sous les directives de ma mère. J'ai essayé d'aller lui rendre visite, plusieurs fois, mais ma mère me l'a fermement interdit, prétextant à chaque fois une nouvelle excuse bidon.

Mais je le sais, elle ne veut plus que je l'approche, pas après ce qu'elle a vu.

Yanos est resté avec moi les premiers jours, mais il a été rapidement envoyé pour une mission dans une contrée voisine. D'après les rumeurs, une poignée de soldats étrangers auraient tenté d'assaillir un royaume avec lequel nous sommes en alliance. Le roi a envoyé ses meilleurs hommes en renfort, et parmi eux, Yanos.

Désormais, je passe mes après-midis au boudoir, en compagnie de Milène. Ces derniers temps, j'ai commencé à me lier d'amitié avec elle, et à lui raconter de plus en plus de choses sur moi. Évidemment, elle ne sait rien de ces histoires de magie, et ne connait que la fameuse légende, comme à peu près tout le monde au château.

L'air est doux, dehors. Je suis debout, dans les jardins, les yeux fermés, prenant un bain de soleil à travers ma robe jaune comme les tournesols. C'est la première robe d'été que je porte ; je commençais à étouffer dans les habits de velours.

Je suis perdue dans mes pensées. Comme souvent, je pense à mon père. Va-t-il comprendre, un jour ? Vais-je le pardonner de m'avoir reniée comme il l'a fait ? Et ma mère ? Elle semble encore en colère contre moi après m'avoir surprise avec le prince. Pourtant, nous ne faisions rien de mal. Il caressait simplement ma joue.

Je porte la main à mon visage, là où Adrian a passé ses doigts des semaines plus tôt. Il me manque. Terriblement. Tout paraît vide, sans lui. Comme s'il manquait une parcelle de ma vie. Comme si on avait arraché une partie de mes émotions.

Je rouvre les yeux. Cette page manquante, nous devons la retrouver. Avec Julien, nous avons déjà pu retracer une branche de la lignée Skymoon qui perdurerait encore aujourd'hui dans un royaume voisin. J'ai de la famille, très, très éloignée en Russie, apparemment. Nous avons déjà évoqué l'idée d'entreprendre un voyage pour leur faire une petite visite, mais nous avons dû nous rendre à l'évidence ; ça ne nous avancerait en rien.

Des bruits de sabots dans mon dos s'approchent doucement. Je ne me retourne pas – encore un garde à cheval. Pourtant, mon cœur fait un bond lorsque je reconnais la voix de l'homme qui m'interpelle.

— Ciel ?

Je fais volte-face. C'est...

— Adrian ?

Il saute à terre. Il est habillé d'une épaisse armure dorée, avec le blason royal inscrit dessus. Pour la première fois, je le vois avec sa couronne de prince sur le crâne. Sa barbe a poussé, ce qui lui donne un air plus adulte.

Sans réfléchir, je lui saute dans les bras. Son odeur, qui m'a tant manquée, vient chatouiller mes narines. Il me rend mon étreinte doucement pour ne pas m'écraser contre son torse blindé.

— Ma mère t'a enfin laissé sortir ? dis-je en prenant son visage entre mes mains.

J'ausculte chaque parcelle de sa peau, en quête d'une trace de griffure. Il ne reste qu'une légère cicatrice sur sa lèvre supérieure, mais sinon rien d'autre. Il n'a même plus de cernes. Il est guéri.

— Depuis maintenant trois jours, oui, répond-il. Je t'ai cherchée un peu partout, mais tu es toujours en vadrouille.

— Qu'est-ce que... qu'est-ce que tu vas faire, accoutré de la sorte ?

— Accueillir le roi d'une contrée voisine. Tu sais qu'ils se sont fait attaquer ?

— Oui, j'en ai entendu parler.

Il caresse mes cheveux, et je me rends à peine compte que nous sommes bien trop proches pour que ce soit anodin.

— Aujourd'hui, nous le recevons au château pour quelques jours. Les soldats de nos rangs devraient rentrer en même temps. Du coup...

— Tu t'es fait beau pour l'occasion, je termine à sa place.

Il sourit, le voir ainsi me réchauffe le cœur. J'ai une envie irrésistible de le prendre dans mes bras à nouveau.

— Et toi, tu es toujours aussi... époustouflante, chuchote-t-il. J'aime bien ta robe.

— Oh... Merci. Tu sais...

Il ne me laisse pas finir qu'il m'interrompt en déposant ses lèvres contre les miennes. Il attrape mes hanches, pendant que je raffermis ma prise sur ses joues barbues. Je me rends compte à quel point j'ai besoin de sa présence, de son contact, de son sourire, pour me sentir heureuse.

Sentir son visage tout près du mien suffit à faire papillonner mon ventre. Je glisse mes doigts dans ses cheveux, et il approfondit notre baiser.

Ses grandes mains possessives viennent se balader le long de ma taille. Je me détache, reprenant ma respiration, complètement essoufflée.

— C'était... Wow, commente-t-il sans cesser de sourire.

— Tu crois que quelqu'un nous a vus ?

— Et alors ? dit-il en s'emparant à nouveau de ma bouche.

Nous restons plusieurs minutes ainsi, à rattraper le temps perdu. Je suis légèrement frustrée de ne pas pouvoir toucher son corps, bloquée par cette barrière de fer dorée. Je me rabats donc sur sa barbe, que je caresse doucement, jugeant des doigts cette parcelle rugueuse.

— Je n'ai pas eu le temps de la raser, marmonne-t-il contre mes lèvres.

— J'aime bien. Tu devrais la laisser.

— Tes désirs sont des ordres.

Je suis enfin heureuse. Heureuse qu'il soit là, heureuse qu'il soit mien.

— J'ai un roi à accueillir, dit-il en se mordant la lèvre.

— Je dois faire... quelque chose ? demandé-je, un peu déboussolée par la situation.

Il rit doucement et prend mes poignets pour entrelacer nos doigts. Il met un peu de distance entre nous, suffisamment pour laisser croire que rien d'anormal ne se passe entre nous. Peine perdue, après ce que nous venons de faire, évidemment.

— Pas pour l'instant.

— Je vais aller au boudoir. Retrouve-moi quand tu es libre.

Il décoche un rictus en coin qui fait tourbillonner ma tête. Nom de Dieu, Ciel, reprends-toi !

— Je viendrai te chercher.

Il détache finalement son emprise sur moi et passe un pied dans l'étrier avant de se hisser sur son cheval.

— Tu m'as manqué, avoué-je en flattant le museau de l'étalon.

— Moi aussi. Je te promets de me faire pardonner.

Sur ces mots, il s'éloigne, non sans me jeter un dernier regard brillant de malice.

•⚔︎•

En chemin vers le boudoir, je me sens euphorique. Voir mon prince m'a comme revigorée. J'arrive presque à destination, la porte n'est que de l'autre côté du couloir.

Soudain une main surgie de nulle part se plaque contre ma bouche, tandis qu'on me tire en arrière.

La peur envahit mon corps, chaque parcelle de moi transpire brusquement de panique. Je tente de me débattre, mais la poigne de l'inconnu est bien trop forte.

Je me fais entraîner dans un recoin sombre. Là, mon agresseur me plaque contre le mur violemment, face contre celui-ci, et ma tête heurte la pierre. Je gémis, mais je suis incapable de réagir, tétanisée par l'effroi.

Un objet glacial vient se poser sur ma nuque. Un couteau. Il va me tuer, c'est ça ? Mais pourquoi ? Qu'est-ce que j'ai fait ?

Des larmes s'abattent sur mes joues. Je pense à Adrian, à Yanos, à ma famille. Je ne veux pas mourir. Je ne veux pas mourir !

La peur laisse doucement place à la colère. Je serre les poings, tandis qu'une voix vient souffler dans mon oreille.

— Ton prince n'aurait jamais dû tuer ma femme, grogne-t-il.

Quoi ? De quoi parle-t-il ? Qui est-il ?

— Je vais te tuer, reprend-il d'un ton neutre. Pour qu'il comprenne ce que ça fait, de retrouver le corps égorgé et froid de celle qu'on aime.

Il déplace lentement sa lame vers mon cou. Je tente de me débattre à nouveau, mais impossible de bouger. Et bien sûr, je ne vois pas son visage, à cause de la pénombre.

— Vous allez le regretter, articulé-je entre mes dents, folle de rage.

— Je n'ai pas peur des fantômes, susurre-t-il.

Comme un signal, je laisse la magie exploser en moi. Une légère douleur transperce mon corps pendant que je me métamorphose. En moins d'une seconde, mon apparence de dragon s'éveille.

L'agresseur recule, surpris. Je me retourne dans un mugissement, emportée par la colère. Mes yeux affûtés distinguent son visage malgré l'obscurité. Il a peur, il ne comprend pas ce qui se passe, ça se lit dans son regard.

J'approche de lui, le dépassant désormais d'une ou deux tête. Mes griffes acérées grattent la pierre, et mes ailes frémissent nerveusement.

Je te l'avais bien dit.

— Qu'est-ce que..., bégaye-t-il, cherchant une issue où s'enfuir.

Dommage pour lui, il ne s'en sortira pas face à moi.

J'empoigne son col et le soulève de terre presque trop facilement. J'approche ma gueule animale de son visage, soufflant un air brûlant par les naseaux. Mes écailles semblent briller dans cet endroit sombre, purgeant les quelques sources de lumières non loin. Comme la lune, je reflète un éclat blanc, presque fantomatique.

— Pitié ! Pitié ! gémit-il, hystérique.

Je laisse échapper ce qui ressemble à un rire. Qu'est-ce que je vais faire de lui ? Je ne peux pas le tuer. L'emmener au roi ? Et me promener comme ça ? Très mauvaise idée. D'ailleurs, je suis surprise que personne ne nous aie aperçus, avec le raffut que nous faisons.

— Je vous en supplie ! Ne me mangez pas !

Le manger ? En voilà une idée. Je continue de me poser la question que quoi faire de cet homme quand un cri retentit jusqu'à côté de nous.

— Ciel ?!

Je tourne la tête et vois Yanos, les yeux exorbités, le visage fatigué. Il est encore en habit de voyage, et a une main posée sur son épée.

Je lâche l'homme par terre, qui reste inerte. Je retrouve presque immédiatement mon apparence humaine et dévisage le garde, ne sachant pas bien quoi dire.

— Qui est-ce ? souffle-t-il en s'approchant.

— Aucune idée. Il... il a tenté de me tuer.

À mes propres mots, je frissonne. J'ai failli me faire assassiner. J'ai failli mourir.

— Oh, mon Dieu... Tu vas bien ? s'inquiète-t-il en s'approchant, mais je recule pour ramasser ma robe déchirée tombée au sol et me couvrir le corps avec.

— Oui, moi ça va. C'est... C'est juste...

Je me mets à trembler, sous le choc. Que serait-il passé si Yanos n'était pas arrivé ? Ou si quelqu'un d'autre nous avait aperçus ?

Il me prend doucement dans ses bras, murmurant des paroles réconfortantes.

— Tout va bien... Je suis là... Je te protège...

Je laisse les larmes couler à nouveau, plus que troublée par ce qui vient de se passer. Je ne me rends compte que maintenant que j'aurais pu ôter la vie à quelqu'un, par colère.

Et je ne peux m'empêcher de me demander... Est-ce que ça fait de moi un monstre ?

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