11. L'appel de l'obscurité

Comment ça, qu'ai-je fait ? Comme si tout ce qui m'arrivait était de ma faute ! Que je sache, je n'ai rien demandé, quand le garde est venu me chercher, ce soir-là ! Je n'ai rien demandé, quand on m'a ordonné de réveiller la magie, ni quand on m'a caché toute la prophétie !

— Je... Je ne comprends pas, Altesse...

Le regard de mon souverain est à faire trembler les morts. Je rencontre enfin le roi craint de tous, l'air déterminé et impitoyable.

— Venez, tous les deux, dit-il d'un air sombre.

Nous obéissons sans hésiter. Le prince ne semble pas aussi apeuré que moi, mais plutôt inquiet – ce n'est certainement pas la première fois qu'il voit son père dans cet état. Il me prend la main, se voulant certainement rassurant.

Le roi nous emmène parmi des escaliers de plus en plus sombres et humides, si bien que je suis persuadée que nous sommes sous terre. Je manque de glisser par moments, mais Adrian me rattrape, et me guide dans les couloirs dangereux. Nous débouchons sur une longue allée en pierre, faiblement éclairée par une seule et unique torche. L'endroit est sinistre et glacial, et je me rapproche un peu plus du prince, sur mes gardes.

Au bout de ce couloir interminable se trouve... un trou. Les murs s'arrêtent subitement, comme si la construction n'avait pas été achevée, et face à nous se dresse une cavité de terre, qui semble bien trop profonde pour être normale. Semblable à une gueule, il est impossible de distinguer le fond, et donc d'en déduire une taille exacte.

— Eh bien ? demande le prince, apparemment aussi désorienté que moi.

— Eh bien il se passe qu'avant aujourd'hui, ce trou n'existait pas, répond son père d'une voix dure.

— Impossible. Personne ne peut creuser pareille cavité en une nuit.

— Mon fils, je t'assure que hier encore, un beau mur solide clôturait cet endroit.

— Qu'ai-je à voir là-dedans ? couiné-je.

— Qui veux-tu que ce soit d'autre ? Au moment même où tu es sortie dehors, les sous-sols se sont mis à trembler. Quand mes hommes ont découvert la source de cet évènement, ils sont tombés sur... ça.

— Mais je n'ai rien à...

— Comment voulez-vous qu'elle aie créé ça alors que, comme vous l'avez si bien dit, elle était dehors ? me coupe le prince.

— Ce n'est pas moi qui manie la magie.

— Ce n'est pas elle qui la contrôle.

— Je suis sûr qu'elle a un lien !

— Non, père, enfin !

Je laisse les deux hommes se disputer et les contourne, marchant vers ce néant noir. Mes émotions m'ont abandonnée. Ils ne me remarquent même pas, occupés à hurler. Je suis détachée d'eux, et leurs sons me parviennent en sourdine, jusqu'à disparaître totalement. Je suis comme attirée par cette cavité, j'ai le sentiment qu'elle m'appelle, qu'elle me demande... Je marche avec lenteur, dans un état second, comme dans un rêve. Je suis légère, légère, tandis que mes pas sont incroyablement lourds. J'ai l'impression qu'une petite voix m'appelle, là, dans l'obscurité, que quelqu'un m'attend. Plus j'approche de mon but, plus mon attirance se fait pressante. Mes pensées se focalisent sur cet appel, sur ce gémissement qui semble articuler mon nom.

— Ciel... Ciel...

Qui est-ce ? Je n'en sais rien. Je n'entends plus rien à part cette voix, je ne vois plus rien à part ce noir. Je me perds moi-même dans cette direction, je me perds dans mes pas alors qu'eux savent où aller. Mon corps pense, ma tête obéit. Je me sens tomber. Non – plus exactement, je me sens chuter. Involontaire. Je n'ai plus la notion du temps, j'oublie mes sens. Aller là-bas. Cet endroit invisible et sans fin m'appelle. Cette petite voix qui supplie plus qu'elle n'ordonne, mais à qui j'obéis sans même hésiter. Ce n'est pas le timbre d'un homme ou d'une femme, c'est la note brisée, tremblante et hâtante de la folie.

— Ciel... Ciel...

Je n'oppose aucune résistance, j'en suis incapable. Mes pieds rencontrent la terre froide et gelée, semblable à de la glace, dans une marche plus funèbre que sacrée. Mon corps est engourdi, mes muscles tétanisés me forcent à avancer.

— Ciel... Ciel...

— Ciel !

Brusque retour à la réalité.

Le prince me secoue l'épaule, les sons me reviennent. Il m'appelle, inquiet, il répète mon nom, et me tient fermement pour m'empêcher d'aller plus loin.

Je suis incroyablement frustrée. J'étais si près du but ! Pourquoi m'a-t-il stoppée dans mon élan ? Je ne faisais rien de mal, j'étais juste en train de...

En train de...

En train de suivre une voix inconnue dans un endroit sombre et aveugle.

Oh mon dieu, Ciel, tu deviens cinglée.

Bon sang, que ce serait-il passé si le prince ne m'avait pas retenue ? Je me serais perdue, et j'aurais pu tomber, et...

— Ciel, tu m'entends ?

Le visage du prince est à quelques centimètres du mien, essayant d'accrocher mon regard perdu.

— Oui, je... je ne sais pas ce qui m'a pris...

— Tu avais l'air possédée, qu'est-ce qui s'est passé ?

— C'est... C'est... la petite voix...

Le prince me serre dans ses bras, comme si j'allais m'envoler ou éclater en sanglots. Pourtant, je n'ai pas envie de pleurer : je me sens juste vide et stupéfaite. Sa chaleur vient quand même me consoler, et j'ai l'impression de pouvoir sentir son cœur battre la chamade contre moi. Son contact à l'odeur que j'affectionne de plus en plus me remet les idées en place, et la sensation de désorientation s'évapore peu à peu.

Je sens le prince se détacher de moi ; je ne veux pas qu'il me laisse, j'ai peur qu'il m'abandonne dans le flot de mes doutes. Heureusement, il garde un bras protecteur autour de ma taille et me serre contre son flanc.

— Laissez vos problèmes en dehors de Ciel, père. Laissez-nous.

Puis il m'incite d'une simple pression à le suivre. Nous dépassons le roi, désormais plus décontenancé qu'en colère. Je ne me rends qu'à peine compte des escaliers que nous empruntons, cette fois dans l'autre sens. Je n'ai plus d'énergie, mais par miracle, mon corps continue d'avancer. Nous allons jusqu'à ma chambre, mais nous ne nous arrêtons pas devant la porte. Non – nous rentrons, le prince me portant à moitié. Il m'aide à m'allonger sur mon lit, puis il se dépêche d'aller fermer la porte à clé, avant de revenir près de moi. Très près.

Il commence par retirer mes bijoux et ma broche, puis défait ma ceinture. Ma raison m'a délaissée, et je ne songe même pas à protester, je me laisse faire. Je suis trop éreintée pour bouger. Il retire ma robe, non sans difficultés, même si je l'aide en me soulevant comme je peux avec ma fatigue.

Lorsque je finis en sous-vêtements et en corset, j'arrête ses gestes.

— Je peux me débrouiller.

— Tu es certaine ?

— Euh... Non.

Il glisse ses mains avec précaution dans mon dos et retire la prison qui encercle ma cage thoracique. Je pousse un soupir de soulagement, me sentant à présent bien mieux.

— Qu'est-ce que vous portez, vous, les femmes...

Il rabat rapidement un drap sur mon corps nu et frissonnant, ce dont je lui suis reconnaissante. Il retire mes bas à l'aveuglette, sous la couverture qui me recouvre entièrement, ce qui fait que ma nudité lui est cachée.

Il se lève et va chercher une chemise de nuit dans l'armoire. Je l'entends fouiller, si bien que je me demande presque ce qu'il cherche. Il revient finalement en tenant un petit bout de tissu bleu en soie, qui semble bien trop petit pour recouvrir l'intégralité de mon corps. Nous bataillons, tous les deux, pour me faire enfiler le vêtement, tout en conservant le drap blanc entre ses yeux et ma pudeur. Finalement, l'habit n'est pas trop petit. Il recouvre même mes genoux.

En temps normal, j'aurais certainement été rouge de honte, concernant ce qui vient de se passer. Se faire déshabiller par le prince, c'est le comble de la gêne ! Pourtant, peut-être à cause de la fatigue, je n'en tiens pas rigueur plus que ça. Je suis simplement indifférente, j'ai l'impression d'être une coquille vide, sans émotions. De sommeil. Voilà de quoi j'ai besoin. D'un très, très long sommeil.

Sans que je m'y attende, le prince s'allonge au-dessus de moi, son visage tout proche du mien. Son poids pèse sur moi, mais il n'est pas lourd – je crois qu'il s'appuie sur ses coudes. Ses vêtements viennent frotter contre ma peau dénudée, sa chaleur contre ma froideur. Il plonge son regard dans le mien, j'ai l'impression de fondre. En un coup d'œil, je suis à sa merci. Je crois que quelque part, j'aime bien ça.

Il souffle sur une mèche tombée en travers de mon visage. Je reste immobile, obnubilée par ses gestes, ses expressions, ses yeux. Par lui. Il me captive. Il me fascine. Une sorte de caresse effleure mon cœur et y laisse une traînée brûlante, presque difficile à supporter. Qu'est-ce que c'est que cette sensation ?

— Qu'attendez-vous pour m'embrasser ?

Il sourit, amusé, comme si cette situation était tout à fait normale.

— J'attends que tu sois vraiment prête.

— Je suis prête...

— Non. Tu es fatiguée, et tu ne te rends pas compte de ce que tu dis. Je ne veux pas que tu aies des regrets à cause de moi.

Il commence à partir, mais j'agrippe son bras. Il me dévisage, curieux, attendant de comprendre.

— Restez.

Il s'immobilise, je peux voir dans son regard qu'il hésite.

— S'il vous plaît.

Je ne veux pas être seule. Je ne veux pas me retrouver abandonnée et assommée, face à mes problèmes, dans le noir. Je veux sentir son odeur encore un peu, toucher sa chaleur, m'endormir dans ses bras.

Il se lève quand même. Je n'ai même la force de le rattraper, il ne me reste plus que mes larmes pour pleurer et mes oreillers pour me consoler.

À ma surprise, il retire ses chaussures, sa veste et sa chemine. Je comprends ce qu'il fait lorsqu'il se glisse dans mon immense lit, et un sourire incontrôlable naît sur mes lèvres.

Le prince se rapproche de moi. Sa poitrine vient se coller à mon dos, et sa respiration glisse sur ma nuque. Il passe timidement un bras autour de ma taille, et je le laisse faire — c'est, étrangement, très agréable.

— Bonne nuit, murmuré-je.

Il laisse un long silence s'installer durant lequel je m'endors presque. Je discerne sa voix alors que je suis en train de sombrer dans les bras de Morphée, et elle me paraît lointaine, pourtant son sens m'est clair.

— Bonne nuit, Ciel. Ne crains rien. Je suis là.

Tel un coup de grâce, sa voix achève de m'endormir. Je plonge enfin dans l'oubli.

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