2. L'histoire
Le roi me regarde avec amusement. Je parcours les livres des yeux, sans savoir où donner de la tête.
— Vous m'avez demandé, Arthur ?
Nous nous retournons vers la voix qui retentit dans notre dos.
— Ah, Julien, te voilà ! s'exclame le roi.
— Me voilà.
Un vieil homme sort de l'ombre. Il est grand, plus grand que Sa Majesté, et arbore une barbe blanche semblable à du coton. Je suis immédiatement assaillie par une étrange sensation ; l'inconnu dégage quelque chose de familier, mais impossible de savoir pourquoi.
— Je te présente Ciel Hyrill.
L'homme barbu me toise d'un drôle de regard, comme s'il me connaissait déjà. Je ne peux m'empêcher de me détourner, le feu aux joues. Je n'ai pas l'habitude d'être le centre de l'attention.
— Enchanté, Ciel. Je m'appelle Julien Eckart, je suis le mage suprême du royaume.
Rien que ça ! Je bredouille quelques mots incompréhensibles puis baisse la tête. La présence de cet homme me rend nerveuse.
— Ne t'inquiète pas, Ciel, il ne va pas te faire du mal, tente le roi afin de me rassurer.
Le mage s'est approché sans un bruit. Il pose sa main sur mon bras et j'ai un mouvement de recul instinctif.
— Ne me touchez pas, articulé-je.
— Calme-toi, s'il te plaît. Je veux simplement vérifier si tu es bien l'Élue.
— Non.
Ce mot est sorti de ma bouche avant que je puisse l'en empêcher. Je rougis aussitôt. Je ne devrais pas le contredire, surtout en présence du roi. Quelle sotte je fais ! Il est mage, et même si je ne sais pas exactement ce que c'est, il semble très puissant.
— Excusez-moi, je m'empresse de dire. Je ne voulais pas... Je suis un peu débordée par les événements.
— Ne t'en fais pas. Détends-toi. Je vais simplement poser mes doigts sur ta paume. Veux-tu bien me tendre ta main, je te prie ?
J'obéis, tremblante. Je n'ai aucune idée de ce qui est en train de m'arriver, mais comment puis-je refuser ?
Le mage laisse ses doigts frôler ma peau durant de longues secondes, les yeux fermés, avant de soudainement s'écarter comme si je l'avais brûlé.
— Skymoon ! crie-t-il.
Quoi ?
J'adresse un regard désespéré au roi, espérant trouver des explications. Mais son visage est fermé, et impossible à déchiffrer. Bloc de glace. Mur blanc. Flou total.
— Tu es l'Élue, la Dernière, souffle le mage.
— Alors c'est elle ? dit Sa Majesté. C'est celle que nous attendions ? La fille de la prophétie ?
— C'est elle, aucun doute.
— Allez chercher mon fils ! crie le roi à l'attention d'un garde non loin.
Celui-ci s'élance sans hésiter. Je reste plantée là, perdue entre le regard émerveillé de mon souverain et celui ébahi du mage.
C'est trop. J'explose.
— Mais dites-moi ce que j'ai, à la fin ! je hurle sur les deux hommes.
Ils restent silencieux et me fixent comme si j'allais m'évaporer à tout instant, osant à peine cligner des yeux. Leur mutisme m'énerve, je n'ai rien demandé après tout, on m'a escroquée à mon foyer pour me débiter des histoires obscures. Alors, roi ou pas, mage ou pas, ils me doivent une longue discussion à propos de ma présence ici.
— Je vous en supplie, expliquez-moi.
Mais ils gardent les lèvres obstinément fermées. On pourrait entendre une mouche voler. Mon incompréhension ne s'en décuple que plus.
Je me mets à genoux, tête baissée, au comble du désespoir. La fatigue, la faim, les émotions et les questions m'ont vidée. Je suis totalement perdue et désemparée, et je n'aspire qu'à une chose : obtenir ce que je demande.
— Père, je suis là ! crie une voix rauque à l'autre bout de la pièce.
Je ne lève pas les yeux, les larmes me montent et je ne veux pas me montrer aussi faible. Je me contente de rester ainsi, le plus immobile possible.
— Qui est... Oh, reprend la voix.
— C'est elle, dit le roi.
Des bruits de pas s'approchent de moi, puis je vois deux souliers s'arrêter à ma hauteur.
— Relève-toi.
J'obéis sagement, devinant qu'une voix aussi autoritaire ne peut appartenir qu'à un membre royal.
— Ciel ?
La voix étonnamment douce et affectueuse de l'homme face à moi me surprend tellement que je plonge mes yeux dans les siens sans réfléchir.
Je reste bouche bée. Mes veines s'engourdissent. Mon cerveau vole en éclat.
Ses yeux sont de la couleur exacte de la nuit. Noirs, profonds, infinis, si purs qu'on pourrait s'attendre à y voir des étoiles. Deux onyx qui me fixent avec une intensité alarmante. Je chute, je flotte, mes pensées s'échappent pour ne rester qu'un mot qui glisse de mes lèvres.
— Adrian ?
Je ne sais pas pourquoi, ni comment, mais je connais son prénom. Je ne l'ai jamais vu de toute ma vie, pourtant son nom m'a semblé d'une évidence indiscutable.
— Excusez-moi, bafouillé-je, euh... je...
— Incroyable..., murmure-t-il.
L'homme attrape ma main et, sans me lâcher du regard, l'effleure du bout des lèvres.
Le peu de sang-froid qui me reste se trouble et disparaît sous la caresse de son souffle chaud. Une sorte de flash m'aveugle et ma peau s'enflamme à l'endroit où il y a contact. Par je ne sais quel miracle, je reste fermement campée sur mes deux pieds et vacille à peine.
— Bienvenue, Ciel, chuchote-t-il, gardant ma main. Je suis le prince Adrian Michael. Je t'attendais... nous t'attendions.
— Que fais-je ici ?
— Je vais t'expliquer. Je t'en prie, asseyons-nous. L'histoire est longue.
Il désigne des sièges que je n'avais pas remarqués dans un coin de la bibliothèque illuminé par les rayons du soleil. Peaux et fourrures confèrent une ambiance douillette à ce petit endroit isolé.
Nous nous asseyons tous, le prince face à moi, le roi à ma droite et le mage à ma gauche. Je prends soin de croiser les jambes en espérant sembler élégante ou du moins gracieuse, peu habituée à une compagnie si noble.
— C'était il y a environ mille ans, commence le prince de but en blanc de sa voix de velours. C'était une époque peuplée de magie, de créatures fantastiques, d'épopées incroyables. Les elfes, les lutins, les fées, tous les personnages de contes vivaient en harmonie avec les humains. Le dirigeant suprême était un demi-dieu, moitié homme, moitié dragon. Il pouvait avoir l'apparence de l'un ou de l'autre, à sa guise. Il veillait sur son royaume avec bienveillance et pouvoir. Mais comme tout homme, le métamorphe voulait d'une femme. Il voulait une compagne qui puisse le comprendre, l'aimer tel qu'il était, et assumer le titre de reine. Il se mit en quête d'une partenaire, à la fois belle et courageuse, douce et aimante. Il fit le tour des contrées voisines, persuadé que son âme sœur se cachait quelque part. Mais le dirigeant suprême était trop exigeant. Il cherchait un idéal qui n'existait pas. Il voulait d'une personne parfaite, mais nous savons tous que personne ne l'est. Petit à petit, il sombra dans la solitude et la tristesse. Il commença à abuser des femmes, espérant combler le vide qu'il avait en lui. Mais ses aventures ne firent qu'accroître sa haine, il était en colère, en colère de ne pas trouver celle qu'il cherchait. Il devint un roi impitoyable, sans cœur et sans pitié. Il déclarait des guerres, faisait couler le sang, répandait la douleur – il voulait punir ce monde qui n'avait pas su lui donner le bonheur. Il voulait faire souffrir les autres autant qu'il souffrait lui-même. Il brisait chaque jour un peu plus l'équilibre qui existait entre humains et magie, se brisant par la même occasion. Se transformer lui devint plus difficile, plus douloureux, comme si l'énergie mystique ne lui obéissait plus. Puis vint le jour où elle disparut complètement, elle se détacha des hommes pour ne pas courir à sa perte. Et le roi resta bloqué entre les deux mondes, mi-humain, mi-dragon, attiré par l'un et par l'autre. Quand il se rendit compte de ses fautes, il était trop tard. Son peuple était saccagé, les femmes enfantaient des créatures monstrueuses, des bébés possédant des ailes de dragon et des griffes sur les mains. La magie avait disparu, ne laissant que des hommes morts ou blessés et un roi agonisant. Le dirigeant suprême mourut rapidement. Personne ne sut dire exactement si ce fut de tristesse ou tout simplement parce que la moitié de lui-même s'était dissoute. Quoiqu'il en soit, au fil des années, des siècles, cette époque s'oublia, la magie devint un mythe, une légende. Personne n'y croyait. Personne ne la ressentait. La descendance royale s'est perpétuée, encore aujourd'hui. Nous sommes la famille du dirigeant suprême. Nous avons son sang de demi-dieu dans les veines, son sang magique. Et puis, un beau jour, la magie est revenue. À la naissance d'un fils, d'un prince, elle est réapparue. Un hybride, un demi-dragon a vu le jour.
Le prince plante ses iris dans les miens, et me transperce d'un regard si pénétrant que j'ai l'impression de le sentir frôler mes os.
— Moi, murmure-t-il.
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