19. Les meilleurs ennemis

C'est donc organisé. Je partirai avec le prince, Yanos et ma mère. Et plus l'heure fatidique approche, plus je me maudis d'avoir eu cette idée.

— Il est hors de question qu'il vienne ! crie le prince.

— Je viendrai selon son avis, pas le vôtre, rétorque Yanos.

— Toi, la ferme !

— Vous qui paraissiez être un bon prince...

Je soupire, ignorant leurs protestations. Dès l'instant où ils ont appris qu'ils venaient tous les deux, ils n'ont eu cesse de s'aboyer l'un sur l'autre.

Ma mère m'aide à faire mon sac, l'air aussi désespéré que moi. Cela fait quelques heures que nous supportons leurs piques, à notre plus grand désarroi.

— Désolé, répété-je à son intention en grimaçant.

— Ce n'est pas ta faute s'ils se comportent comme des enfants.

Nous sourions, complices. J'ai retrouvé avec ma mère une telle proximité, comme si nous ne nous étions jamais quittées, ce qui, je l'avoue, me fait un bien fou après tant de tourments.

— Tu ne la mérites pas ! Tu l'as accusée de ce qu'elle n'a pas fait, reprend Adrian.

— Et vous ? Vous êtes prince, elle ne voudra jamais de vous.

— Je suis ton supérieur ! Tu me dois du respect.

— Je vous vouvoie, alors ne m'en demandez pas plus ! J'ai déjà du mal. Je n'ai aucun respect à avoir pour l'homme qui a fixé la date de ma mort !

— Ça suffit ! crié-je, à bout de nerfs.

Ils se retournent vers moi dans un même mouvement, les joues rouges et les yeux sombres. Adrian semble vouloir me dire quelque chose, mais se ravise et reporte son attention sur Yanos.

Ils se dévisagent, en chien de faïence, mais restent muets. Je profite de ce silence tant qu'il dure, sachant pertinemment qu'ils reprendront leur bagarre dans quelques minutes.

— Comment penses-tu que ton père va réagir en nous voyant ? demande ma mère à voix basse.

Je vois ses yeux briller, elle est stressée. Cela fait bien quatorze ans qu'ils ne se sont pas vus, et honnêtement, je n'ai aucune idée de comment vont se dérouler les retrouvailles.

— Bien, j'espère.

Elle hoche la tête, puis reprend son activité. Nous finissons mon sac en silence, l'atmosphère aussi lourde et dense que du plomb, en grande partie à cause de la dispute en suspension entre les deux hommes.

— Nous sommes prêtes, dis-je aux garçons en me redressant.

— Je ne pars pas avec lui, grogne le prince.

— Hors de question de passer une seule seconde de plus en sa compagnie, réplique Yanos.

— Espèce de garde de pacotille !

— C'est tout ce que vous avez trouvé ? C'est bien piteux ! Vous pourriez par exemple...

— LA FERME ! je hurle de toutes mes forces.

J'empoigne mon sac et sors en les bousculant. Ils me suivent, contrits, et nous prenons tous ensemble le trajet vers la sortie.

— Le premier qui ouvre la bouche finit les dents contre le tapis, dis-je en voyant Yanos tourner la tête vers Adrian.

Tout le monde prend mes menaces en considération, car un immense silence s'installe durant tout le trajet, troublé par le seul bruit de nos pas sur la pierre froide.

Nous débouchons finalement dans le gigantesque salon d'accueil, avec à l'autre bout de la pièce la porte d'entrée démesurée. D'environ une dizaine de mètres de hauteur, je me demande pendant quelques instants comment diable ont-ils bien pu confectionner quelque chose d'aussi grand.

Nous sortons, et arrivons dans les jardins royaux – toujours aussi magnifiques – avec face à nous une calèche qui nous attend. Nous montons tous les uns à la suite, aidés par le cocher qui nous tend aimablement sa main.

Ma mère s'assied à mes côtés, les deux hommes en face de nous. Adrian croise les bras sur sa poitrine en regardant au-dehors, tandis que Yanos triture les boutons de ses manchettes, l'air nerveux et énervé. Une ambiance lourde pèse dans l'habitacle, que je ne suis pas sûre de pouvoir supporter bien longtemps.

Le trajet dure un long moment, il est prévu que nous arrivions le soir. La ferme se trouve de l'autre côté de la ville, et pour plus de sécurité, nous devons contourner celle-ci, empruntant les petites routes et les chemins sinueux. Je ne comprends pas de quoi le rou à peur ; des cambrioleurs ? Ou d'une autre menace ? J'espère simplement de pas être de nouveau face à un secret dont je n'ai pas connaissance.

Pour passer le temps, nous papotons, ma mère et moi. Elle me raconte sa vie au château, en tant que docteur, et je lui décris ma vie à la ferme. Les deux hommes ne pipent pas mots, ils ne bougent même pas, et se contentent de ruminer dans leur coin.

Qu'est-ce qui m'a pris de faire ça ?

Sur le coup, j'avais trouvé mon idée absolument fabuleuse. Je trouvais que c'était un bon moyen de montrer à ces deux-là que je n'ai aucune préférence pour l'un ou pour l'autre, ce qui ferait douter plus d'un, étant donné que je me suis dirigée vers Adrian et que je suis responsable de la mise à mort de Yanos.

Je sens la tristesse m'envahir, mais je la refoule. Je ne perds pas espoir, je sauverai Yanos, il ne mourra pas. Il ne peut pas mourir, il ne doit pas mourir.

Mais en réalité, mon plan s'avère être un échec total. Moi qui avais espéré voir les deux hommes se réconcilier, les voilà à présent en train de se battre. Par ma faute. Encore une fois.

— Pouvons-nous nous arrêter ? demande ma mère. Je me sens engourdie.

En effet, son visage est pâle, et cela fait déjà plusieurs heures que nous sommes confinés dans cette boîte étroite.

— Bien sûr, dit Yanos. (Puis, il ajoute, en passant la tête par la fenêtre.) Pause !

La calèche s'arrête rapidement, puis la portière s'ouvre. Le cocher tend sa main à ma mère, qui est la plus proche de lui. Elle s'empresse de sortir, l'air de plus en plus malade. Je me dépêche de la suivre, inquiète, priant pour qu'elle n'ait rien de grave.

— Ça va, maman ?

Elle prend quelques grandes inspirations, yeux clos.

— Oui... Oui. C'est juste... Je déteste les trajets en calèche. Ça me rend nauséeuse.

Je lève le regard. Nous sommes au milieu d'une forêt, sur une route en terre battue, et la nuit est tombée, projetant des ombres fantomatiques sur les arbres.

Je frissonne. L'air est frais, et de drôles de bruits parviennent de l'obscurité.

Encore elle...

Soudain un tissu chaud vient recouvrir mes épaules. Je tourne la tête, et croise le regard de Yanos, qui lui évite le mien. Il est en chemise, sa veste est posée sur moi. Il observe les étoiles, un faux air nonchalant peint sur son visage, respirant à fond.

— Merci.

Il sourit timidement. Il veut me dire quelque chose, je le sens, alors je reste silencieuse pour lui laisser champs libre.

— Je suis content que tu aies choisi de m'emmener voir ton père... Mais pourquoi l'avoir pris, lui aussi ? questionne-t-il, hésitant.

— Je... Je pensais... Je ne sais pas, en fait. Pourquoi vous ne voulez pas comprendre que je vous aime autant tous les deux ? Pourquoi vous battez-vous sans cesse comme des coqs ?

Yanos m'observe quelques secondes avant de baisser le regard sur ses chaussures, pesant ses mots soigneusement.

— J'ai l'impression que c'est une course. La course au premier qui arrivera à prendre ton cœur.

— Mais... Qu'ai-je de si spécial ?

— Tu sors de l'ordinaire. Tu es drôle, têtue, intelligente... Tout homme qui ne succomberait pas à ton charme serait stupide. Même un aveugle tomberait amoureux de ton rire.

Oh...

— Tu le penses vraiment ?

— Évidemment. Il n'est pas le seul, d'ailleurs, remarque une autre voix masculine dans notre dos.

— Tiens, le retour du jaloux, marmonne Yanos en tournant le dos au prince.

— Je n'ai rien à t'envier, espèce de subalterne !

— Si, elle !

— Ça suffit, maintenant ! je m'écrie, faisant sursauter les deux hommes et ma mère. Vous ne réalisez pas que ce genre d'attitude est tout sauf attirant ? Je ne supporte pas d'être l'objet d'un conflit, je n'ai rien, rien de plus que n'importe quelle femme ! Arrêtez de me convoiter comme un bien. Je suis une personne avec une conscience en état de marche, et là, je suis blessée et très énervée par votre comportement.

J'attrape la veste de Yanos et la jette à terre de colère, puis je me dirige vers la calèche et remonte en ignorant la main serviable du cocher. Je m'installe tout au fond, croise mes mains sur ma poitrine et regarde en face de moi, ressentant le besoin urgent de m'isoler. L'agacement bout dans mes veines avec force, comme une lave meurtrière en ébullition. Et par-dessus le rugissement de mon cœur à mes tempes, l'écho sourd de la tristesse parvient jusqu'à mes oreilles, atone et désespéré. Je déteste cette situation. Et je déteste de ne pas pouvoir y remédier.

Je suis quelques secondes après rejointe par le prince, qui vient s'asseoir près de moi. Il me regarde, tentant en vain d'attirer mon attention, la respiration rapide et les yeux fuyants.

— Pardonne-moi, lâche-t-il finalement. Je ne me comporte pas comme un bon prince.

— De toute évidence.

— Je vais faire des efforts.

— Mhf.

— J'espère que ton garde en fera aussi, s'il n'est pas trop stupide pour comprendre ton discours.

— Il n'est pas stupide.

Mes phrases courtes et sèches se veulent hermétiques, mais il continue de me parler comme si nous entretenions une discussion légère et agréable. C'est énervant. C'est apaisant. Je ne sais plus, je ne sais rien quand il est à mes côtés. Je n'arrive même plus à décrypter mes émotions.

— Tu m'en veux ? demande-t-il, peu sûr de ses mots.

Je le dévisage quelques instants, me perdant presque avec soulagement dans ses onyx noirs et penauds, laissant planer ma réponse dans l'air.

— Non, lâché-je finalement.

Il soupire de soulagement. Nous restons une dizaine de secondes silencieux, avant que je ne pose une question qui me taraude depuis hier soir, et qui m'a d'ailleurs maintenue éveillée une partie de la nuit.

— Adrian...

— Oui ?

— Pourquoi tes ailes sont noires ?

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