13. Querelle compliquée

Je remercie ma mémoire – et peut-être aussi mon instinct magique – car je trouve facilement le vieux livre noir. Une fois en possession de l'objet, je me hâte de retrouver mes deux compagnons. Nous nous installons tous autour de la table, et ouvrons le livre à la même page.

Je relis la prophétie en avalant ma salive, un peu nerveuse. Même si je sais qu'elle parle de moi, de la réincarnation et de la magie, il y a quelques passages qui me restent obscurs.

« Mille années écoulées
Le sang sera étanché
L'Élue vous pardonnera. »

Le sang sera étanché... Quel sang ? Et qui dois-je pardonner ? J'ai beau tourner et lire ces phrases de toutes les manières possibles, mes questions restent sans réponses.

Je commence à lire les écrits autour de la prophétie, d'une écriture moins soignée, plus courte.

« Par l'obligation et la demande du dirigeant suprême du royaume, j'accède à sa requête, qui me confère tous pouvoirs afin de sauver le royaume des flammes de l'Enfer. J'ai décidé, par patrie et dévouement, d'utiliser un sort sur ma propre fille de sang, Sara Skymoon. La prophétie ci-dessus a été prononcée à minuit, dans la cour du château royal. »

Puis plus bas, une phrase retient mon attention, un peu à l'écart des autres. Elle est écrite d'une langue qui m'est inconnue.

— C'est du latin, souffle le prince qui s'est rapproché sans que je m'en sois rendue compte, et qui se tient à présent contre mon dos. Homo est animal, rex a bestia est.

— Et qu'est-ce que ça veut dire ?

— L'Homme est un animal, le roi est une bête.

Ses paroles déclenchent un fourmillement glacé le long de la colonne. Ses mots parlent du dirigeant suprême, c'est certain. Mais pourquoi avoir noté ça ? Je croyais que le mage Skymoon aimait et voulait sauver son souverain, pourquoi le comparer à une bête ?

— C'est étrange...

— Je suis d'accord. Encore un mystère, répond le prince en soufflant dans mes cheveux, ce qui a le don de me faire sourire.

— J'ai l'impression qu'à chaque réponse, je trouve dix nouvelles questions.

— C'est une bonne façon de décrire la situation, en effet.

Il commence à jouer avec mes mèches, respirant contre la base de mon cou. Je relève discrètement les yeux pour repérer Julien, mais il n'est pas là. Que fait-il ?

Je suis seule avec le prince qui est près, très près de moi.

— Tu es tendue, murmure-t-il.

— Toutes ces histoires me donnent le tournis.

Il pose son nez contre mon épaule et respire mon odeur, tandis que sa deuxième main se pose sur ma taille.

Une partie de moi veut protester, son toucher est à mon goût trop osé, mais une autre trouve ce moment tout à fait exaltant. Quoi qu'il en soit, c'est évidemment la deuxième option qui s'impose, et l'idée de repousser cette main fuit de mon esprit aussi rapidement qu'elle s'y est introduite.

— Tu sens bon.

— Oui.

Ça n'a aucun sens, mais c'est tout ce que j'arrive à dire, ensorcelée par sa proximité. Il rit doucement, de sa jolie voix de ténor vibrante et chaude.

— Tu es très belle.

— Dans ces frusques ? Vous plaisantez.

— L'habit ne fait pas la femme.

Je souris sans pouvoir m'en empêcher. Je l'entends également pouffer dans ma chemise déchirée.

Il s'écarte de moi dans un bond, sans crier gare, reprenant une expression sérieuse. Je comprends pourquoi en voyant Julien arriver, un nouveau livre entre les bras. Je me retiens de rire face à cette situation, et à la réaction du prince. Notre petit moment d'intimité est fini, et nous faisons semblant qu'il n'a jamais existé. Comme si j'avais rêvé cet instant. Comme si je l'avais simplement espéré.

Mais le regard brûlant qu'il me jette me garantit de la véracité de ses gestes, de ses paroles. C'est comme si nous avions suspendu le temps, tous les deux, que nous avions créé une parenthèse étroite rien qu'à nous.

— Nous pouvons peut-être trouver quelques informations là-dedans, dit Julien, ne se doutant pas le moins du monde de nos actes secrets.

— Super. Qu'est-ce que c'est ? demande le prince.

Je vois dans ses yeux qu'il cogite encore sur notre conversation, et que son attitude innocente n'est qu'un leurre.

Je lui fais tant d'effet que ça ?

— Un recueil sur les guerres des années zéro à cinq-cents.

— Il y a mille ans... deviné-je.

Adrian accroche mon regard furtivement, pas assez longtemps pour que j'aie le temps d'y lire ses émotions – mais suffisamment pour que je sente quelque chose crépiter au fond de mon ventre.

Nous nous plongeons tous les trois dans ce livre, cherchant une bataille qui correspondrait à celle engendrée par le dirigeant suprême. Nous tombons sur un résultat satisfaisant, qui pourrait bien être ce que nous cherchons. Le prince lit le passage à voix haute, sa voix grave résonnant dans l'immense bibliothèque.

— Le carnage de l'an 314 fut certainement l'un des plus dévastateurs. Le sang coulait plus vite que les rivières, et les lacs étaient rouges de haine. Tous ceux qui fuyaient étaient tués, et ceux qui restaient étaient massacrés. On raconte qu'un animal, un oiseau cracheur de feu plus grand qu'une montagne dévastait les villages, les contrées, les forêts. Un dragon enragé aurait détruit toute forme de vie sur une zone plus grande que l'horizon, furieux d'une raison inconnue. Les seuls survivants étaient des enfants déformés, mi-humains, mi-monstres. Ils moururent rapidement, tout comme le reste. Il fallut plusieurs siècles pour reconstruire et réparer les malheurs du monstre surnommé Bestia.

— C'est affreux...

— Je crois que nous avons trouvé notre dirigeant suprême durant sa sombre période, remarque Julien en lissant sa longue barbe.

Le prince ne dit plus rien, le regard vide. Sa peau a pâli, ses yeux noirs ont perdu leur éclat et sont désormais sombres comme les profondeurs de la terre.

Comme l'obscurité de la cavité.

— Je reviens, articule-t-il d'une voix blanche.

Il se détourne et s'éloigne à grands pas. Je n'hésite qu'une seconde avant de courir à sa suite, jetant un regard désolé à Julien qui secoue la tête d'un air lassé.

Une fois que je le rattrape – ce qui n'est pas chose facile, il marche vite, ce bougre – je me place devant lui en posant mes mains sur ses bras. Il ne me regarde pas, il fixe droit devant lui, le regard abandonné. J'ai l'impression de regarder un mort tellement il semble abattu.

— Adrian ?

Silence.

— Adrian, qu'est-ce qu'il y a ?

Puis tout à coup, il empoigne mes poignets et me serre contre lui d'un geste désespéré. Il fourre son visage dans mes cheveux et laisse échapper un hoquet.

Il... pleure ?

Je ne sens pas ses larmes couler, mais il émane de lui une tristesse à fendre l'âme. Je frotte son dos pour le réconforter, tout en essayant de comprendre ce qui l'a mis dans cet état. Mon prince, cet homme fier et bourré d'honneur, pleure en silence. Contre moi. Avec moi.

— Adrian, dites-moi ce qui ne va pas...

Je chuchote des mots doux pour tenter de l'apaiser, quand une voix bien trop familière me fait sursauter.

— Ciel ? s'écrie Yanos, à quelques mètres de nous.

Le prince se redresse lentement de mon épaule. Les yeux bouffis et injectés, les lèvres tremblantes, il me supplie du regard de lui venir en aide. De le protéger du regard de Yanos. La fierté et l'honneur avant tout, n'est-ce pas ?

Je décide de le contourner pour me poster derrière lui, dos à dos, et face à Yanos dont le visage se décompose de plus en plus.

— Yanos ! Tu vas bien ?

— Qui est-ce ?

— C'est... C'est...

Ce n'est pas une bonne idée de dire la vérité ; mais ce serait encore pire de déblatérer un mensonge.

— C'est le prince, avoué-je. Il... Il ne se sent pas bien.

— Et c'est sur ton épaule qu'il vient se recueillir ? demande-t-il, sans départir de son courroux, à ma grande surprise.

— Yanos, c'est plus compliqué que ça...

— Plus compliqué ? Alors tu batifoles avec lui ? crie-t-il. Tu passes des bons moments avec lui, avant de me faire croire que j'ai une chance avec toi face à mon souverain ? Après toutes les avances que je t'ai faites ?

Ledit souverain qui ne réagit toujours pas, et qui a repris son air détaché et vide, le regard fixe, raide comme un bâton.

— C'est donc ça ? j'explose à mon tour. Tu es jaloux de lui parce qu'il est le prince ? Oh, mais il n'y a pas de quoi ! Pourquoi crois-tu qu'il pleure ? Tu penses qu'être prince, c'est facile ?

— Tu le défends !

— Yanos, tu perds la tête. Je ne fais que le consoler, comme j'aurais fait avec n'importe qui !

— Le consoler en le prenant dans tes bras ? Quand d'autre t'es-tu retrouvée contre lui ? Pour ensuite te retrouver contre moi, mimant l'innocente ?

— C'est n'importe quoi, ça ne fait aucun sen...

— Parce que je ne suis rien à côté de lui ! Comment peux-tu avoir envie de moi ? me coupe-t-il.

Je ne dis rien, abasourdie par ses paroles. Il est jaloux, parce qu'il pense qu'il n'a aucune chance ? À cause du prince ? Mais pourquoi se bat-il pour moi, qu'ai-je de si attrayant ?

— Tu l'appelles par son prénom, reprend-il, la voix beaucoup plus faible et brisée.

— Ce n'est pas...

— Je ne veux pas t'entendre. Retourne le consoler, lui, puisque sa peine est trop grande pour qu'il se débrouille de lui-même. Laisse le garde s'en aller, et retourner poster dans l'ombre, pour le croiser sans jamais le reconnaître.

Enfin, lentement, le prince se retourne, montrant son visage à Yanos qui est, lui aussi, au bord des larmes.

— À genoux, ordonne-t-il d'une voix sans pitié qui me fait trembler de peur.

Yanos hésite quelques secondes, l'œil méfiant, avant d'obéir. Après tout, l'air fermé et menaçant du prince doit, à lui aussi, lui donner des sueurs froides.

Le prince s'approche de lui. À chaque pas, mon garde baisse un peu plus la tête. À chaque pas, Adrian lève un peu plus le menton.

— Ne lui fais pas de mal, chuchoté-je.

Il m'ignore et se poste devant l'homme à terre, désormais soumis et honteux.

— Yanos, c'est ça ? dit le prince de ce ton que je ne lui reconnais pas. Yanos Brussel, il me semble. Eh bien, garde Brussel, je t'interdis de t'approcher à nouveau de Ciel, sous peine de mise à mort. Tes propos sont intolérables, tant envers ton prince qu'envers son invitée. Je ne te fais pas de jugement aujourd'hui, mais au moindre faux pas, tu es un homme sans tête.

Je frissonne de frayeur face à ses paroles à la fois vides d'émotions et lourdes de haine. Comment cette situation a pu déraper à ce point ? J'étais en train de consoler le prince, puis soudain, Yanos est mis sous menace de décapitation...

— Adrian, je t'en prie, ne fais pas ça, supplié-je, au bord de la crise d'hystérie, ignorant mon tutoiement soudain.

— Je suis extrêmement tolérant avec lui. Un autre que moi l'aurait déjà tué de ses propres mains. Il a droit à une deuxième chance ; j'espère simplement qu'il ne sera pas assez stupide pour la gâcher.

Le prince commence à se retourner, prêt à partir. Il me jette un coup d'œil, demandant du regard si je le suis.

Au même moment, Yanos relève ses iris verts sur moi, prononcés par ses vaisseaux de sang rouges qui cimentent et contrastent sa pupille. Le désespoir qui en transparait me fendille le cœur en deux.

Tous deux me demandent silencieusement de les rejoindre. Comme deux camps qui s'affrontent. Et, évidemment, je dois aller vers l'un... au péril de l'autre.

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