12. Un souci poids plume
À mon réveil, je suis mélangée par un tas d'émotions.
D'abord, la faim. Criarde, désagréable, pesante, elle me creuse le ventre. Je n'ai rien mangé depuis... hier matin. Et je le sens. Mais j'en ai l'habitude, de ce manque, de ce vide. J'ai l'habitude de ne pas manger – je le faisais souvent, auparavant. Alors je ne m'en soucie guère.
Ensuite, la chaleur. J'ai chaud, incroyablement chaud. Je transpire, à la limite de m'étouffer.
Puis la douceur. Je sens comme des milliers de petites plumes me caresser la peau, me frôler...
Des plumes ?
Je me relève, alarmée. Ce n'est pas une impression ; le lit est entièrement recouvert de plumes blanches, en particulier autour de moi, immaculées, aveuglantes comme le soleil.
Mais d'où sortent-elles ?
Un mouvement près de moi me fait sursauter. Une tête brune émerge, recouverte de peluches blanches.
— C'est quoi, tout ça ? demande la voix ensommeillée du prince.
— Je... j'en sais rien...
Il se redresse, écarquillant les yeux de stupeur.
— Qu'est-ce que t'as fait ?
— Mais rien, je me suis réveillée, et c'était là !
J'enlève quelques duvets qui ont trouvé refuge dans mes cheveux, essayant de trouver une explication rationnelle à tout ce bazar.
— T'as rêvé de quoi, cette nuit ?
— Ce n'était pas un rêve... Pas vraiment. J'avais juste la sensation d'être libre, entièrement libre, et je me voyais voler, face au vent.
Le prince se gratte le menton, des poches sous les paupières, mais l'œil vif et alerte.
— C'est la première fois que tu fais ce rêve ?
— Non. Je le fais toutes les nuits depuis que je suis ici.
— Et il y avait des plumes, les autres fois ?
— Non.
Un soupir lui échappe, rauque, grave, et c'est à ce moment que je me rends compte que sa délicieuse odeur s'est inscrite dans mes draps, insistante, délectable. Envoûtante.
— C'est pas bon. Pas bon du tout, même.
— Mais pourquoi ?
Il ne prend pas la peine de répondre et se lève – j'ai la désagréable impression que je vais encore une fois avoir droit à des cachotteries. Cette perspective ne me plaît pas, mais alors, pas du tout.
J'assiste quand même au spectacle de mon prince, torse nu, des restes de plumes éparpillés dans les cheveux, s'étirant pour dénouer ses muscles. Par tous les dieux, pourquoi ai-je un souverain aussi beau ? Ma bouche s'entrouvre d'elle-même, mes pensées vagabondent de façon incontrôlable, et un crépitement embrase mes veines jusqu'au plus profond de mon cœur.
Qu'est-ce qu'il m'arrive ?
— Il faut qu'on aille voir Julien, pour lui dire que tes pouvoirs sont beaucoup plus importants que ce que l'on imaginait. Il va falloir que l'on étudie plus attentivement le livre, pour être certain de n'avoir omis aucun détail te concernant. Et cette page manquante, il faut qu'on retrouve cette page manquante ! Je suis certain que quelque chose d'essentiel nous échappe. Et...
— Altesse ?
Hagarde et déboussolée, je n'ai rien écouté de sa tirade, ou du moins rien entendu. Je l'ai observé en silence faire les cent pas tout en se rhabillant, ramassant ses vêtements chiffonnés au sol, suivant ses pas et le mouvement de ses lèvres sans rien y comprendre.
— Quoi ? répond-il un peu trop violemment.
Mes sourcils se haussent de stupéfaction, un pincement me blesse les côtes. Le prince froid est de retour.
— E... Excuse-moi, dit-il en voyant mon air désemparé. Je ne voulais pas... Je me suis emporté.
Il s'approche de moi en deux grandes enjambées et s'assoit à mes côtés. Sa main rencontre la mienne, ignorant les quelques plumes qui s'y glissent. Il sème son regard dans mon âme, perturbe mes sens de ses pupilles noires. Il me bouscule, il m'obsède, il ne fait que ça. Il passe son temps à me rejeter et à m'attirer. Ne peut-il donc pas être un homme simple, bon, comme Yanos ?
Arrête, Ciel. Ne compare pas ces deux hommes. Tout les oppose.
Je ne peux pas faire rivaliser Adrian et Yanos, c'est mal. Dangereux. Nuisible. Et surtout, trop tentateur pour être sans conséquences.
— Vous ne faites que ça... Vous emporter... articulé-je en soutenant non sans peine ses yeux d'onyx.
— Je... Ciel... Je suis désolé.
— Mais pourquoi ? je m'écrie en me levant, m'échappant de son contact. Pourquoi vous obstiner à être si charmant si c'est pour redevenir aussi... Aussi...
Il me regarde, muet – je le blesse. Ça se lit dans ses yeux. Je peux voir qu'il tente de se faire comprendre, mais je ne veux pas entendre ses excuses, je veux ses raisons. Est-ce parce que je suis une paysanne, et qu'il estime que je n'ai pas droit au respect ? Est-ce parce qu'il est aussi tyrannique que son ancêtre, le dirigeant suprême ?
Non, ce n'est pas ça. Mon prince n'abuse pas des femmes. Il m'en a donné la preuve hier, lorsque je l'amenais à m'embrasser. Il a refusé, pas par manque d'envie, mais par galanterie. La plupart des hommes auraient profité de la situation, presque tous en réalité. Mais pas lui. Je me demande si Yanos aurait fait de même, et si...
Ciel, voilà que tu recommences !
— Ciel...
— ... Aussi irréfléchi ? je finalise en croisant les bras. Vous changez constamment d'humeur, et ce sont les autres qui en paient les frais. Pourquoi être si radical ?
— Écoute, je ne fais pas exprès... Je ne suis pas quelqu'un de bien, alors...
Ma respiration se bloque le temps d'une seconde. Je ne suis pas quelqu'un de bien. Voilà ce qu'il pense de lui – qu'il n'est pas digne du titre de bonne personne. Il s'approche de moi à pas de loup, l'air hésitant, et doucement, très doucement, vient poser ses mains en coupe sur mon visage. Sa peau chaude sur la mienne, ses pupilles plantées droit dans mes yeux, son air si désespéré... S'il ne me tenait pas, j'aurais titubé, désarçonnée par le magnétisme qu'il a sur moi.
— Mais vous êtes quelqu'un de bien, majesté.
— Non. Tu ne peux pas affirmer quelque chose que tu ne sais pas. Tu ne me connais pas, Ciel. Tu ne sais pas ce que j'ai fait, ou ce dont je suis capable.
— Alors dites-le moi.
— Si seulement c'était si facile...
Il relâche mon visage et s'écarte légèrement, m'octroyant le droit de respirer à nouveau. Notre bulle effrénée et intime éclate, brisée par quelques malheureux centimètres. Ses paroles m'intriguent plus qu'elles ne m'effraient : je veux découvrir la face sombre du prince, révéler ce qu'il essaye de cacher. Trouver qui il est réellement.
— Habille-toi, m'ordonne-t-il. Nous devons aller voir Julien au plus vite.
J'obéis sans broncher, pour une fois. Je marche vers mon armoire, que j'ouvre presque à la volée. J'y extrais mes habits de paysanne, propres et rangés par les soins de Fantine. Courant presque à la salle de bain, je retire ma douce chemise de nuit pour la troquer contre mes vêtements rugueux d'autrefois.
Je reviens vers le prince, qui finit de boutonner sa veste. Il est toujours net, toujours beau, même après un réveil en catastrophe dans un lit couvert de plumes. Oui, même là. Il relève le visage quand j'arrive, et me fait signe d'y aller.
Nous sortons de la chambre en prenant soin de ne croiser personne. Nous courons, et je peine à suivre le rythme du prince. Je suis peut-être endurante, mais pas à son égal.
— A... Attendez, haleté-je, à bout de souffle.
— On y est presque.
— Pou... Pourquoi... courir... aussi vite ?
— C'est urgent, Ciel. Ce n'est pas normal.
Nous arrivons – enfin ! – devant les portes de la bibliothèque. Le prince les ouvre avec brutalité dans un grand bruit. Toujours aussi discret, évidemment.
— Julien ? appelle-t-il.
Aucune réponse.
— JULIEN !
— J'espère que vous ne m'avez pas faite courir la moitié du château pour vous rendre compte qu'il n'est pas là.
— Je suis là ! Je suis là, crie une voix non loin.
Le mage apparaît devant nous, d'entre les rayons interminables couverts de livres. Quelques poussières reposent négligemment sur ses cheveux, et même sur sa barbe. Il tient un livre dans les mains, lui aussi tapissé de saletés.
— Je vous attendais, dit-il.
— Vous nous attendiez ? Vous saviez qu'on allait venir ?
Il hausse un sourcil, l'air détaché.
— Je ne suis pas mage pour rien, Ciel.
Mes joues s'embrasent tandis que je baisse la tête. Évidemment, il connaît et maîtrise beaucoup mieux la magie que nous, et il doit savoir faire quelques petits tours dans le genre.
— On a un problème, dit le prince.
— Ah oui ?
— Ciel s'est réveillée ce matin, son lit noyé sous des milliers de plumes blanches.
Julien nous regarde tour à tour, réfléchissant, avant de se tourner vers moi.
— Tu as fait quelque chose de spécial, cette nuit ? Quelque chose que tu ne faisais pas auparavant ?
Nous nous jetons un coup d'œil avec Adrian. Lui semble complice, alors que je suis gênée.
— Nous avons dormi ensemble, répond-il à ma place.
— C'est normal, dans ce cas, affirme Julien. Vous ne contrôlez pour l'instant pas du tout vos pouvoirs, alors si vous vous tenez trop proche d'un point d'ancrage, vous allez laisser échapper quelques facultés par-ci, par-là.
— Un point d'ancrage ? je bégaye brillamment.
— Une source de magie. Et vous en êtes tous les deux une.
C'est évident, voyons...
— Il n'y avait pas de plumes de ma provenance, coupe le prince.
Le mage se gratte la barbe, chassant la poussière posée dessus. Son air s'assombrit graduellement, avant qu'il ne demande d'une voix tendue :
— Qu'est-ce que tu insinues, Adrian ?
— Déjà, hier, elle entame sa transformation sans aucune difficulté, sans aucune douleur. Ensuite, ce matin, il y avait énormément de plumes autour d'elle, bien plus qu'on ne peut l'imaginer. Bien trop pour que la servante ne s'inquiète pas. Et puis, toutes les fois où elle a su des choses impossibles à connaître, par exemple quand elle a dit mon prénom. Quand elle a trouvé la page de la prophétie, quand elle a crié « Skymoon » lorsqu'elle a vu le livre, quand elle a su le nom de Sara. Je crois... Je crois que ses pouvoirs sont bien plus grands que ce qu'on imagine.
— Tu as raison...
— Il faut trouver cette page manquante, j'ai l'intuition qu'une information importante nous échappe, et qu'elle est là, sur cette fichue feuille.
— Adrian, cela fait des siècles qu'elle a été perdue...
— Nous devons la retrouver !
Je suis totalement désorientée. Toutes ces choses que j'ai devinées, ce n'était pas exprès, elles m'apparaissaient comme une évidence, comme si l'information tombait soudainement dans mon esprit, sans savoir d'où elle venait.
Et puis, quelle est cette histoire avec mes pouvoirs ? Plus grands que ce qu'ils imaginaient ? Qu'est-ce qu'ils imaginaient, au juste ? Que j'allais changer le monde, sauver l'avenir ? Qu'encore une fois, je ne suis qu'une pauvre, et que je ne suis capable de rien ? Que pensaient-ils ?
— Désolée de vous décevoir, commencé-je, un brin agacée, mais je ne suis pas non plus celle que j'imaginais. Arrêtez d'agir comme si j'étais un jouet cassé, je suis une personne et je ne comprends rien à ce qui m'arrive, moi non plus. Si cette page existe toujours, nous la retrouverons. Sans ça, nous allons relire ce fichu livre avec la partie qui parle de moi, et vous allez cesser de me cacher des choses. Cette prophétie, ce retour de la magie, tout ça me concerne alors que je n'en savais rien il y a trois nuits ! Je ne gère pas mes pouvoirs, parce que je ne savais pas que j'en avais. Si vous voulez que je sois celle que vous attendiez, alors apprenez-moi à l'être.
Je reprends ma respiration après mon discours un peu sur les nerfs. J'ai dit ce que je pensais, et j'espère qu'ils agiront en conséquence.
— Elle a raison... Tu as raison, marmonne Julien, l'air désolé.
— Oui... Pardonne-nous, Ciel.
— Je vais chercher le livre, dis-je en me massant les tempes.
Un début de migraine se fait sentir, mais malheureusement, ce n'est qu'un problème dérisoire comparé à ceux qui m'attendent.
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