Rêverie et bavardages
Le soir, après son entrevue avec maître Dalkost, Shani avait préféré passer la soirée dans la cité. Elle avait rarement droit au confort d'une bonne nuit douillette quand elle partait en mission : de tels plaisirs étaient rares, sa fonction étant plus propice aux nuits blanches que l'inverse. Mais à circonstances exceptionnelles, mesures exceptionnelles. Après tout, elle demanderait une rallonge pour risques additionnels imprévus, car cela, elle ne doutait pas d'en avoir dans les jours à venir tant son chargement était précieux.
Ses pas la menèrent donc vers une modeste auberge, propre et bien tenue, dont la clientèle calme était plus constituée d'habitués que d'aventuriers. Après avoir pris ses quartiers, elle descendit dans la salle commune pour y prendre son souper, non sans prendre la précaution de garder sur elle la pierre magique : nul n'était à l'abri d'une visite furtive dans une chambre d'auberge, c'était bien connu.
La salle était animée mais pas bondée. Devant une vieille cheminée au linteau de bois sculpté, un barde racontait avec emphase les dernières aventures qu'il avait vécues au côté de tel ou tel illustre mercenaire dont la fée ignorait jusqu'à l'existence. A côté de lui, profitant de la douce chaleur du feu, une chatte angora sommeillait tandis qu'une portée de chatons aspiraient goulûment le lait maternel. Les conversations allaient bon train et les blagues fusaient entre les quelques habitués accoudés au comptoir. La fée sentit qu'elle pouvait se permettre de se détendre un peu. Savourant le ragoût du jour, elle se laissa donc bercer par l'ambiance bon enfant qui régnait dans la salle.
Machinalement, elle mit sa main dans sa poche, triturant distraitement la larme de dragon qui s'y trouvait. Une chose curieuse se produisit. L'espace d'un instant, elle eut l'impression de ne plus être dans la salle de l'auberge, mais dans une grande salle de banquet. Elle ne reconnut pas les visages qui l'entouraient. En revanche, elle identifia sans mal les armoiries qui pendaient aux murs : le duché de Breille. En face d'elle, un homme à l'allure altière, dans la trentaine d'années selon ses estimations, l'observait en fronçant les sourcils comme s'il cherchait à percer le secret d'une quelconque illusion. A sa main gauche, une chevalière semblait luire d'un étrange éclat laiteux qui ne fut pas sans rappeler à la fée la pierre qu'elle tenait dans sa main.
— Hey ! Je peux m'asseoir à votre table ?
L'apostrophe fut si soudaine que Shani revint instantanément à la réalité. Elle était toujours assise à sa table, toujours dans l'auberge. Le barde avait fini ses histoires rocambolesques et se tenait maintenant en face d'elle, un bol de ragoût dans les mains. Souriant, il attendait que la fée lui donne son accord pour prendre place. Machinalement elle hocha la tête, encore un peu perturbée par la scène qu'elle venait de vivre. C'était trop réel pour n'avoir été qu'un rêve ; il y avait de la magie là-dessous, sa nature féerique le sentait. Prudemment, elle retira sa main de sa poche, laissant la pierre tranquille, et se concentra sur l'homme qui venait de s'attabler face à elle.
Plutôt jeune, rien dans son accoutrement ne le distinguait d'un banal aventurier. Ses bottes étaient crottées, ses manches de tunique étaient rapiécées, et sa barbe de quelques jours trahissait de nombreuses nuits dehors à battre la campagne. Posé à côté de la table, un vieux luth attendait sagement que son propriétaire daigne jouer de ses cordes.
— Vous n'êtes pas d'ici vous, cela se voit tout de suite, lança le barde avec bonhomie tout en ingurgitant sa pitance avec une voracité sans pareille.
— A quoi le voyez-vous ? répondit la fée d'un ton où se mêlait courtoisie et ironie.
— Il n'y a pas beaucoup de fées dans les parages vous savez. Votre espèce n'est pas réputée pour aimer vivre dans les villes, et encore moins pour aimer se mêler aux autres espèces. Et puis je vous ai observé durant mon récit, vous n'aviez pas l'air de connaître le groupe de mercenaires dont j'ai narré les faits d'armes.
— Ils sont si connus que cela ?
— Ici, oui, vous n'auriez pas pu en ignorer l'existence si vous étiez familière de la cité.
— Et où sont-ils vos héros ? Ne devriez-vous pas rester avec eux pour avoir d'autres croustillantes histoires à raconter ensuite ?
— Oh, fit-il évasif. Nous avons eu quelques différents pécuniaires et j'ai préféré mettre fin à notre collaboration. Comme vous me voyez, je suis un barde sans attache !
— Cela n'a pas l'air de si bien vous réussir à en juger par votre appétit.
— Finement observé, oui. Que serait un barde sans aventurier à suivre !
Il reposa son bol vide et lui adressa un regard intéressé.
— Alors dîtes-moi, que fait donc une charmante fée comme vous à Cognos ? Vous me pardonnerez ma curiosité, mais j'ai du flair pour les bonnes histoires et je sens que la vôtre doit être passionnante.
— Cela j'en doute, mais je sens que vous n'allez pas me lâcher aussi facilement, répondit-elle soudain méfiante.
— Haha cynique, j'aime ça.
— Ecoutez, taillons le bout de gras si vous le souhaitez, mais je n'ai pas d'histoire qui vaille la peine d'être racontée. Je pars tôt demain et je n'ai nulle envie de m'encombrer d'un barde à la moralité douteuse.
— Entendu, je n'insisterai pas plus.
La soirée s'enchaîna sur quelques discussions triviales, mais, lorsque Shani prit congé pour remonter se coucher, elle sentit le regard du barde la suivre un instant. Par mesure de précaution, elle décida de partir aux aurores le lendemain.
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