29. Pas toi


LEV


Agenouillé sur le béton crasseux, je tente d'ignorer le tiraillement de mes mains nouées dans mon dos et promène mon regard dans chaque recoin de la cave.

Quelques minutes auparavant, les Cortese nous ont traînés comme des putains d'esclaves au sous-sol du bâtiment et nous ont balancés dans un coin sans rien dire de plus. Je crois que j'aurais préféré une bonne mise à tabac spontanée ; la situation actuelle me paraît trop calculée, trop réfléchie, et je crains le destin qui nous attend.

A mes côtés et pourtant trop loin pour que je puisse le toucher, Gian est dans la même posture que moi, les poignets entaillés par le fil de fer et le regard plus sombre qu'un ciel d'orage. Ses yeux refusent de rencontrer les miens ; a-t-il peur d'y lire de la peur, de la pitié, de la colère ? Je n'en ai aucune idée. Mais j'ai besoin de voir, de voir les émotions tapies au fond de ses iris, ces émotions qui me dévoileraient ne serait-ce qu'un peu les pensées qui l'agitent. J'ai besoin de lui montrer aussi, que je le ferai sortir d'ici, qu'il ne mourra pas ce soir, que je resterai avec lui jusqu'au bout.

Peut-être est-ce justement cela qu'il ne veut pas voir.

Tout à coup, la porte de la cave s'ouvre dans un grincement digne d'un film d'horreur, ce qui m'aurait arraché un ricanement sarcastique si je n'étais pas la victime dudit film.

Un homme se découpe à l'entrée. De taille moyenne mais de corpulence ahurissante, le nouveau venu peine à avancer sans que les boutons de sa chemise ne lui explose à la gueule. Une canne soutient tant bien que mal l'amas de graisse qui lui sert de corps et je me surprend à espérer qu'elle se rompe sous son poids. Ses yeux torves sont surmontés d'épais sourcils qui assombrissent son regard et s'étirent bien trop loin sur ses tempes. L'aura qu'il dégage est monstrueuse.

Lorsqu'il aperçoit Gian, son visage s'éclaire d'un sourire pervers qui me donne envie de lui arracher les dents une par une.

— Je n'aurais pu rêver de meilleur cadeau d'anniversaire.

Sa voix caverneuse me file un frisson. Gian ne réagit pas.

L'homme s'approche lentement de nous en s'allumant un cigare dont l'odeur âcre emplit rapidement la pièce. Il s'arrête devant mon associé et pose une main sur son ventre d'un air satisfait.

— Il était temps que tu retrouves enfin la place qui te revient de droit Castelli : à genoux devant moi.

Je devine le rictus de Gian plus que je ne le vois. L'inconnu éclate d'un rire tonitruant dénué de joie. J'ai l'impression d'assister à une mauvaise pièce de théâtre.

— C'est fou, même relégué au rang de chien, tu gardes ce putain de regard arrogant.

Sans prévenir, sa canne s'abat avec une violence inouïe sur le visage de Gian qui est projeté au sol. Mon cœur s'emballe affreusement et je sens la colère ruer dans mes entrailles.

— Relève-toi.

Gian obtempère. Son nez pisse le sang et pourtant il n'a poussé aucun grognement de douleur en recevant le coup.

— Ravi de te revoir Ricardo. Je ne pensais pas te trouver ici.

Le mastodonte sourit méchamment.

— Ça t'a surpris n'est-ce pas ? Je n'arrive pas à croire que tu aies été assez stupide pour tomber si facilement dans mon piège. Je pensais qu'avec tous les remous que tu as créés ces derniers mois, tu serais un peu plus intelligent.

Ses petits yeux sournois se tournent vers moi.

— A moins que ce ne soit cette pourriture de Russe qui ait altéré ton jugement ?

Je reste impassible tandis qu'il s'approche de moi. Il place le bout de sa canne sous mon menton pour m'obliger à lever la tête vers lui.

— C'est vrai ce qu'on dit sur celui-là ? Que t'en as fait ta pute personnelle ? J'ai toujours trouvé que tu avais des goûts de luxe Castelli, mais sur ce coup-là, tu t'es bien planté.

Son discours méprisant me donne envie de lui bailler à la gueule.

— Mais si tu l'as choisi, c'est qu'il doit être bien gourmand au lit... Il pourra m'être utile, je dois justement envoyer une cargaison de putes vers l'Espagne.

Les phéromones de Gian se chargent d'une haine tangible. Le sourire de l'autre connard s'élargit.

— Oh mais c'est que ça te touche réellement on dirait... Tu crois que je devrais laisser mes hommes l'essayer avant de le vendre aux Espagnols ?

— Si c'est là ta seule ambition, fais ce qu'il te chante. Mais je suis presque déçu que tu te détournes aussi facilement de moi.

Une lueur malsaine s'allume dans le regard du Cortese qui me délaisse pour se poster à nouveau devant Gian. Mon estomac se serre d'inquiétude. Si ce fils de pute le touche encore une fois, j'arrache ses yeux avec mes dents.

— Ne t'inquiètes pas Castelli, c'est toi qui m'intéresse depuis le début. Alors, tu t'es bien amusé ces derniers mois ? Tu as vraiment cru que j'allais te laisser faire ?

— Je ne me suis pas trop mal démerdé, je trouve...

Le canne s'abat à nouveau sur le visage de Gian et cette fois, j'entends le craquement d'un os qui vient de se fêler. Je pousse un grognement sourd et serre les poings de toutes mes forces.

— Je veux t'entendre dire « monsieur » lorsque tu t'adresses à moi. Fais preuve de respect envers ton maître, sale chien !

Je devine que la colère de Gian doit lui brûler les entrailles et pourtant son aura reste relativement stable. Un petit rictus fait tressauter ses lèvres mais disparaît aussi vite qu'il est apparu.

— Désolé... monsieur.

Je crois presque halluciner en l'entendant prononcer ces mots. Je connais l'ampleur de l'effort qu'il vient de fournir et cela ne fait que décupler ma colère.

— Regarde ça... Ton chien devient enragé, il grogne comme un animal sauvage... Tu l'as mal dressé, Castelli, je vais devoir corriger cela.

— Ne. Le. Touche. Pas.

La voix de Gian résonne comme une terrible menace dans la cave. Chaque mot est empreint d'une rage si puissante que je vois quelques gars se tendre derrière leur chef. Même agenouillé sur du béton sale, même le visage ensanglanté et les mains nouées dans le dos, même réduit à une posture d'évidente faiblesse, Gian Castelli reste un alpha dominant. Et aucune personne présente dans cette pièce ne peut l'ignorer. Il dégage quelque chose de terrifiant avec son regard noir et sa gueule tuméfiée, avec sa façon de se tenir étonnamment droit malgré les coups qu'il a reçus.

Il est mon alpha. Et je crève de rage de savoir que je ne peux rien faire pour l'aider.

Le connard sourit désormais de toutes ses dents. Au fond de ses yeux, une étincelle de folie miroite de façon inquiétante.

— Que je ne le touche pas ? Oh mais comme tu veux, Castelli. Seulement... Es-tu prêt à subir pour lui ? Es-tu prêt à recevoir des coups pour deux ?

Le regard que lui lance Gian n'a jamais été aussi déterminé.

— Évidemment.

Au fond de moi, la haine me broie les entrailles et je suis pris d'une furieuse envie de la vomir aux pieds de cet enculé.

A la place, je tire sur mes liens et crache sur les chaussures cirées du Cortese.

— Ne te détourne pas de moi fils de pute. Frappe-moi si tu l'oses.

— Lev.

Le ton de Gian est si glacial que je me fige instantanément. Le cœur compressé par la colère et l'angoisse, je tourne mes yeux vers lui mais ne rencontre que deux orbes plus froids que la nuit.

— Ferme-la.

La rage dans ma poitrine se désagrège en une terrible souffrance qui dégouline le long de mon estomac. Gian est catégorique. Gian ne changera pas d'avis. Il a décidé de tout encaisser pour nous et il m'ordonne d'accepter cela.

Je suis tellement frustré que, pour la première fois depuis des années, je suis envahi par une terrible envie de chialer. Bordel, je sens une boule de désespoir se former dans ma gorge et il ne suffirait que d'un soupir pour qu'elle me fasse éclater en sanglots.

Je ne veux pas que Gian assume tout pour nous. Putain, il n'a pas le droit de m'obliger à me taire, nous sommes deux, nous avons toujours tout fait à deux ! Je ne veux pas sortir d'ici sans lui, je n'y survivrai pas.

Pourtant, les yeux sombres ne flanchent pas. Ils se détournent même des miens pour se reposer sur le fils de pute qui observe la scène avec une satisfaction perverse.

Ce dernier avance le pied sur lequel j'ai craché vers mon associé et lui adresse un terrible sourire.

— Lèche. Nettoie ce que ton chien a fait.

Mon corps tremble de colère mais Gian ne réplique pas. Au contraire, il se penche en avant et, devant mes yeux horrifiés, il se met à lécher la chaussure du Cortese.

La boule dans ma gorge m'étouffe un peu plus. Je réalise soudainement à quel point Gian est prêt à tout pour moi. A quel point, à cause de moi, il est capable de laisser chuter son ego et de l'écraser de la plus humiliante des façons. Et ça me brise le cœur.

Mon associé n'a que le temps de se redresser que la canne s'écrase cette fois dans son cou. J'entends un son étranglé sortir de sa bouche mais il n'a pas le temps de s'en remettre que les coups se mettent à pleuvoir. Brusquement. Inlassablement.

Épouvanté, je vois le Cortese s'acharner sur le corps de mon alpha, je le vois le rouer de coups plus puissants les uns que les autres, aggravés par une force surhumaine que je n'aurais pas soupçonnée chez ce connard. Je me mets à hurler et tente de m'interposer mais trois gars me plaquent au sol et écrasent mon visage dans la poussière. Je me débats, je rue, je griffe, je donne des coups, mais je ne rencontre que ce béton glacé qui commence à se tâcher du sang de Gian.

Impuissant, j'entends désormais le bruit que font ses os qui se fissurent, qui se craquellent, qui s'effondrent sous les coups du Cortese. Et je me mets à gémir comme un chien blessé, les yeux emplis de larmes, tandis que l'homme qui fait battre mon cœur est en train de se faire tabasser devant moi.

Finalement, le connard se calme. Lentement, il se relève et époussette ses manches alors que le corps de Gian reste prostré au sol, tremblant et sanguinolent, incapable de se relever.

Le Cortese s'approche de moi mais mon regard reste rivé sur mon associé.

Relève-toi Gian, allez, je t'en supplie, relève-toi. Gian, s'il te plaît...

— C'est donc ça, l'alpha que tu as choisi ? Comment le trouves-tu maintenant ? Est-ce qu'il te plaît toujours autant ?

J'entends ses mots mais ne les comprends pas. Je me contrefous de lui, je me contrefous de tout ce qu'il peut me dire et me faire. Toute mon attention n'est concentrée que sur une chose : l'homme qui partage ma vie depuis des mois et qui est en train de se vider de son sang par terre.

— Gian...

Je ne réalise que j'ai parlé que lorsque ma gorge me brûle atrocement de l'avoir sollicitée.

Comme si cet horrible son l'avait ramené des Enfers, Gian se redresse soudainement sur les avant-bras et, dans un grognement de douleur, roule sur le dos en haletant. Ses yeux sombres envahis de sang cherchent son ennemi et, quand ils le trouvent, un petit rictus moqueur déchire ses lèvres.

— Alors, c'est tout ?


NDASuite et fin demain en fin d'après-midi (ou dans la soirée) !

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top