24. Nous aimons toujours les mauvaises personnes

Ma mère et Yanos ont accouru dès qu'ils m'ont aperçue. Ce dernier a pris le prince sur ses épaules sans poser de questions, le regard sombre et fermé. Ma mère a murmuré un nombre interminable de fois « Oh mon dieu... Oh mon dieu... » en examinant les coupures le long du corps du prince.

Je me sens mal de savoir que c'est ma faute s'il est dans cet état. Si je ne m'étais pas enfuie, si je ne m'étais pas fourrée dans une situation pareille, il ne se serait jamais blessé pour me rejoindre et me ramener à la raison.

Mon père est toujours devant la maison, hochant négativement la tête d'un air grave, tenant un grand tissu dans les bras. Je suis nue, moi aussi, et il s'empresse de m'aider à me rhabiller. Je tremble, mais impossible de savoir si c'est de froid, de gêne ou de peur.

Nous rentrons tous dans la maison dans un silence macabre, excepté ma mère qui continue de scander la même phrase. Yanos dépose délicatement le prince sur le lit de mes parents, le visage toujours aussi indéchiffrable. Je me précipite vers eux pour voir l'état d'Adrian, mais il me retient du bras. Je me retourne vers lui, l'interrogeant du regard.

— Laisse ta mère s'occuper de lui, dit-il d'un ton glacial qui me donne la chair de poule.

Il m'entraîne de force à l'extérieur, sans me laisser le loisir de me débattre.

— Lâche-moi ! Yanos, lâche-moi !

Il ignore mes protestations et n'obéit qu'une fois que nous nous sommes légèrement éloignés de la chaumière.

Un silence s'installe durant lequel j'attends qu'il prenne la parole. Il veut me parler, je le sens.

— Je suis au courant pour toi et le prince, lâche-t-il finalement.

Je reste bouche bée. Comment... ?

— Il me l'a dit, s'explique-t-il, toujours aussi sec.

— Yanos...

— Tais-toi, crache-t-il. Ne dis rien. Je ne veux pas entendre ta voix.

Ses mots m'écorchent le cœur avec une violence inouïe. Je sais, je les mérite, après ce que j'ai fait, mais je ne pensais pas que ce serait aussi douloureux.

— J'ai encaissé la fois où tu m'as abandonné pour partir avec lui, dans le couloir devant la bibliothèque. J'ai encaissé quand j'ai appris que tu avais dormi avec lui. J'ai encaissé quand j'ai su la date de ma mise à mort, en partie par ta faute. Mais je peux plus, Ciel. Ça, je ne peux pas. J'en ai déjà supporté bien assez. Quand nous nous sommes embrassés, j'ai... j'ai...

Il se masse les tempes, l'air enragé et profondément triste. J'écoute sa tirade, les larmes aux coins des yeux, prenant sur moi pour ne pas éclater en sanglots.

— J'ai eu de l'espoir, reprend-il. J'ai pensé qu'enfin, ce que je ressentais était réciproque. Que tu avais des sentiments pour moi. Mais... je me suis trompé. Tu m'as trompé. Tu m'as mené en bateau, tu es allée te jeter dans les bras du prince dès que je me suis endormi, tu t'es enfuie dès que je suis apparu. On a paniqué, on t'a vue partir dans la forêt, seule, ne sachant pas comment te retrouver. Le prince nous a dit qu'il n'y avait pas de soucis, qu'il pouvait te retrouver sans problèmes. Quand je lui ai demandé comment, il m'a répondu que... que... vous entreteniez un lien très fort. Qui s'est renforcé à l'instant où tu l'as embrassé.

Il crie, gesticulant sans pouvoir se contrôler, le regard fou et le ton accusateur. Je me recroqueville sur moi-même, croulant sous la honte, la peine, le chagrin, la culpabilité.

— Pardonne-m..., essayé-je.

— TAIS-TOI ! crie-t-il, ce qui me fait sursauter de peur. Je ne veux pas entendre tes excuses ! Je n'étais qu'un essai pour toi, un amusement de lit ! Depuis le début c'était lui, ç'a toujours été lui... Tu as toujours menti... Tu n'es qu'une menteuse !

Il s'éloigne de moi en tirant ses cheveux de colère. Je m'en veux tellement, et je ne sais pas quoi faire pour me faire pardonner. Mais mériterais-je seulement le pardon, après ce que j'ai fait... ?

— Yanos, je...

Sans crier gare, il m'empoigne par le col et me soulève. Je suis prise d'une panique sourde, je suffoque, et je batifole des jambes dans le vide. Yanos me fait réellement peur. Je sens mon visage perdre de ses couleurs, tandis que j'essaye de repousser ses bras enserrés contre sa chemise que je porte encore.

— MENTEUSE ! me hurle-t-il, fou de rage.

— Je... je...

Je n'arrive pas à sortir le moindre mot. Ma gorge est coincée, mon manque d'oxygène me monte à la tête, et un instinct primitif créé une quantité incroyable d'adrénaline dans mes veines, engourdissant mes membres et décuplant mes émotions déjà insupportables.

Il desserre enfin un peu sa prise, et je prends une grande inspiration. Quand il se rend compte de mon état, il me lâche, les yeux écarquillés et furieux.

— Tu es l'élue, n'est-ce pas ?

— Ou... oui...

— Quand j'étais petit, j'entendais des histoires sur elle. L'élue arriverait et apporterait l'équilibre dans le monde. Elle serait la personne la plus forte et la plus courageuse qui ne serait jamais donné de voir. Elle serait celle qui changerait tout, qui rendrait les Hommes bons et ferait prospérer le futur.

Il me détaille de haut en bas, l'air dégoûté.

— Je suis tellement déçu.

C'est le coup de grâce. Je tombe à genoux, terrassée par la tristesse. J'ai envie de m'enterrer, de disparaître, d'oublier son regard haineux que je n'aurais jamais cru voir dans ses yeux. Un maelström déferle dans mes poumons, coupant chaque parcelle de mes entrailles, poignardant mon cœur encore et encore, ouvrant mes veines et me privant de mon sang. Je suis à feu, je suis gelée, je tombe et je flotte. Et cette douleur, toute cette douleur. C'est insupportable. Infernal.

Je n'ai pas la force de prononcer quoi que ce soit. J'ai le souffle court, je n'arrive pas à inspirer suffisamment d'air. Je suis étouffée par mes larmes, qui désormais cascadent sur mes joues par litres. Je pleure comme je n'ai jamais pleuré – mais ça ne change rien, Yanos s'est détourné de moi, et observe le paysage, les mains dans les poches.

Je l'ai déçu. Je n'ai pas été à la hauteur.

Une envie brutale de fuir me parcourt le ventre, mais pas question après ce qu'il vient de me dire. Il a été très clair, je ne mérite pas mon titre d'élue. Je me suis trop moquée de lui sans le savoir. Je l'ai brisé, coup après coup, et le voilà à présent cassé. Ou peut-être est-ce moi qui le suis ?

Que dire ? Que faire ? Je n'ai aucun moyen de réparer mes fautes. Je suis simplement là, les genoux dans la terre, les yeux voilés de trombes d'eau.

Elle serait la personne la plus forte et la plus courageuse qui ne serait jamais donné de voir. Suis-je cette femme ? Suis-je cette élue ? Est-ce vraiment ce que l'on attend de moi ? Mais suis-je seulement capable de l'assumer ?

Quelque part, au fond de moi, une petite voix me chuchote que si cette vie m'a été destinée, c'est parce que je peux m'en montrer à la hauteur. Si le sort a décidé de me donner le titre d'élue, c'est parce qu'en moi, je dois avoir la bravoure et la puissance de le supporter.

Je serre les poings. Je ne veux pas me laisser abattre. Je dois me surpasser, comme je l'ai toujours fait. J'ai commis des erreurs, mais à chaque fois j'ai pu trouver la force de les surmonter.

Je me relève, prise d'une nouvelle énergie indestructible, et marche jusqu'à me mettre face à Yanos. Il ne me regarde pas, les yeux rivés sur l'horizon.

Ma voix se met à parler d'elle-même, dirigé par mon cœur plus que par mes lèvres.

— On m'a emmenée au château de force, commencé-je d'une voix tremblante. On m'a arrachée à ma vie, à mon père, à tout ce que j'avais, sans même me donner de raison, et j'ai suivi aveuglément. On m'a servi des histoires et des légendes où je suis l'héroïne et dont je ne soupçonnais pas même l'existence. On m'a accusée, on m'a auscultée comme un cobaye, on m'a demandé de prendre le contrôle du futur alors que ce que je sais faire de mieux, c'est atteler la charrue à ma jument. On m'a fait pousser des ailes, des plumes, des écailles, sans me donner d'explications. On m'a caché plus de secrets qu'on ne m'a donné de réponses, j'ai été aspirée par une noirceur sans nom, j'ai été tourmentée par les émotions du prince comme un pantin, et au final, la seule chose à peu près stable dans ma nouvelle vie, c'était toi. Je me suis attachée à toi comme à personne auparavant. Puis j'ai découvert, non sans difficultés, que je suis la réincarnation d'une fille morte il y a mille ans, et que je suis née uniquement pour servir d'âme sœur au prince afin qu'il ne sombre pas dans la folie.

Je marque une légère pause, observant son visage qui laisse peu à peu tomber ses barrières.

— Je n'ai rien demandé. Je me suis laissée chavirer entre les secrets et la magie sans jamais comprendre. Je me suis raccrochée à toi, à ton sourire, à tes yeux, à ta chaleur. Je t'ai embrassé parce que j'en avais envie, et j'ai embrassé Adrian parce que j'en avais besoin. Je ne peux pas lutter contre lui, j'ai été tout simplement créée dans le but de l'aimer.

Je reprends ma respiration, à bout de souffle, à bout de cœur.

— J'aurais aimé que ce soit toi, lâché-je finalement.

Il baisse enfin ses iris verts vers moi. Je n'arrive pas à lire ses émotions, je suis vidée, désespérée, j'ai dit tout ce que j'avais sur le cœur.

— Est-ce que tu m'aimes ? demande-t-il d'une voix légèrement plus douce, quoique toujours violente.

— Évidemment, Yanos, avoué-je dans un souffle. Tu es la première personne que j'ai aimée.

— Pourquoi tu ne m'as pas dit tout ça plus tôt ?

— Le... le mage m'a interdit d'en parler.

Il se pince le nez, agacé.

— Tu penses que je serais allé raconter tes soucis à tout le monde ? rétorque-t-il.

— Non... Bien sûr que non, mais...

— Tu ne me fais pas confiance !

— Tu ne m'as donc pas écoutée ! crié-je à mon tour. Je t'aime, Yanos Brussel, et tu es dans mon cœur. J'aime aussi Adrian, parce qu'il est ancré dans mon âme, nous sommes faits pour être ensemble. Pourquoi crois-tu qu'il y a une prophétie ?

Brusquement, il s'empare de mes épaules et écrase sa bouche contre la mienne. Je ne bouge pas, clouée sur place : il en a besoin. Il m'embrasse rageusement, avec autant de passion que de colère. Ça me chamboule, ça me retourne, ça me chagrine. Je n'ai pas le droit de le laisser espérer à ce point. Je n'ai pas le droit de lui mentir. Mais je suis incapable de lui refuser ce qu'il me prend.

Yanos...

... ou Adrian ?

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