1. La fille aux cheveux de feu

Qui serais-je si ma vie avait été différente ?

Voilà la question que je me pose alors que je m'essuie le front, le visage couvert de sueur. Le soleil couchant tape sur ma peau avec rage, m'aveuglant de ses rayons pourpres.

Les rares arbres autour de moi projettent de longues ombres. Des champs, d'immenses champs à perte de vue. Au loin, une montagne, qui délimite la frontière entre nos terres et le royaume voisin, recouverte d'une forêt de sapins et de chênes, et de l'autre côté toute la cité, restreinte par une deuxième montagne. D'ici, on peut apercevoir une partie du château royal, érigé au sommet du massif, surplombant la ville de toute sa hauteur. Ses murs d'ivoires semblent surgir de la terre, palais blanc sur horizon noir.

Je claque de la langue pour ordonner à ma jument d'avancer. J'empoigne la charrue de mes deux mains et pousse de toutes mes forces.

J'ai mal aux bras et des cloques recouvrent mes paumes, mais ce n'est rien comparé à la faim qui me tiraille le ventre. J'entends la pouliche souffler longuement par les naseaux : elle aussi est fatiguée.

— C'est presque fini, Nuage, encore un petit effort, dis-je pour l'encourager.

La robe laiteuse et les muscles saillants, nous avons gagné, mon père et moi, ce magnifique cheval lors d'un pari. Je l'ai maudit autant que je l'ai admiré d'avoir pris un tel risque qui au final en valait la peine. Un animal de trait, ça change la vie d'un paysan.

Être fermier dans cette région n'est pas chose facile. La terre n'est pas assez fertile, les impôts sont trop élevés, les champs trop petits. Mais malgré tout, on essaye, on continue de planter, parce qu'on n'a pas le choix. On vit dans la misère, mais on ne dit rien, on ne se plaint pas, parce que c'est comme ça, et ça le sera toujours. Il faut bien de la pauvreté pour avoir de la richesse.

Je jette un coup d'œil vers les sacs de graines qui attendent patiemment d'être cultivés. Il ne reste qu'une parcelle à labourer et nous pourrons commencer la plantation. Du maïs, du blé et des haricots. Voilà les produits qui seront à la hausse cette année et que nous vendrons chaque semaine au marché du dimanche.

En général, les rendus sont relativement généreux, mais une énorme partie revient aux taxes, ce qui nous laisse juste assez pour survivre et acheter un pain de temps en temps. Pour les chanceux qui savent chasser, il reste le gibier et le poisson, mais rares sont ceux qui ont ce privilège. Nous ne l'avons pas. Nous sommes trop pauvres pour acheter un arc, mon père trop vieux pour marcher jusqu'à la rivière, et moi je suis occupée aux champs qui ne peuvent attendre.

Je reste encore environ une heure dehors, jusqu'à ce que la nuit commence sérieusement à m'engloutir. Je ramène donc la jument vers la ferme, bâtie juste à côté des champs. Une simple demeure en pierre et au toit de chaume, avec une minuscule grange sur le côté, où se trouve le box du cheval et le reste des graines.

Je détache Nuage de son fardeau puis transporte la lourde charrue à l'abri, épuisant mes dernières forces. Je laisse paître la bête quelques minutes, le temps de nettoyer sa stalle et de remettre de la paille propre, puis je retourne vers elle, passe un licol autour de sa tête et la tire à l'intérieur de son écurie. Elle se laisse faire, docile, et reste tout aussi sage lorsque je la brosse, la débarrassant de sa sueur et de la terre.

— Brave fille... Allez, repose-toi, ma belle.

Elle tourne les oreilles au son de ma voix, ce qui me fait sourire. Après une dernière flatterie, je sors, ferme le hangar et me hâte de rentrer à la maison.

Je pousse la porte d'entrée grinçante et aperçois mon père debout, au centre de la pièce, devant la table.

Au fond, un petit feu de cheminée ronronne, réchauffant l'air frais du soir. À ma droite se trouve ce qui ressemble à une cuisine, avec une bassine d'eau, une étagère remplie de casseroles et de vaisselle, et une cagette avec nos provisions. De l'autre côté, les chambres : le lit de mon père, en bas, puis le mien, dans la mezzanine qui sert aussi de grenier.

Mon père est en train de trier le blé et relève la tête lorsque j'entre. Je croise ses iris bleus avant de m'avancer vers la bassine pour me laver les mains et le visage. Une fois propre et sèche, je m'approche de lui.

— Tu as bien avancé dans le labourage, Ciel ? me demande-t-il avec un sourire fatigué.

— Oui. Il me reste encore une petite partie du champ, et on pourra commencer à semer.

— Bien... Viens donc m'aider à trier le grain, s'il te plaît.

Je retrousse mes manches et plonge mes mains dans les céréales, ignorant les gargouillis de mon ventre.

Je vis seule avec mon père depuis des années. Ma mère est partie travailler au château royal et nous envoie le plus d'argent possible pour nous aider. Malheureusement, malgré ses efforts et les nôtres, il est souvent difficile de subvenir à nos besoins. On ne mange pas tous les jours, et rarement à notre faim.

J'ai hérité des cheveux incroyablement roux de ma mère, paraît-il. En revanche, je possède les yeux d'un bleu océanique de mon père. Généralement, les gens se contentent de complimenter ma crinière, mais certains sont parfois effrayés par ma combinaison rare. Mon père dit toujours que j'ai le visage de ma mère. C'est vrai qu'avec sa mâchoire carrée et saillante, sa peau terne et son nez proéminent, je ne lui ressemble en rien.

Une fois notre tri terminé, nous rangeons la table et préparons le repas du soir. De la soupe, c'est-à-dire de l'eau tiède dans laquelle flottent des bouts de carottes, de pommes de terre et de chou. Nous mangeons le peu de pain qu'il nous reste, ne laissant aucune miette de côté.

Après le souper, je commence à ranger la vaisselle en soufflant de soulagement – la journée est enfin terminée. Je vais pouvoir me glisser dans mon lit et dormir jusqu'au lever du soleil. Je suis épuisée, et ennuyée de ma vie répétitive, mais... je ne peux rien y changer. Je suis comme spectatrice de ma misère : je la vois, mais je ne ressens rien. À part la faim, évidemment.

Je suis plongée dans mes réflexions lorsque des coups secs retentissent à la porte d'entrée. Je jette un coup d'œil à mon père, accroupi devant la cheminée, qui lève le menton pour m'indiquer d'aller ouvrir.

Je déverrouille la chaîne et tombe nez à nez avec un homme beaucoup plus grand que moi, dans un costume bleu foncé aux coutures dorées et arborant une barbe soignée.

— Bonsoir. Mademoiselle Hyrill ?

J'ouvre la bouche, mais aucun son ne sort. Je remarque l'insigne royal sur la veste de l'inconnu. Un fourreau d'épée pend à sa ceinture.

Mais que diable fait-il ici ? S'est-il égaré ? Notre ferme est très en bordure de ville, rares sont les passants.

— Vous faites partie de la garde royale ?

— Oui. Est-ce vous, mademoiselle Hyrill ? répète-t-il.

— C'est elle, intervient mon père qui est apparu derrière moi sans bruit, essuyant ses mains sur un torchon déjà sale. Que voulez-vous ?

— Sa Majesté le roi m'ordonne de ramener mademoiselle au château.

Je bats des paupières à plusieurs reprises, abasourdie. Moi, au château ? Mais pourquoi ?

Heureusement, mon père comble le silence d'une voix réticente :

— Pourquoi ma fille irait-elle là-bas ? Que lui veut le roi ?

— Je n'ai pas le droit de vous communiquer d'informations. J'ai été simplement chargé de ramener mademoiselle avant l'aube.

— Quand devrait-elle rentrer ?

— Il n'est pas prévu qu'elle rentre, monsieur.

Je me retourne pour fixer mon père, l'interrogeant du regard, espérant que tout ceci ne soit qu'un rêve. Je n'ai rien à faire dans un château, je ne suis qu'une pauvre paysanne !

— Mais, ma fille...

— Il ne lui sera fait aucun mal, monsieur. Faites confiance à Son Altesse le roi.

Je lève une main pour me frotter le visage, avant de me raviser et me gratter le cou, mal à l'aise.

— Papa...

— Vas-y, Ciel. Je te reverrai. Le roi l'ordonne, et tu sais ce qui se passe lorsqu'on désobéit à Sa Majesté.

Je déglutis. Mon regard se reporte sur le garde, comme s'il allait disparaître par magie – ce qui n'est pas le cas, évidemment. Cette journée semblait tellement normale ! Tout a basculé en quelques mots.

— Je... je vais chercher quelques affaires, je reviens.

Je fuis cette conversation à toute vitesse et me précipite sur l'échelle qui mène à ma couche, que je grimpe si vite que j'ai l'impression de voler. Je manque de trébucher en me relevant et me baisse au dernier moment pour éviter de me cogner la tête sur les poutres miteuses qui ornent les combles.

J'attrape ma broche, posée dans une coupelle, représentant l'insigne royal : un dragon. Je l'ai trouvée par terre, un jour, sûrement tombée de la veste d'un garde, et ne m'en suis jamais séparée. Je la fourre dans un sac en toile qui traîne sur le côté, avant d'y mettre mes quelques vêtements. Puis je prends ma pince à cheveux, rangée avec ma broche, pour l'examiner quelques instants. Faite en os et peinte de fleurs, elle est magnifique, malgré les couleurs écaillées. Il paraît qu'elle appartenait à ma mère. J'hésite à la prendre : c'est mon bien le plus précieux, si ce n'est l'unique. Mais la voix de mon père m'appelle, alors je la fourre avec le reste de mes affaires, le cœur battant la chamade.

Ces objets sont mes seuls effets personnels. Je retourne au seuil, retrouvant le garde et mon père, tous deux silencieux.

— Je suis prête...

— Oh, Ciel, ma petite fille, tu vas me manquer.

J'enlace mon papa, tout en me demandant si c'est notre dernière étreinte.

Quelque chose de désagréable me noue le ventre et obstrue ma gorge – est-ce de la tristesse ? De la peur ? De la confusion ? Un mélange subtil de toutes ces émotions ? Je n'ai pas le loisir d'y prêter attention. Mon esprit est embrumé par trop de questions sans réponse, et l'odeur rassurante de mon père me semble déjà me manquer, alors même que je le tiens entre mes bras.

— Je te promets de revenir dès que je le pourrais, je murmure dans son oreille.

Puis je me détache et emboîte le pas au garde qui a déjà commencé à se diriger vers une sublime voiture tirée par quatre chevaux imposants. L'air frais du soir s'immisce sur ma peau, sous mes vêtements, me caressant et me taquinant, comme s'il me défiait de frissonner.

Je ne me retourne pas, je ne jette pas un seul coup d'œil à mon foyer. Je regarde devant moi et me force à marcher vers ce futur incertain. Le garde ouvre la portière pour moi et m'aide à monter – je me rends compte que je tremble comme une feuille. Il attend que je sois installée pour prendre place et ordonner aux chevaux d'avancer. La voiture tremble et sursaute, et enfin, nous partons.

Je n'ai même pas le temps d'être triste. Le départ est si soudain, si inattendu, que je me sens simplement vide, balancée par le rythme de la route. Le bruit des sabots ferrés me parvient en sourdine, comme si j'étais détachée de ce monde. Quelques larmes coulent en silence sur mes joues, et je ne cherche pas à les sécher : leur froideur est tout ce qui me rattache à la réalité. Je perds totalement la notion du temps et suis incapable de dire si le trajet a duré quelques secondes ou quelques jours, mais lorsque la calèche s'arrête et que la portière s'ouvre, le soleil commence timidement à se lever, peignant les cieux de rose. Le garde m'aide à descendre de la voiture d'une poigne solide, mais je manque malgré tout de tomber, fébrile et désorientée.

— Bienvenue au palais, mademoiselle, dit le garde. Suivez-moi.

Mon sac bien serré contre moi, je me laisse guider. Nous nous sommes arrêtés près de l'entrée, dans un endroit discret au milieu des jardins, camouflés par les arbres touffus.

Nous traversons le verger royal et je peine à suivre le rythme, tant j'ai envie de m'arrêter et observer les lieux. Tout est taillé et entretenu avec une précision rigoureuse. L'odeur de fleurs, de terre fraîche et de ruisseau me parvient et je n'ai qu'une seule envie : m'asseoir dans ce paradis et m'émerveiller devant le soleil levant. Des champs de fleur à perte de vue, des terrasses, des serres, quelques saules, tout dans cet endroit confère une ambiance magique.

À contrecœur, je rattrape le garde qui arrive aux marches d'entrée, faites d'un marbre blanc étincelant qui me fait mal aux yeux. J'hésite à les fouler, de peur de les salir avec mes souliers poisseux, et décide de les grimper deux par deux, sur la pointe des pieds.

Nous franchissons les lourdes et vertigineuses portes en bois où derrière s'étend le hall. Je réalise enfin où je suis, et l'incongruité de la situation : je vais voir le roi, Sa Majesté tant respectée ! Je vais me tenir face à lui, et il a demandé à me voir, alors que je ne suis qu'une moins que rien au nom oublié.

Je me souviendrai toujours du moment où j'ai pénétré dans le palais. Je suis frappée par la beauté des lieux, les peintures d'anges au plafond, les tableaux sur les murs d'hommes et de femmes parés des plus beaux atours, les décorations en or scintillantes, la grandeur intimidante, les milliers de bougies qui flambent avec vigueur.

L'architecture est impressionnante. Face à moi se dresse un immense escalier qui se sépare en deux ailes, plus grand que la ferme où j'habite. Le sol est recouvert d'un impérieux tapis rouge et tout brille de propreté. Jamais je n'aurais cru pouvoir voir autant de beauté à la fois, autant de grandeur. Des vitraux nous encerclent de part et d'autre, formant des dessins colorés sur la pierre.

Je me calque à l'allure du garde qui ne regarde même plus autour de lui. Il doit avoir l'habitude de ce décor, après tout, il habite ici. Nous passons par tellement de couloirs, d'escaliers, de chemins, que je suis certaine d'être perdue. Mais non, nous débouchons finalement sur une salle absolument divine, tant par ses proportions que par son luxe. Une grande table est dressée en son centre, recouverte de parchemins et de livres, par-dessus un tapis persan. À nouveau des vitraux, plus nombreux, cette fois nous offrant l'image de plusieurs rois et reines d'autrefois, nous baignant dans des lumières chatoyantes, et apaisant quelque peu ma nervosité.

Tout au bout, assis sur un trône d'or imposant, se tient le roi en personne, habillé de moult fourrures blanches et bijoux imposants. Nous marchons dans sa direction, le bruit de nos chaussures résonnant contre les murs, comme si elles le faisaient exprès. À chacun de mes pas, mon assurance part en fumée. Mon front se met à perler, mes mains deviennent moites. Le roi ! Qui aurait cru, venant de là où j'habite, sachant qui je suis, que je verrai un jour le roi !

Ne pouvant m'empêcher de le détailler, je constate que les rumeurs sont vraies : Sa Majesté est quelqu'un de très charismatique. Son visage anguleux porte une barbe noire épaisse et grisonnante par endroits et des pommettes plus prononcées que la moyenne. Ses petits yeux noirs me scrutent sans ciller, me donnant la vague impression d'être à nue. Mais incapable de détacher mon regard de lui, je découvre que ses cheveux sombres forment de larges boucles brunes qui caressent ses tempes.

Une fois près de mon souverain, je me mets à genoux et baisse la tête en signe de respect, partagée entre terreur et admiration.

— Bonjour, Ciel Hyrill. Relève-toi donc, petite, déclare la voix veloutée du roi.

J'obéis, les yeux toujours rivés sur le sol. Suis-je si petite que cela ?

— J'espère que tu as fait bon voyage. Je suis Arthur Sylvain Michael, roi de ce royaume, continue-t-il. Mais ça, j'imagine que tu le sais. Je te prie de m'excuser de t'avoir arrachée à ton foyer aussi soudainement. Tu dois te poser beaucoup de questions.

Je ne réponds pas, bien trop intimidée. Un léger silence s'installe – j'imagine que je suis censée parler, mais je n'y arrive pas. Ma gorge est sèche, ma langue râpeuse, et je n'ai aucune idée de la façon dont je dois m'adresser à mon Souverain.

Il brise ce petit malaise, mais malheureusement pour moi, ses paroles ne font qu'ajouter davantage de questions à mon esprit déjà bien tourmenté :

— Je t'ai faite demander, car nous pensons que tu pourrais être l'Élue. Notre Mage a eu une vision dans laquelle ton nom et ton visage lui sont apparus. Si la prophétie dit vrai, si tu es réellement l'Élue, alors c'est l'avenir et l'équilibre tout entier du royaume qui vont être bouleversés.

Je redresse la tête et plante mon regard dans celui si perçant de mon roi. Les mots sortent de ma bouche avant que je puisse les arrêter.

— Votre Majesté, je... je n'ai aucune idée de quoi vous parlez.

À ma surprise, il sourit.

— Je m'attendais à cette réponse de ta part. Ne t'inquiète pas, nous allons tout t'expliquer. Allez réveiller le Mage, dit-il à l'intention du garde, et dites-lui de nous rejoindre à la bibliothèque. Quant à toi, suis-moi.

Il me fait signe de venir, et je trébuche en me relevant. Le feu aux joues, je lui emboîte le pas.

De nouveau, je suis désorientée dans ce palais interminable. Des rires et des voix me parviennent par moments, mais nous ne croisons personne. Qui habite ici ? Comment vivent ces personnes ? Que font-elles, qui sont-elles ? Dois-je agir de la même manière ?

— Nous y voici.

La voix rauque du roi me fait sursauter. J'étais totalement perdue dans mes pensées et ne faisais plus attention aux lieux.

Nous sommes dans une bibliothèque. Des livres, des livres et encore des livres. Partout. Par milliers. Il y en a tellement qu'il est impossible de tous les lire. Les rangées s'élèvent jusqu'au plafond, et des échelles sont installées par endroits pour pouvoir accéder aux rayons les plus hauts.

Je me sens minuscule – tout est si grand dans ce château ! J'ai l'impression d'être dans un rêve où les proportions sont inversées. Mais les battements effrénés de mon cœur me prouvent que c'est bien réel. Je suis véritablement au château, dans la bibliothèque royale, en présence de mon Souverain.

Je balaye la salle du regard, émerveillée. Tellement de puissance émane de cet endroit que c'en est déstabilisant. Ma tête tourne, mon pouls s'emballe, et une questionne tourne et retourne dans mon esprit :

Que va-t-il se passer ?

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top