16. Maman
— Mais... Mais...
Les mots se mélangent et se perdent dans ma bouche. Je l'ai vue si peu de temps, j'étais si petite...
— Ciel...
Sa voix est chargée d'émotions, tout comme la mienne. Je peine à comprendre et décortiquer les sensations que je ressens, les sentiments qui m'envahissent. Colère ? Joie ? Douleur ? Stupéfaction ? Tout et rien à la fois.
— Maman...
Ce mot est sorti de mes lèvres avec l'aisance d'un enfant. J'ai conservé, après toutes ces années, ce diminutif au bout de la langue. Maman. Il n'y a aucun doute, aucune faille, c'est bien plus évident que lorsque la magie me souffle mon intuition, c'est indestructible, c'est le lien entre une mère et sa fille.
Ma mère se jette dans mes bras sans se soucier du reste. Elle m'étreint, un contact qui m'a manqué, qui a manqué à ma vie. Évidemment, mon père était là, et a toujours fait du mieux qu'il pouvait, mais on ne remplace pas l'odeur d'une mère. Et ce, malgré les années, les relations, les choix, les décisions.
— Tu m'as manqué... murmure-t-elle.
Mon cœur explose de joie. J'oublie tout autour de nous, Yanos, le prince, le roi, même le vomi ; tout ce qui compte, c'est les bras chaleureux et débordants d'amour de ma mère.
Elle s'éloigne de moi, petit à petit, comme si elle craignait de s'enlever. Je me sens bien, incroyablement bien, et je remercie les dieux de m'avoir envoyé la seule personne dont j'ai réellement besoin. Je ne lâche plus son regard, je m'accroche à ses yeux marrons comme si ma vie en dépendait. Maman. Maman. Maman. Ce mot tourne dans ma tête, dans mon cœur, dans mon ventre, et me fait rayonner de bonheur.
— Les draps, dit-elle, un peu gênée, mais un immense sourire sincère aux lèvres.
— Oh, oui...
J'enlève maladroitement le seau de mes genoux, sans pouvoir réprimer une grimace de dégoût. Je ne me sens plus malade, je me sens euphorique, prête à sautiller un peu partout. Tout ça grâce à son regard.
Le prince, resté près de nous, aide ma mère à retirer les édredons sales. Puis il me prend la taille et m'aide à me lever. J'ai les jambes flageolantes, et les vertiges reviennent. Bon, les sauts de joie, ce n'est peut-être pas pour tout de suite...
Yanos revient, un nouveau verre d'eau à la main. Il me le tend, l'air de demander si je me sens assez forte pour boire maintenant. Je hoche négativement la tête, priant pour ne pas vomir à nouveau.
J'observe ma mère changer les linges, tant pour me distraire afin d'oublier ma nausée que pour la regarder. Elle m'a tellement manqué, à moi aussi, je n'ai pas pu profiter d'elle assez longtemps lorsque j'étais bébé. Elle est partie si tôt...
Une fois mon lit de nouveau immaculé, le prince me fait asseoir sur le rebord, gardant un œil sur le seau. Je tends le bras vers Yanos, demandant silencieusement le verre. Il s'approche, et alors qu'il est sur le point de me faire boire, Adrian lui prend l'eau des mains.
— Je m'en occupe, dit-il d'une voix tranchante.
Yanos s'éloigne, un peu confus. Il a compris le message ; ne l'approche pas.
Trop fatiguée pour me mêler de leurs chamailleries, je me laisse faire, et les doigts agiles du prince viennent à nouveau me faire boire. Du coin de l'œil, je peux le voir me dévorer les yeux, ce qui est assez étrange, vu que je dois être pâle comme un cadavre, des cernes violettes sous les yeux, les cheveux sales et désordonnés, bref, tout sauf charmante. Mais il s'obstine à me fixer, le regard brûlant.
— Ça va mieux ? demande-t-il une fois le verre vide.
— Un peu.
Je laisse ma tête se poser sur son épaule, devenue trop lourde à soutenir. Je lutte pour ne pas fermer les yeux, mais mes paupières semblent lestées. Je ne peux plus les retenir, tout devient noir...
— Ciel ? Ça va ? Tu veux le seau ?
Je suis brutalement réveillée par la voix alertée d'Adrian.
— Non, non, je... je vais bien.
Mensonge, évidemment. J'ai envie de dormir, et de me réveiller en pleine forme, sans le souvenir honteux d'avoir régurgité un peu partout.
— N'essaye même pas de mentir. Allonge-toi, je vais rester près de toi.
Il m'aide à me coucher de nouveau sur mes oreillers, tout doucement, avant de rabattre la couverture jusqu'à mon menton.
— Maman ?
Aussitôt, un éclair roux déboule devant mes yeux.
— Tu seras là à mon réveil, hein ?
Je m'accroche, attendant sa réponse. J'ai besoin qu'elle soit là. J'ai besoin de ma maman.
— Bien sûr, chérie. Dors, maintenant.
Soulagée, je laisse Morphée m'emmener dans le royaume merveilleux et éphémère de l'oubli, un soupir satisfait au bord des lèvres.
•⚔︎•
Lorsque je me réveille, la première chose que je remarque est qu'il fait nuit. Aucun rayon ne s'échappe de derrière les rideaux, et malgré le feu ronflant dans la cheminée, il fait plus froid qu'à l'accoutumée. J'ai dormi tout l'après-midi, et même peut-être une partie de la soirée.
À l'instant où je remue, deux ombres noires apparaissent devant moi. Je hurle, paniquée, avant que l'une d'elle ne fonce sur moi. La peur me cloue sur place, et mes cris redoublent.
— Eh, oh, Ciel, c'est moi !
La voix grave du prince me calme en un clin d'œil. Je le sens s'asseoir à côté de moi, et je rougis de honte, me sentant terriblement stupide.
— Tu vas mieux ?
— Oui. Quelle heure est-il ?
Ouf ! Toute trace de nausée est partie. Je me sens juste fatiguée.
— Le repas du soir est fini, répond ma mère.
Je sens un sourire étirer mes lèvres au son de sa voix. Puis mes sourcils se froncent ; j'ai tellement de questions qui demeurent sans réponses.
— Allons devant la cheminée pour parler, murmure Adrian, devinant, encore une fois, mes pensées.
Je me lève sagement, un peu fébrile mais assez solide pour marcher. Nous allons nous installer sur les fauteuils dressés devant le feu réconfortant. Je me mets au milieu d'un canapé, et le prince vient se mettre à côté de moi, ma mère en face de nous.
— Yanos, dis-je en fixant Adrian.
Pas besoin de question, ou de développement, il comprend.
— Quand... Quand tu es tombée dans les pommes, je t'ai tout de suite emmenée dans ta chambre en appelant le docteur. La nouvelle a vite circulé comme quoi tu étais inconsciente, les ragots vont toujours de bon train au château. Yanos a donc été alerté, et il a débarqué ici, sans se soucier de mes avertissements. Je... Je lui ai dit que s'il entrait, mes menaces seraient mises à exécution. Il a acquiescé et... et il est resté auprès de toi. Je ne pouvais rien faire, à part le regarder te caresser le front, inquiet, en songeant qu'il allait bientôt mourir... par ma faute. Je suis désolé, Ciel, tellement désolé, mais c'était son choix.
Mon visage perd de ses couleurs au fur et à mesure de ses explications. Yanos a désobéi. Il va se faire tuer. Il va mourir. Yanos va mourir, à cause de moi.
— Je ne peux pas fermer les yeux, continue-t-il tout bas. Sinon on va penser que je suis un prince négligeant, et que je ne mérite pas le trône. Le palais tout entier est déjà au courant de sa... sa mise à mort. Je ne peux plus faire marche arrière.
Je déglutis. Je ne peux pas me laisser abattre. Je vais trouver une solution, coûte que coûte, mais Yanos ne mourra pas par ma faute. Il en est hors de question.
— Maman ? questionné-je d'une voix tremblante.
— Je suis le docteur du château. Quand le prince m'a appelée, je t'ai... Je t'ai tout de suite reconnue. Je savais que le roi accueillait une invitée, mais je ne savais pas que c'était toi... Si j'avais su, je... je serais venue plus tôt.
— Je suis tellement contente de t'avoir retrouvée, bredouillé-je en retenant mes larmes.
— Moi aussi, ma chérie. Comment va papa ?
— Il va bien. On va bien. C'est parfois dur, surtout pour trouver à manger. On est plus souvent à jeun que repus... Il a gagné un cheval, lors d'un pari, une superbe jument qu'il s'appelle Nuage, et je l'adore, elle travaille comme quatre pour nous. Mais même avec ça, les champs ne sont pas assez fertiles et trop grands pour moi toute seule, alors... alors...
Je m'arrête en voyant le prince me fixer d'un drôle de regard.
— Tu ne m'avais pas dit que tu étais aussi... pauvre, souffle-t-il.
— Qu'est-ce que ça aurait changé ?
— C'est pour ça que tu ne finis jamais ton assiette ? Parce que c'est trop ?
Je laisse planer ma réponse dans l'air. Il voit à mon air que oui, si je mange aussi peu c'est parce que je n'ai pas l'habitude d'ingurgiter des portions... normales.
— Je suis désolé... répète-t-il en se massant les tempes. Je vais faire dès que possible le nécessaire pour que ton père ne manque plus de rien.
Je hoche la tête, sans vraiment comprendre ses intentions. Comment peut-il l'aider ?
— Pourquoi es-tu partie aussi tôt ? demandé-je en me tournant vers ma maman.
— Ta naissance... a été compliquée. Surtout pour te nourrir. Nous avions déjà du mal à deux, alors à trois... Je suis partie en espérant faire rentrer un peu d'argent dans nos tiroirs, et pour soulager les efforts de ton père... Je suis désolée que ça n'ait pas suffi.
— Tu as fait ton maximum. Je t'interdis de te blâmer.
— Tu as le caractère de ton père, dit-elle en souriant tristement.
Papa. Il me manque. Je pense souvent à lui. Maintenant qu'il est tout seul, comment se débrouille-t-il ? Est-ce plus facile, plus dur ? A-t-il besoin d'aide ? J'ai terriblement envie de le revoir.
— Il me manque, chuchoté-je sans pouvoir retenir plus longtemps mes pleurs.
J'éclate en sanglots, et le prince passe un bras autour de mes épaules. Il me caresse le dos, et murmure des propos apaisants que je n'entends pas. Je me concentre sur son timbre, sur la mélodie de ses mots, sans discerner leur sens.
Pourtant, une phrase se faufile dans mon esprit. Une seule. Peut-être parce que je voulais l'entendre, parce que j'avais besoin de l'entendre. Une phrase qui me redonne espoir, qui fait cesser mes larmes.
— Tu veux aller le voir ?
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