25. Être l'élue... quelle plaie !

Il met fin à notre baiser avec autant de soudaineté qu'il a commencé. Je reste immobile, tremblante, les yeux mi-clos. Je suis déchirée en deux, et je déteste ça. Je ne peux pas choisir ; j'en suis incapable, c'est impossible. Je ne peux même pas opposer de résistance au prince, mais je ne peux pas non plus ignorer Yanos. Cette prophétie est décidément mal fichue.

Il me serre doucement dans ses bras, et je pose mon front contre son épaule, submergée par son odeur réconfortante.

— Tu veux bien me réexpliquer tout ça depuis le début ? demande-t-il d'une voix étonnamment douce.

— Quoi ?

— Tout ce que tu viens de me dire. Pour être franc, je n'en ai pas compris la moitié.

Je me rends compte qu'en effet, Yanos n'est au courant de rien concernant qui je suis – ou plutôt, qui je suis censée être. Sara, la légende, la prophétie, la cavité du couloir, l'âme sœur, les dragons, je ne lui en ai jamais parlé, parce que Julien me l'avait interdit.

Je me lance donc dans le récit des quelques jours éprouvants passés au château. Je lui détaille tout, sans omettre quoi que ce soit, également à propos d'Adrian. J'estime que maintenant, il a le droit de savoir la vérité, toute la vérité.

Il m'écoute sans intervenir, jusqu'au bout. Une fois que j'ai fini, il reste sans bouger quelques minutes, et j'ai l'impression qu'il n'a rien entendu de ce que j'ai dit.

— Yanos ?

— Tu sais, quand on a vu un énorme oiseau blanc surgir dans le ciel, j'ai tout de suite compris que ce n'était pas un oiseau. Mais je ne pensais pas... je ne pensais pas que c'était toi. Les contes ne parlent pas de cet aspect de l'élue, seulement du fait qu'elle sera puissante et qu'elle changera le monde.

— Je ne sais toujours pas comment je vais me débrouiller pour ça. Changer le monde... J'ai l'air d'être prête à faire ça ?

Il se recule tout en me gardant dans ses bras et me détaille scrupuleusement. Son air est très sérieux quand il répond :

— Oui.

•⚔︎•

Après mes insistances, Yanos a cédé pour que nous retournions voir l'état d'Adrian. J'espère que ses blessures ne sont que superficielles, même si certaines semblaient assez douloureuses.

— Papa ? Maman ? j'appelle en rentrant.

Je les aperçois tous les deux près du lit où repose le prince. Je m'approche d'un pas hésitant, le regard accusateur de mon père me fait peur.

— Il te réclame depuis son réveil, m'informe ma mère. Il a refusé de se faire soigner par quelqu'un d'autre que toi.

Cette fois je me poste devant le blessé rapidement. Comment ça, il veut quelle le soigne ? Je suis dragon, pas docteur. Je ne peux rien faire pour lui !

— Adrian ? demandé-je.

L'intéressé ouvre les paupières et plonge ses iris noirs dans les miens.

— Ciel, dit-il avec un faible sourire.

Je m'assois près de lui et prends doucement sa main. Je sens le regard insistant de Yanos sur mon dos, il surveille mes gestes. Quel jaloux...

J'effleure le front d'Adrian pour prendre sa température. Il est brûlant, et couvert de sueur. Il a une coupure le long de la joue, qui érafle sa lèvre supérieure.

—Comment tu te sens ? questionné-je.

— Mal.

— Je ne peux pas te soigner, tu sais. Ma mère le ferait bien mieux que moi.

— Je n'ai pas besoin de médecine, râle-t-il en se redressant péniblement.

Il grimace, et arrive finalement à s'asseoir. Le sang a cessé de couler par goulées, mais son torse est en sale état. Je touche une blessure sur son ventre qui a l'air plus profonde que les autres, et il serre les dents.

— C'est douloureux.

— Je ne peux pas te soigner, répété-je.

— Ciel, soupire-t-il, tu maîtrises la magie bien mieux que moi.

— Et... ? demandé-je, ne comprenant pas là où il veut en venir.

— Et tu peux me soigner avec !

— Comment ça ?

Je fronce les sourcils. On ne m'avait pas dit que je pouvais guérir avec la magie...

Encore une découverte ! On en fait tous les jours, ici, dis donc !

— Tu as réussi à te transformer en dragon en quelques secondes. Ne me fais pas croire que tu n'arrives pas à invoquer la magie.

— Mais de quoi est-ce que vous parlez ? explose la voix de mon père dans mon dos.

Nous nous retournons en même temps. Les poids serrés, il nous fixe avec colère, et surtout avec incompréhension.

— Papa...

— C'est quoi, ces histoires de magie ? Ciel, je t'ai laissée au château parce que le roi te demandait, pas pour que tu reviennes avec ces sottises dans le crâne !

— Phillip..., essaye ma mère en posant sa main sur son bras.

— Mais vous avez quoi, tous ? crie-t-il en se dégageant. Qu'avez-vous fait à ma fille ? dit-il en se tournant vers Adrian, me pointant du doigt.

— J'ai révélé sa vraie nature, répond-il calmement.

— Sa vraie nature ? Elle est paysanne !

Ses mots me heurtent de plein fouet. Il a raison, mais la manière dont il les a prononcés me donne l'impression d'être une moins que rien. Oui, je suis paysanne, et je n'en ai pas honte. C'est ainsi. Pourquoi mon père s'en sert-il pour me rabaisser ?

— Je...

— La magie n'existe pas ! me coupe mon père.

— Monsieur, calmez-vous, s'il-vous-plaît..., dit Yanos, jusqu'ici resté en retrait.

— Me calmer ? Je suis donc le seul à me rendre compte de la situation ?

— Vous n'avez jamais entendu parler de la légende de l'élue ? continue mon garde.

— Des fables pour enfants !

— Monsieur Hyrill, écoutez-moi..., reprend Adrian.

Je me sens soudainement détachée de leur dispute. Les voix me paraissent étouffées, les sons se répercutent en écho.

Il n'y a qu'un seul moyen de prouver à mon père ce qu'il ne veut pas entendre...

Je me lève doucement. Une douleur brûlante, désormais familière, s'empare de mes omoplates tandis que la magie tourbillonne autour de moi. Presque instantanément, les ailes surgissent de mon dos, atteignant une envergure telle que leur poids m'est difficile à soutenir.

— Qu'est-ce que...

Toutes les voix se taisent, et tous les yeux se tournent vers moi. Je me sens intimidée, mais je redresse le menton. Je ne dois pas me laisser faire. Je dois montrer à mon père qui je suis.

— Je suis l'élue, dis-je d'une voix forte et magnifiée par l'énergie mystique.

— La... Quoi ?

Ma mère a porté une main à sa bouche, et Yanos me regarde avec fierté. Et je devine qu'Adrian aussi, même si ne le vois pas, maintenant qu'il est derrière moi.

— L'élue, répété-je. La fille des légendes.

— Ciel... Ma petite Ciel...

Le regard de mes parents se brisent. L'image de leur fille sage et innocente vient de voler en éclats ; je suis debout, face à eux, mes cheveux roux virevoltants, les ailes déployées.

Mon père recule, et je lis sur son visage une émotion que je n'aurais jamais voulu voir.

Il a peur. Il a peur de moi.

— Papa, je...

— Tu as été emportée par les démons, dit-il d'une voix au bord de l'hystérie.

— Non ! Je suis simplement...

— RENDEZ-MOI MA FILLE ! hurle-t-il en tendant les bras pour se protéger tandis que j'avance vers lui.

Je tente de replier mes ailes et de les faire disparaître, mais la magie refuse de m'obéir. Au contraire, elle s'amplifie encore plus. Que cherche-t-elle donc à faire ?

— C'est moi, papa... C'est moi...

— Ne m'approche pas !

Yanos agrippe soudainement les épaules de mon père pour l'immobiliser. Il se débat, mais je sais combien notre garde est puissant. Il ne le lâchera pas.

— Regarde-moi, papa... Je suis Ciel, j'ai simplement... Euh... Un peu changé...

— Phillip, dit ma mère.

Elle est calme, à mon étonnement. Elle s'approche de moi, lève la main pour toucher une plume, puis la pose sur mon épaule.

— Phillip, c'est notre fille. Fais-lui confiance.

Elle plonge ses yeux marrons dans les miens.

— Moi, je lui fais confiance, souffle-t-elle.

— Merci, maman.

— Depuis que je vis au château, j'entends parler de rumeurs sur l'élue, explique ma mère à son mari. À force des années, j'ai fini par y croire. Ciel n'est que la preuve de ce que je soupçonnais. Elle n'est pas corrompue, Phillip. Elle s'est simplement révélée. Tu dois l'accepter.

Je pose ma main par-dessus celle de ma mère. Du réconfort maternel... Je me rends compte à quel point ça m'a manqué. Malgré l'amour inconditionnel dans lequel j'ai été élevée, rien ne remplace l'odeur d'une mère.

— Je ne peux pas y croire..., murmure mon père. C'est trop dur.

J'ai les larmes aux yeux. Cette journée ne fait que commencer, et je suis déjà épuisée. Pourquoi est-ce que tout est si compliqué ?

— Ciel ? appelle la voix tremblante d'Adrian derrière nous.

Je me retourne. Il est plié en deux les bras contre le ventre. Son visage est tordu dans une grimace de douleur. Il soulève une main fébrile recouverte de... de sang ?

— Adrian, pour l'amour de...

Je ne finis pas ma phrase que je suis déjà ses côtés, repoussant ses bras de la blessure qu'il essaye de me cacher. Je reste choquée quand je vois sa plaie de toute à l'heure ouverte, bien plus grave que plus tôt.

— Mais qu'est-ce que tu as fait ?

— J'ai essayé d'appeler la magie pour me guérir, et... et...

Ses lèvres se tordent tandis qu'il contient un gémissement de souffrance. Je ne supporte pas de le voir ainsi, je dois faire quelque chose.

Ma bouche se met à parler d'elle-même, et mon esprit se met en mode pilotage automatique pendant que je réfléchis à comment l'aider.

— Yanos, prends le linge le plus propre que tu trouveras, et imbibe-le d'eau propre. Maman, aide-moi à l'allonger.

Ils s'exécutent sans un mot. Seul mon père reste immobile, bouche ouverte, l'air d'un poisson mort.

— Pose-le sur son front, ordonné-je à Yanos qui me tend son tissu mouillé.

À l'aide de ma mère, nous le recouchons. Je le débarrasse de la couverture sur ses jambes et examine le reste de son corps pour m'assurer qu'il n'a pas d'autres blessures. Heureusement, les quelques plaies ne sont que superficielles. Seule la coupure sur son ventre semble grave.

Yanos apporte une bassine, comme demandé. Je déchire sans pitié un morceau de ma robe de fortune et le plonge dans l'eau. Puis j'entreprends de nettoyer le sang désormais répandu un peu partout, essayant de voir plus clairement la profondeur de la coupure.

— Qu'est-ce que... Qu'est-ce que je dois faire ? je demande à Adrian, me rendant compte du danger dans lequel il est.

— La magie, articule-t-il, le souffle court.

Je ne prends pas la peine de réfléchir et je pose mes mains sur sa plaie. Il crie de douleur malgré ses efforts pour se contenir, ce qui ne fait qu'accroître ma détresse.

J'invoque la magie de toutes mes forces. Mes ailes, qui commençaient à disparaître, s'agrandissent de plus belle, et un grondement silencieux caractéristique de mes pouvoirs secoue mon ventre.

Je redirige cette énergie dans mes épaules, mes bras, mes mains. J'imagine comme je peux sa coupure se refermer, j'essaye de suivre mon instinct pour faire disparaître cette horrible bouche sanguinolente.

— Ça fait mal, gémit Adrian, haletant.

— Je fais ce que je peux !

De la sueur perle aux coins de mes tempes, mes muscles se mettent à trembler nerveusement. Pourtant je garde mes mains sur son corps, priant intérieurement la magie de bien vouloir coopérer.

Je suis l'élue, alors avec tous les problèmes que ça me cause, ça pourrait au moins me servir à quelque chose d'utile, non ?

Je ferme les yeux, concentrée au maximum. Refermer sa plaie, refermer sa plaie, refermer sa plaie. Je répète cette phrase comme un mantra, avec toute la force du désespoir.

— Ciel ! Regarde !

J'ouvre difficilement mes paupières, comme si elles étaient collées. J'ose à peine voir sa coupure, j'ai peur que mes efforts aient été inutiles.

Pourtant, tout ce que j'aperçois, c'est du sang qui commence à sécher. Plus d'entaille, plus de cris, juste ce sang chaud et métallique.

— J'ai... j'ai réussi ? soufflé-je, une migraine s'emparant de mon crâne.

— Oui.

La voix d'Adrian me confirme qu'il va mieux ; il reprend son souffle, une main sur le ventre, palpant là où plus tôt se trouvait une entrée vers la mort.

J'essuie la transpiration qui goutte de mon visage. Je l'ai sauvé, j'y suis arrivée.

Le prince me fait signe d'approcher. Je me penche vers lui, curieuse, jusqu'à avoir mon oreille à quelques centimètres de ses lèvres.

— Merci, chuchote-t-il.

Je sens un sourire étirer mes lèvres. Je me redresse et me retourne vers les trois autres, debout face à nous, observant tous nos gestes.

— Je crois qu'on a fait du bon boulot, lancé-je à la cantonade.

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