14. Des choix et des ailes
Mon regard fait des allers-retours. Yanos. Adrian. Adrian. Yanos.
La magouille ! Si je repars avec le prince, Yanos ne voudra plus jamais m'adresser la parole. Et si je fais l'inverse, je risque de bouleverser une prophétie entière.
Au loto de la vie, j'ai tiré la poisse...
Mon cœur me hurle de me jeter dans les bras de Yanos pour le protéger à tout jamais des menaces injustes – mais ma raison m'aide à garder mes deux pieds campés au sol. J'ai un titre d'élue à assurer. Les querelles sentimentales, c'est pour plus tard.
Je déglutis et fais un pas. Vers Adrian.
— Je suis désolée...
Yanos semble à deux doigts de fondre en larmes ; et peut-être est-ce ça qui me fait flancher et presque hésiter. Mais entre mon royaume et mes envies, il est évident que c'est mon royaume. Je rejoins Adrian, une main sur la bouche pour retenir le hoquet de douleur qui semble sur le point de s'en échapper.
Le prince a quand même la bonté de ne pas paraître fier, ni heureux, ni supérieur. Il garde son masque froid et impitoyable, qui, j'avoue, me fait peur. Où est donc passé l'homme qui soufflait dans mes cheveux en riant ?
Il m'empoigne la main et m'emmène loin de Yanos. Je ne quitte pas ce dernier des yeux, tentant de lui faire comprendre toutes mes émotions dans mon regard, jusqu'à qu'il soit hors de vue. J'ai l'impression qu'un cheval m'écrase les poumons tellement respirer m'est difficile. Je suis si cruelle ! Et aussi bien, je n'ai même pas fait le bon choix.
À l'instant où nous sommes cachés du regard du garde, Adrian me lâche et se tord les mains, comme s'il ne savait soudainement plus quoi en faire.
— Excuse-moi de te faire subir ça..., marmonne-t-il, le ton sincèrement navré.
— C'était inévitable.
Il fait un pas vers moi, se ravise, puis se balance sans oser me regarder. Il semble encore plus bouleversé que moi. Et s'il était bien plus sensible que ce que j'avais cru ?
— Tu t'entendais bien avec ce Yanos ? questionne-t-il, la voix réduite à un souffle rauque.
— Oui. Il...
Je suis incapable de finir – je ne peux pas décrire ce qu'est Yanos à mes yeux. Un ami ? Un confident ? Je n'en sais rien. De toute façon, le prince l'a bien compris.
— Merci de m'avoir suivi, reprend-t-il en posant enfin ses yeux sur moi.
— La prophétie...
— Oui, oui. C'était sûrement le choix le plus logique. Mais tu aurais pu... Enfin, rien ne t'y obligeait.
Je ne sais pas comment formuler la phrase qui me reste en travers de la gorge. Alors je me tais.
Rien ne m'y obligeait. Mais j'en avais envie.
•⚔︎•
Nous avons décidé, après nous être calmés, d'aller manger. Nous nous sommes donc rendus dans la salle à manger, où les domestiques commençaient déjà à préparer la table. À notre arrivée, ils se sont tous inclinés obligeamment, me mettant mal à l'aise. Je n'aime pas avoir l'impression d'être importante. C'est comme si je ne le méritais pas.
Nous nous asseyons côte à côte, en face d'un immense gibier encore entier rôti, à l'odeur alléchante et au jus abondant. Immédiatement, deux domestiques remplissent nos écuelles sans n'avoir rien dit. Je regarde le mont de nourriture s'élever de plus en plus en face de moi, me demandant comment est-ce que je vais bien pouvoir tout manger.
Le repas se déroule en silence. Finalement, je laisse mon assiette à moitié finie, ne pouvant plus rien avaler. J'ai un petit estomac, moi ! Nous décidons par la suite de retourner à la bibliothèque pour tenter de retrouver Julien.
En repassant devant le couloir où Yanos nous a surpris, je ne peux m'empêcher d'avoir un pincement au cœur – enfin, un pincement est bien un euphémisme. Où est-il, à présent ? J'ai envie de le revoir. Mais c'est impossible. Les menaces du prince ont été claires ; et je préfère ne plus voir mon ami que le savoir mort.
Comment a-t-il donc pu se fourrer dans une situation pareille ? Pourquoi a-t-il insulté son souverain, sans se soucier des évidentes conséquences ?
Pourquoi me veut-il ?
Nous entrons dans la bibliothèque en jetant des regards autour de nous, cherchant la barbe blanche du mage. Malheureusement, l'endroit est vide, et je suis sûre qu'il n'est pas là.
— Nous sommes seuls, marmonne le prince.
— Alors... On fait quoi ?
— Toi ! hèle-t-il à un garde posté silencieusement dans l'ombre. Va chercher le mage, et fais-le venir ici. En attendant, je veux que personne n'entre.
L'homme s'incline et obéit. Il chuchote quelque chose à un autre garde, qui vient fermer les portes de la bibliothèque dans un grand bruit sourd et résonnant.
Le calme retombe presque trop vite. Tout est désert, il n'y a que le prince, les livres poussiéreux et moi.
Je déglutis difficilement.
— Et maintenant... ?
— Viens là.
Il écarte ses bras, et je cours presque m'y réfugier. De réconfort, j'ai besoin de réconfort, plus que tout.
— Tu as envie de quelque chose ?
Est-ce indécent de répondre « de toi » ?
— Non. Juste... d'être tranquille, et de fuir les problèmes pour au moins mille ans.
— C'est drôle, c'est exactement ce qu'a fait la magie.
— Elle était sur le point de mourir...
— Le chagrin peut tuer, il paraît.
— Je n'ai pas envie de mourir.
— Tant mieux.
Il me serre un peu plus contre lui, et pose son menton au-dessus de mon front. Son odeur si particulière m'enivre, me possède, et j'inspire à fond, l'esprit flottant comme si j'étais saoule. Saoule de lui. Saoule de son contact. C'est divin.
— J'ai besoin de toi.
— À votre service, majesté.
— Pas dans ce sens-là, rit-il. J'ai besoin de ta présence, de ton sourire, de te savoir en sécurité.
— Je suis là.
— Merci, murmure-t-il après un long silence. Merci d'être venue avec moi.
— La magie me l'a dicté.
Je ne voulais pas dire ses paroles, je ne savais même pas que c'était le cas. Comme si... Comme si quelqu'un d'autre avait parlé à ma place. Qu'on m'avait insufflé ces paroles.
— La magie n'a jamais tort, affirme-t-il.
— Qu'en sais-tu ?
— Et toi ?
Nous ne répondons rien. J'écoute sa respiration régulière, son cœur battant à tout rompre.
Je songe à cette familiarité que j'ai atteinte avec le prince. Par moment, je le tutoie sans m'en rendre compte. Jamais, jamais je n'aurais cru cela possible. Je n'ai jamais songé à telle chose, tellement ça me paraît impensable. Ma vie m'échappe totalement depuis que je suis ici. Elle me glisse entre les doigts, et coule sans que je puisse la rattraper. Tout ce que je pensais impossible se réalise petit à petit. Comme si quelqu'un avait dressé une liste, et me la faisais cocher étape par étape.
— Nous sommes les derniers dragons, murmure Adrian.
Quoi ?
— Tu es un dragon. Moi, je suis une fille réincarnée.
— Ah oui ? Et c'était quoi, les griffes sur tes mains, à ton avis ?
— Non, c'est impossible... Enfin, je ne suis pas de ta lignée ! Je descends des Skymoon...
— Ciel, regarde-moi.
Je lève les yeux pour croiser les siens, noirs comme une nuit d'été, deux onyx magnifiques et envoûtants, dans lesquels je me perds si facilement que ça m'effraie.
— Tu n'as pas... l'impression que, disons, quelque chose t'attire vers le haut ? Comme si tu étais un oiseau en cage qui rêve de voler ?
Je réfléchis. En y pensant, ses paroles décrivent assez bien ce que je ressens, très bien, même.
— Si.
— Alors tu es comme moi. Nous sommes les derniers dragons.
— Hourra...
Nous nous fixons quelques secondes, avant d'éclater de rire. Nous restons au moins cinq bonnes minutes, à nous tenir les côtes, et à tenter de calmer notre hilarité. La situation n'est même pas drôle ; mais je crois que c'est l'accumulation qui s'étanche enfin. La pression qui se relâche.
Alors, je suis un dragon ?
Une force me remue tout à coup le ventre. La même sensation que dans mes rêves refait surface, et je peux presque sentir le vent contre ma peau.
Je crois que la magie se manifeste. Elle tourbillonne autour de moi, jouant avec mes cheveux, avec mes vêtements. Une douleur incroyablement aiguë me transperce les omoplates, de plus en plus croissante, accompagnée de ce sentiment de puissance qui bizarrement, s'y marie très bien. J'ai mal, mais je me sens bien. C'est tellement étrange. La souffrance gonfle en même temps que la magie se fait plus pressante. Mon dos pèse, pèse tellement, je crois que je vais m'effondrer – c'est un miracle que je sois debout.
Le prince s'est écarté, et me regarde, ébahi, la bouche ouverte, sans aucun mot sortant de sa gorge.
Et ce mal grandissant... Ça en devient insupportable. J'ai envie que ça cesse, mais en même temps, je suis tellement curieuse de savoir ce qui m'arrive. Je n'ai pas peur, je suis sereine, je me sens dans mon élément. Dans la magie. Dans la douleur.
Un cri s'échappe d'entre mes lèvres tandis que le feu qui élance mon dos atteint son paroxysme. C'est comme une explosion silencieuse et aveugle qui éclate à l'intérieur de moi-même, puis plus rien. Je n'ai plus mal. Je n'ai plus rien. Rien, à part la magie, et ce sentiment de force nouveau. Comme si j'étais puissante, invincible, inatteignable, immortelle. J'ai l'impression d'être décuplée, invulnérable, indomptable. D'être quelqu'un, ou plus particulièrement, d'être moi.
Je bouge machinalement les muscles de mon dos, courbaturée, et c'est là que je l'entends. Le bruissement. L'entrechoc des plumes. Ce doux son de caresse.
Je jette un coup d'œil au-dessus de mon épaule et manque de m'évanouir.
Depuis quand ai-je des ailes ?
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