21. Le lit des révélations
Après avoir papoté autour du feu toute la soirée est venu le moment de décider si nous restions ou non pour la nuit. Il n'y a que deux lits ; celui de mon père, et le mien, sous les combles.
— Évidemment, Magda va dormir avec moi, mais..., dit mon père.
Il nous regarde tour à tour avec Yanos et Adrian.
— ... Je ne suis pas sûr de vouloir deux garçons dans le même lit que ma fille.
Nous rigolons légèrement, gênés.
Les deux hommes se jettent un regard qui en dit long. Je commence à me racler la gorge pour essayer d'attirer leur attention ; après tout, c'est mon lit. J'ai encore le droit de décider avec qui j'y dors...
Au moment où je m'apprête à faire une remarque, Adrian me devance avec des paroles qui me surprennent autant qu'elles ne lui ressemblent pas.
— C'est bon, je dormirai dans la calèche. Il y a des peaux et des coussins, j'y serai à l'aise. Yanos ?
Celui-ci siffle avec une fausse innocence puis répond sur le même ton :
— Eh bien, j'imagine qu'il n'y aura pas assez de place pour deux, votre Majesté. À moins que vous aimeriez vous coller contre...
— Yanos ! je le coupe.
— Bien, reprend mon père. Dans ce cas, bonne nuit à tous. Et, Ciel ?
Je me retourne, stoppée dans mon élan.
— Papa ?
— Pas de bruit, chuchote-t-il avec un clin d'œil.
Je rougis, morte de honte, ce qui a le don d'arracher un rire à tout le monde. Je me dépêche de grimper la vieille échelle en bois qui mène à ma chambre, faisant signe à Yanos de me suivre. Une fois en haut, j'adresse un petit salut au prince, ce à quoi il répond par un hochement de tête.
Il fait des efforts, et je vois que même si c'est dur pour lui, il a compris. Je lui en suis reconnaissante, parce que ce matin même, il n'aurait jamais laissé Yanos dormir avec moi. Il ne l'aurait même pas laissé y songer.
Les cheveux du garde apparaissent devant mes yeux tandis qu'il me rejoint. Je me dépêche de me reculer pour lui laisser de la place, me baissant pour éviter de me cogner la tête sur la charpente.
J'observe mon lit défait et ma coupelle de bijoux. Rien n'a bougé, hormis quelques saletés qui sont apparues çà et là, décolorant l'endroit déjà atone.
— C'est ici que tu dormais ?
Je réponds à Yanos sans me retourner, nostalgique.
— Oui.
— Tu n'as rien de plus ? Je veux dire, au château, tu n'as emmené presque rien. Et là...
— Il n'y presque rien non plus. Je suis paysanne, Yanos, pas princesse.
— Pardon...
Je tourne la tête pour croiser son beau regard vert.
— Ne t'en fais pas. C'est la réalité, et je déteste m'apitoyer sur mon sort. Alors fais-en de même, s'il te plaît.
Je m'accroupis sur mon lit, grimaçant lorsque je sens la paille dure et froide contre mes jambes. Bien loin des draps en soie au château... Et de la place pour quatre personnes. Ici, ce n'est qu'une couche précaire et minimaliste où je tiens à peine si je ne plie pas les jambes.
Yanos commence à enlever ses bottes et sa veste quand je le stoppe dans ses gestes :
— Tu ne te mets pas tout nu, j'espère ?
— Je n'en avais pas l'intention. Je ne suis pas pervers. Et puis, il y a tes parents, juste dessous...
— Pas pervers, hein ?
Nous pouffons et j'essaye de lui dire de se taire, mais mes rires m'en empêchent. Nous essayons d'étouffer nos voix avec nos mains, ce qui, je dois l'avouer, n'est pas un franc succès.
Je jette un regard à ma tenue. J'ai une robe, avec dessous, un corset et une jupe de sous-vêtement. Comment vais-je dormir... ?
— Prend ma chemise, répond Yanos à mes pensées et me jetant celle-ci à la figure.
— Retourne-toi.
Il obéit, et j'en profite pour détailler son dos désormais dénudé. Il est encore plus musclé qu'Adrian, et...
Non, Ciel, arrête ça tout de suite. Tout. De. Suite !
Je me hâte de me déshabiller, pour ne garder que la jupe et la chemise de mon garde – qui, soit dit en passant, sent son odeur masculine – puis lui indique que je suis présentable. Il courbe le dos pour venir à ma hauteur, avant de s'avachir sur mon lit, prenant absolument toute la place.
— Pousse-toi, Yanos.
— C'est quand même confortable, pour de la paille.
— Tais-toi et pousse-toi ! Je n'ai pas de place.
— Si, là, dit-il en tapotant son torse.
— Ne soit pas idiot, je ne vais pas...
Il ne me laisse pas le temps de finir qu'il m'attrape par la nuque et me force à m'allonger contre lui. Ma tête vient se loger dans son cou, tandis que nos jambes s'emmêlent, et sa chaleur corporelle vient se mélanger à la mienne. Je sens mes joues rougir sans que je puisse m'en empêcher – Dieu merci, il fait sombre.
— Détends-toi, Ciel...
— Je suis parfaitement détendue.
— À d'autres. Détends-toi, je ne vais rien te faire. Tu as confiance en moi ?
Il essaye de sonder mes yeux, puis je bafouille, perturbée par son regard :
— Évidemment, Yanos.
Je tâche de maladroitement m'installer sur son corps, les joues toujours en feu. Je décontracte tous mes muscles, un à un, cherchant à les détendre, mais toujours légèrement mal à l'aise par notre proximité.
— T'es pas bien, là ?
— Si, avoué-je en m'en rendant compte.
— Alors bonne nuit.
— Quoi ?
— À quoi songeais-tu ? Je suis là pour dormir, Ciel. Et même si je rêve de faire autre chose, nous sommes chez tes parents, qui sont en-dessous, dans une couche très étroite, et tu n'as pas l'air très encline à songer aux mêmes activités que moi. Mais après tout, peut-être que je me trompe, et que...
— Yanos !
Je plaque une main contre ses lèvres. Quand je suis certaine qu'il ne dira plus de bêtises, je la retire doucement.
— Tu es incorrigible, je lui chuchote.
— Et c'est comme ça que tu m'apprécies.
Un petit silence règne pendant lequel je me demande s'il s'est endormi, mais son timbre grave vient glisser dans mes oreilles doucement, comme une caresse feutrée qui se fraie un chemin jusqu'à mon cerveau fatigué.
— Est-ce que tu as des sentiments pour lui ?
Je devine qu'il parle du prince. Pourquoi cette question ? De toute façon, je ne peux même pas y répondre. Je n'ai jamais été amoureuse, alors... Comment ferais-je pour le savoir maintenant ?
— Je ne sais pas. Je pense... que oui. En tout cas, je suis bien avec lui.
— Et... Et pour moi ?
— Quoi ?
— Tu as des sentiments pour moi ?
Je réfléchis. Y a-t-il plus que l'amitié entre nous ? Et entre Adrian et moi, alors ? Comment savoir ?
— Je sais que tu es trop important à mes yeux pour que je te laisse partir.
— J'interprète ça comment ?
— J'en sais rien.... Comme tu veux.
— Alors laisse-moi l'interpréter comme ça...
Il approche son visage du mien et frôle mes lèvres. Il laisse quelques millimètres entre nous durant de longues secondes, puis brise la distance en écrasant sa bouche contre la mienne.
Je suis incapable de décrire l'émotion qui m'accable. C'est agréable, c'est vrai ; mais j'ai l'impression que quelque chose cloche dans ce baiser. Comme si... Il ne devait pas avoir lieu. Qu'il bravait l'interdit – mais quel interdit ?
— Tu hésites..., dit-il en se détachant.
Je le dévisage. Oui, j'hésite, et c'est terriblement frustrant. Le visage d'Adrian vient parasiter mon esprit, et je n'arrive pas à me concentrer uniquement sur Yanos et ce que je ressens pour lui.
Pourquoi ? Pourquoi ai-je l'impression que la magie m'impose son image ? Que me veut-elle ?
— Yanos... on ne peut pas...
— Pourquoi ?
— Je... Que sais-tu de la légende de l'élue ?
Il fronce les sourcils devant mon changement de conversation. Il a tout de même la gentillesse de répondre, et je l'en remercie intérieurement.
— C'est une histoire qu'on raconte aux enfants. Qu'un jour, une fille arrivera, qu'elle sera plus puissante que n'importe qui, et qu'elle rétablira l'ordre qu'il manque au monde. Que ce n'est qu'une question d'années avant que tout change. Qu'il faut la vénérer, la respecter, parce que c'est grâce à elle que nous retournerons sur le droit chemin. Qu'elle complétera ce qui n'existait pas.
Ce qui n'existait pas. Qu'est-ce qui n'existait pas, auparavant ? Qu'est-ce que... Qu'est-ce qu'il a manqué au monde pour que le dirigeant suprême sombre dans la folie ?
Lorsque je comprends enfin, tout devient noir autour de moi. Je perds connaissance dans les bras de Yanos, emportée par le sommeil et les spéculations, la vérité tourbillonnant dans mon esprit.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top