18. Perdue

Adrian marche soudainement vers moi, bras tendus, et me serre auprès de lui contre toute attente.

— Ciel, c'est... c'est incroyable, nous... regarde de quoi nous sommes capables !

Je reste muette, incapable de formuler mes pensées. Il ne se rend pas compte de ce que je viens de comprendre ? N'a-t-il pas entendu mes paroles ? Ne voit-il pas les indices que la magie nous donne ?

— Je suis certain qu'en poussant nos pouvoirs encore plus loin, nous allons réussir à aller au bout de notre transformation, et à nous métamorphoser entièrement. Tu te rends compte ?

Oui, je me rends compte. C'est toi qui ne comprends pas.

— Adrian, tu te trompes complètement... parviens-je enfin à articuler.

— Quoi ? Ciel, est-ce que tu...

— Ce n'est pas un miracle. C'est une mise en garde.

Il ouvre la bouche, puis la referme. Son air perd toute trace d'émerveillement. Je prends la parole avant qu'il ne me coupe :

— Ce n'est pas moi qui ai dit tout ça. C'est la magie. C'est elle qui a déclenché notre transformation, pour nous faire comprendre que nous sommes pareils, et que nous devons rester unis. Nous ne pouvons pas nous disputer comme nous le faisons, ou nous... ou tu...

— Je quoi ?

— La page manquante, chuchoté-je, le souffle court.

— Je ne comprends pas.

J'inspire un grand coup pour garder mon sang-froid, sa douce chaleur corporelle emplissant mes sens.

— Moi non plus. Je sais juste que nos réponses se trouvent sur ce papier. Il faut absolument que nous le retrouvions, et vite.

Il reste silencieux un long, très long moment, si bien que j'ai l'impression qu'il ne me répondra jamais. À l'instant où je m'apprête à m'échapper de son étreinte, il prend finalement la parole.

— D'accord. On va chercher, et on le retrouvera. On ne se disputera plus. Je ferai des efforts.

Je fronce les sourcils. Il est bien trop docile.

— Je crois fermement en la magie, s'explique-t-il face à mon air contrarié. Je crois aussi en toi. Si tu sais ce qui est juste, alors je te suis.

— Merci...

J'enroule mes mains dans son dos et serre son torse contre moi. Je sens ses ailes, douces comme de la soie, légères comme des pétales. Son souffle rauque vient caresser mon oreille, et je ferme les yeux. Je me sens à ma place.

— Allez, va te coucher, murmure-t-il en s'éloignant, trop vite à mon goût.

— Bonne nuit, votre Altesse.

— Bonne nuit.

Il s'éloigne, et à chaque pas, ses ailes semblent rétrécir, jusqu'à disparaître dans une pluie de plumes. Parallèlement, la magie grouillant dans mon ventre s'estompe peu à peu. Mon dos s'allège, comme libéré d'un poids, et la fatigue revient me brouiller les idées.

Je retourne dans ma chambre d'un pas traînant, trop épuisée pour continuer à me poser des questions. Je prends soin de fermer les portes, j'enfile une robe de nuit à la va-vite, puis me glisse sous mes draps propres dans un soupir de soulagement.

Malheureusement, je ne trouve pas le sommeil avant plusieurs heures ; les avertissements de la magie ne cessent de tourner dans mon esprit, et j'ai la cruelle impression d'oublier un élément essentiel.

•⚔︎•

À mon réveil, j'aperçois Fantine, déjà debout, en train de sortir des vêtements de mon armoire. Je me lève, grognant contre la lumière aveuglante en provenance de la fenêtre, et ma domestique se tourne aussitôt vers moi – décidément, je déteste utiliser ce terme.

— Mademoiselle ! Vous êtes enfin réveillée ! Je suis en train de préparer votre tenue.

— Ma tenue ? je grommelle en essayant de me souvenir d'un quelconque événement prévu.

— Le roi vous attend dans sa verrière.

Je sors d'entre les draps, pas tout à fait réveillée, et manque de trébucher contre un énorme sac en toile. Je pousse un petit cri, me rattrapant de justesse en agitant les bras comme un oisillon tombé du nid.

— Faites attention ! s'écrie Fantine.

— C'est quoi, ça ?

— Ce sont les plumes qui étaient sur votre lit, hier matin.

— Ah oui, dis-je en cherchant une excuse plausible. Euh, c'est... une idée...

— Vous n'êtes pas obligée de vous justifier, coupe-t-elle avec un sourire. J'ai déjà vu des choses bien plus étranges dans des lits, croyez-moi.

Je la remercie intérieurement, ne voyant vraiment pas comment j'aurais pu lui dire que j'ai dormi avec le prince et que par conséquent ma moitié dragon s'est mise en marche pendant mon sommeil contre mon gré. Assez peu rassurant, comme prétexte...

— La robe que j'ai choisie vous plaît ? demande-t-elle pour changer de sujet.

Mon regard dérive sur le tissu qu'elle pointe du doigt. Un habit de velours, vert comme les épines de sapin, aux finitions en dentelle blanche, il est tout simplement... magnifique.

— Elle contraste bien avec vos cheveux.

— Je l'adore.

— Mettez-la.

Une fois habillée, Fantine s'approche de moi, tenant un objet doré dans les mains. Elle se poste derrière moi, passe ses doigts devant mon cou, et un métal froid se colle à ma peau.

Un dragon.

Un collier en or avec l'insigne royal. Je l'effleure, toujours aussi fascinée par sa signification.

— Je crois que vous êtes prête.

— Oui, réponds-je à Fantine qui m'examine pour trouver le moindre défaut.

— C'est certain... vous êtes parfaite.

Je rougis, un peu gênée, tournant sur moi-même.

— Je... je vais y aller. Je n'aimerais pas faire attendre le roi.

— Bien sûr. À plus tard ! s'exclame-t-elle d'une voix guillerette.

Je sors de ma chambre, et me retrouve face... à rien, en fait.

— Crotte.

Je ne connais pas le chemin vers la verrière.

Je décide d'aller vers le seul endroit que je connaisse, c'est-à-dire la salle à manger, mais plus je marche, plus je suis certaine d'être perdue. Je ne reconnais pas les tableaux, ni les vitraux habituels. Et évidemment, il n'y a aucun garde.

Rien ne peut donc se passer normalement, avec moi, dans ce château ?

Il y a trop d'escaliers, il fait trop froid. Je continue tout de même ma route, incapable de rester immobile. Je dois marcher, je dois faire quelque chose. Je ne peux juste pas m'asseoir quelque part et attendre que quelqu'un me retrouve.

Je débouche sur un couloir. Le couloir. Avec au fond, l'étrange trou pour lequel j'ai été accusée de l'avoir créé.

C'est plus fort que moi, je m'approche. Plus j'avance, plus l'obscurité semble m'appeler. Et cette fois-ci, personne pour m'arrêter.

— Ciel... Ciel...

Je les entends à nouveau, ces plaintes, ces gémissements. Je suis attirée dans cette noirceur, je me jette dans la gueule du loup. Mes sens diminuent jusqu'à atteindre un état primitif où je ne fais que ressentir le besoin d'avancer et d'entendre cette voix, aujourd'hui beaucoup plus forte.

— Ciel... Ciel...

Mes pieds touchent la terre. Je suis à présent à l'intérieur de la cavité, je crois que la température a chuté, mais je n'en suis pas sûre. J'ai des vertiges, et j'ai beau ouvrir les yeux, autour de moi, il n'y a que le noir. Je ne songe même pas à m'inquiéter, je suis concentrée vers cette bouche humide qui me réclame.

— Ciel, Ciel... viens...

Je tends le bras devant moi mais je ne sens rien. Personne. Où mène ce couloir ?

J'avance encore, j'ai l'impression qu'un je-ne-sais-quoi m'avale et m'engloutit. Puis soudain, quelque chose. Je sens quelque chose me toucher la main. La peur revient subitement, comme si ce contact m'avait ramenée à la raison.

Qu'est-ce qui m'a prise de venir ici ?

Je rebrousse chemin, désormais affolée. Je crois que les voix m'ordonnent de revenir, mais je cours, je cours vers la faible lumière du château. Et je ne m'arrête pas. Je remonte les escaliers, sans penser à quel chemin prendre. Je n'ai qu'un seul but ; mettre le plus de distance entre cette obscurité qui me colle à la peau et moi.

— Oh, tout doux, dit soudainement une voix contre moi.

Je me rends compte que j'ai percuté quelqu'un de plein fouet. Et c'est... c'est...

— Marlène ? demandé-je en reconnaissant la bourgeoise à qui j'avais tenu compagnie au boudoir.

— Milène, corrige-t-elle en souriant.

— Excusez-moi, je... je...

— Calmez-vous, souffle-t-elle en posant sa main sur mon bras.

Je me détends petit à petit, et ma respiration reprend un rythme normal. Elle me frotte le dos, tandis que je chasse toute trace d'inquiétude de mon esprit. Ses cheveux blonds tombent devant ses yeux, elle les chasse en soufflant dessus.

— Vous savez où se trouve la verrière ?

— Bien sûr. Suivez-moi.

Nous prenons route, l'une derrière l'autre, dans les immenses couloirs. Elle me guide parmi eux, sûre d'elle.

— Qu'est-ce qui vous a mise dans cet état ? demande-t-elle finalement.

— Je... je me suis perdue dans un endroit sombre, et... j'ai entendu de drôles de bruits, mens-je à demi.

— Vous n'avez rien, au moins ?

— Non... non, je vais bien.

— Au fait, j'adore votre robe. Elle vous va parfaitement, elle semble avoir été cousue sur vous.

— Merci.

Le silence retombe, mais il n'est pas gênant, au contraire ; il est apaisant.

Nous arrivons enfin devant la verrière, où le roi est assis, l'air ennuyé.

— Merci, Milène, merci beaucoup.

— Il n'y a pas de quoi. Vous reviendrez nous voir aux boudoirs ?

— Je... d'accord. J'essaierai.

Elle sourit et s'en va après un dernier signe de la main.

J'entre dans la pièce, pas très certaine de ce qui m'attend.

— Bonjour, Majesté...

— Où étais-tu ? demande le roi d'une voix froide.

— Je me suis perdue.

Il souffle bruyamment, exaspéré.

— Allez, viens, dit-il plus doucement en tapotant la place à côté de lui.

Je m'avance et m'exécute, un peu nerveuse. Attirer les foudres du prince est déjà une mauvaise idée, alors celles du roi...

— Tiens, sers-toi. Tu dois avoir faim. Tu aimes le thé ?

Il commence à me servir aimablement, tout en me noyant dans un flot de demandes que je peine à suivre.

— Pourquoi m'avez-vous demandée ? je le coupe.

Il soupire à nouveau.

— Adrian m'a fait part de ce qui s'est passé hier soir, avoue-t-il.

Ah. Mais de quoi, exactement ? Notre dispute ? Notre transformation ? Mes suppliques concernant Yanos ?

— Nous allons entreprendre de retrouver cette page. Il paraît que c'est d'importance capitale, surtout si la magie se met à parler à travers toi.

— Que... que vous a-t-il dit, exactement ?

— Que vous vous êtes subitement mis à avoir des ailes dans le dos, et que tu parlais de la prophétie, de la page arrachée du livre. Et qu'il faut absolument la trouver.

— Comment ?

— Je te demande pardon ?

— Comment allons-nous la retrouver ?

Son regard dérive paresseusement vers le paysage devant nous, derrière la vitre. Il prend quelques grandes respirations avec de répondre :

— Je vais d'abord demander à Julien s'il ne peut pas utiliser un sort pour le localier, comme il l'a fait avec toi. Sinon... sinon, je n'en sais rien. Je voulais justement en discuter avec toi. Si la magie t'a donné cette information, ne peut-elle pas te dire où chercher ? Ça nous aiderait drôlement.

Son demi-sourire essaye de rendre la remarque amusante, mais je n'ai pas envie de rire. Je ne contrôle pas ce que je découvre, ni ce que je dis sous l'influence de... de quoi, exactement ? Qu'est vraiment la magie ? Une personne, une faculté, une race ?

— Je peux essayer de lui demander, ricané-je sans joie. On ne sait jamais, peut-être que je finirai par recevoir une réponse cohérente à toutes mes questions.

Il ouvre la bouche, mais finit par la refermer sans rien dire. Je sais que mes mots l'attristent, il ne voulait pas me faire subir tout ça en me faisant venir au château ; mais c'est ainsi, et c'est au-dessus de nous.

— Pardonne-moi, Ciel... je fais du mieux que je peux pour que tu te sentes bien parmi nous.

C'est donc à ça que servent les bijoux ? Et les robes ? À l'excuser ?

— Mon fils m'a aussi parlé de ton souhait de passer quelques jours avec tes parents.

Je redresse la tête, autrement intéressée.

— Je suis d'accord, mais à une condition.

— Tout ce que vous voulez, m'empressé-je de répondre.

— Je veux que tu sois accompagnée. Par un garde, ou même par Adrian si tu veux, mais n'y va pas seule.

— Pourquoi ?

— Parce que je ne veux pas qu'il t'arrive quoi que ce soit. Tu es bien trop importante.

Je me masse les tempes, réfléchissant.

— Je peux emmener deux personnes ?

— Bien sûr, c'est même mieux. Je serai moins inquiet.

— D'accord. Je veux y aller...

Un sourire se dessine sur mes lèvres, j'ai une idée. Une excellente idée. La pire des meilleures idées.

— ... Avec Adrian et le garde Yanos Brussel.

—⚜️—

Décidément, j'adore confronter ces deux-là 😇

Que pensez-vous qu'il va se passer durant cette escapade chez le père de Ciel ? Adrian et Yanos vont-ils arriver à se supporter, ou au contraire vont-ils agrandir leur haine déjà bien ancrée... ?

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top