25. Insouciance
GIAN
Engoncé dans son costume trois pièces, Lev fixe d'un air ennuyé l'homme qui lui parle depuis une bonne demi-heure d'investissement et d'immobilier. Lorsque ses yeux glauques capturent les miens, j'y vois un appel à l'aide désespéré auquel je réponds par un grand sourire moqueur avant de tourner les talons.
Je ne prends même pas la peine de vérifier la tête de mon associé, me doutant bien qu'il a déjà imaginé quarante-trois manières de me tuer le plus douloureusement possible.
Si je suis honnête, je dois avouer que ce gala est d'un ennui terrible - comme tous les galas que j'ai fait dans ma vie d'ailleurs. De plus en plus, ce genre d'événements protocolaires m'est insupportable et je peine à garder bonne figure alors que les minutes s'égrainent plus lentement que des heures.
Las, je continue d'arpenter la pièce en compagnie de chefs d'entreprise dont la discussion n'éveille pas la moindre once d'intérêt en moi.
Alors que je m'apprête à finir ma sixième coupe de champagne de la soirée, une main se referme autour de mon avant-bras et me tire violemment en arrière. Sans avoir le temps de réaliser ce qu'il m'arrive, je me mets à traverser la pièce à une vitesse éclair, balbutiant quelques excuses balayées par le brouhaha ambiant lorsque je bouscule quelqu'un.
Ce n'est que lorsque je me retrouve enfermé dans le vestibule que j'aperçois Lev du coin de l'œil.
— Qu'est-ce que...
Je n'ai pas le temps de finir ma phrase que je vois des mains arracher la veste de mon costard et déboutonner ma chemise. Tout aussi rapidement, je sens une matière rêche et désagréable couvrir la peau nue de mon torse et je grimace d'inconfort.
Les yeux glauques face à moi sont très sérieux et leur propriétaire, imperturbable, continue de me déshabiller pour ensuite me vêtir d'habits bas de gamme qui me grattent et me donnent envie de frotter mon corps contre du crépi.
— Putain Lev, je peux savoir ce que tu fais ?
Je remarque à ce moment-là que lui aussi a retiré son costume de gala. A la place du tissu en coton bleu marine, il porte un pantalon délavé dont le bas évasé recouvre de grosses boots en cuir. Un sweat noir trop grand pour lui dissimule le haut de son torse et la capuche est rabattue sur ses cheveux blonds.
Lorsqu'il se recule, j'aperçois mon reflet dans le miroir situé derrière lui et je manque d'éclater de rire en voyant ma dégaine, complètement ridicule dans ce pantalon cargo bouffant et cette veste en jean rapiécée.
Pourtant, Lev a l'air satisfait et, toujours sans me répondre, il me tire hors de la villa, m'obligeant à raser les murs et à marcher dans l'ombre pour ne pas être repéré.
Sans réfléchir, je le suis. Bêtement et aveuglément, je lui fais confiance et emboîte ses pas, vaguement amusé par la situation qui me dépasse totalement.
L'air glacial de la nuit me picote la peau et s'infiltre dans le col de mon t-shirt, me soutirant de violents frissons qui font claquer mes dents. Nous parvenons enfin à sortir de la villa sans être vus et Lev m'attire dans une ruelle adjacente. Là, il enfonce un bonnet sur ma tête et m'adresse un sourire rayonnant qui manque de me faire défaillir.
— Et si on allait réellement s'amuser ?
Sa voix rauque me laisse consterné et je me contente de hausser les sourcils d'un air perdu. Je ne comprends rien à ce qui est en train de se passer ; je n'ai aucune idée du plan que Lev a derrière la tête et je suis totalement dépassé par les événements. Tout ce que je sais, c'est que mon absence du gala va être remarquée et que cela va faire un scandale. Et inexplicablement, cela me ravit.
Alors, je hausse les épaules et laisse un léger sourire flotter sur mes lèvres. Que Lev fasse ce qu'il veut.
— Allons-y !
***
— Cul sec, cul sec, cul sec !
Les exhortations du groupe me donnent des ailes et j'avale d'une traite mon quatrième verre de whisky de la nuit. Tous les gars se mettent à crier et je fais la révérence, la main lourdement appuyée sur la table, sous une salve d'applaudissements enjoués.
Lorsque je tente de me rasseoir, le monde se met à tanguer autour de moi et je grimace en me retenant à une chaise. Un bras se glisse autour de ma taille et le visage rieur de Lev apparaît sous mes yeux.
Piqué dans mon ego, je m'efforce de reprendre contenance mais mon regard vitreux et mes gestes maladroits me trahissent. Je suis clairement à ma limite. Lev au contraire semble être dans son élément. Capuche sur la tête et clope coincée au bord des lèvres, il ne cesse de serrer des mains et d'échanger des mots à voix basse avec des mecs plus louches les uns que les autres.
Cela doit bien faire deux bonnes heures que nous sommes ici. Après un périple glacé au sein des ruelles tortueuses du centre-ville, il m'a tiré dans cette espèce de bar miteux, à la devanture taguée et aux vitres maculées de poussière noire. A l'intérieur régnait une chaleur moite, étouffante, qui m'a immédiatement pris aux poumons et a creusé des rigoles de sueur dans mon dos. Pourtant, malgré ces premiers éléments rebutants, mon associé m'a traîné jusqu'au comptoir, a commandé une bouteille de whisky et, quelques minutes plus tard, j'ai oublié que je suis censé représenter le plus grand clan mafieux de la région.
Ici, je suis simplement l'ami de Lev, et je comprends que ce statut m'épargne bien des soucis qui n'auraient manqué de me tomber dessus si j'étais venu seul. Les visages qui m'entourent ne sont pas ceux qui évoluent autour de moi dans les hautes sphères de la bourgeoisie italienne. Ce sont ceux de gens du peuple, de miséreux dont la vie a été détruite par des hommes comme moi, de pauvres hères auxquels je n'aurais jamais accordé un regard en temps normal et qui me planteraient certainement avec délice s'ils savaient qui j'étais.
Honnêtement, cette situation me paraît tellement absurde que j'ai du mal à réaliser qu'elle est réelle. De toute ma vie, jamais je n'ai foutu les pieds dans un endroit pareil ; non seulement l'idée ne m'aurait pas effleuré l'esprit, mais en plus, elle m'aurait dégoûté au plus haut point. Et surtout, j'en aurais strictement eu l'interdiction. Bordel, quel genre de chef de clan se retrouve à moitié bourré au milieu de la nuit, perdu au milieu d'une foule de plébéiens dans un bar craignos, sans aucune escorte pour le protéger en cas d'incartade ? Mon père m'aurait tué.
Et j'adore ça.
J'ai beau conserver cette certitude d'être partout sauf à ma place, je trouve une certaine exaltation à me retrouver dans ce taudis nauséabond, entouré de personnes qui ignorent tout de moi. En dépit de l'alcool qui brouille ma vision, je détaille chaque visage balafré, chaque bouche édentée, chaque attitude violente, chaque discours véhément. Je tente de retenir ce qui se dit et ce qui se fait, comme si cela pouvait m'aider à anticiper de futurs dangers.
Pourtant, je sais bien que ces gens ne pourront jamais rien contre moi. Leur vie est ridicule, pitoyable et même quelqu'un comme Lev n'aurait pas réussi à s'en sortir si je ne lui avais pas tendu la main. Tous sont condamnés à mourir précocement, peut-être douloureusement, après avoir subi une vie sans grand intérêt. Leur seul plaisir est de se retrouver ici, dans un bar étroit aux murs vermoulus qui s'effondre à moitié sur lui-même, à se bourrer la gueule jusqu'à régurgiter sur leurs chaussures le peu de nourriture que contenait leur estomac.
J'ignore pourquoi Lev m'a tiré ici. A-t-il souhaité me montrer le véritable visage de ce peuple que je prétends gouverner ? Cherche-t-il à attiser ma pitié ou à me montrer qui de nous deux est le véritable chef ici ?
Qu'importe au fond. Quelle qu'ait été son intention en venant ici, j'apprécie son initiative parce qu'elle m'extirpe de ce quotidien étriqué que j'ai pourtant volontairement créé. Pour la première fois en presque un an et demi, j'ai le droit de relâcher la pression et de me reposer sur quelqu'un, de me montrer sur un pied d'égalité avec mon associé sans craindre qu'on ne me le reproche. J'ai le droit de me glisser dans l'ombre et de respirer, rien qu'un peu, rien qu'une fois. Et c'est alors que je réalise à quel point cela m'avait manqué. A quelle point la pression que je me suis imposée me bouffe de l'intérieur. Mais elle est le contrecoup inévitable pour atteindre ce succès auquel j'aspire tant.
Perdu dans mes pensées, je mets quelques secondes à sentir Lev me prendre par la main pour m'attirer hors du bar. Lorsque nous émergeons dans le froid hivernal, j'ai l'impression de me prendre une violente claque dans la gueule, mais rien n'amoindrit le sourire qui déchire mon visage.
Lev continue de me tirer par le bras et nous nous mettons à courir le long des rues vers une destination qui m'est inconnue. Les pavés sont verglacés et manquent de nous faire trébucher à chaque pas, les trottoirs sont jonchés d'ordures et des chiens errants nous fixent de leurs yeux injectés de sang lorsque nous passons à leurs côtés.
Finalement, nous parvenons à la place de l'église et Lev nous pousse vers les rambardes qui l'encerclent. De là, nous avons une vue panoramique sur la ville et je suis émerveillé de voir tous ces toits croulant sous une épaisse couche de neige, à peine éclairés par les rares lampadaires encore allumés.
Je ne suis jamais venu ici. Gamin, je n'ai jamais eu le droit de me promener dans le centre, encore moins seul, et une fois à la tête du clan, je n'ai jamais eu l'occasion de partir à l'aventure dans ces ruelles.
Lev se hisse sur une rambarde et ses yeux glauques m'incitent à le rejoindre. Grelottant sous le vent glacé qui me mord le visage, je m'approche et enfouis ma tête dans son cou. Je sens ses bras se refermer autour de moi et je dépose quelques baisers contre sa peau chaude.
Je suis si bien, blotti dans son étreinte rassurante, que je me surprends à souhaiter y rester toute ma vie. Lev me sert si fort contre lui que nos corps semblent n'en faire plus qu'un. Et nos âmes aussi.
Doucement, je me recule et encadre son visage de mes mains avant de l'embrasser une nouvelle fois. Lorsque nos lèvres se séparent, il me paraît plus beau que jamais avec ses joues rougies par le froid, ses cheveux blonds indisciplinés couverts de neige et son petit sourire taquin au coin des lèvres.
Sans un mot, il fait demi-tour sur la rambarde pour se retrouver assis dos à moi et j'enroule mes bras autour de sa taille. Mon menton se pose sur son épaule et ses doigts viennent s'entrelacer aux miens contre son ventre.
Là, en silence, nous observons toute la ville qui s'étale sur des kilomètres, cette ville dont nous nous sommes rendus maîtres, cette ville qui a vu grandir notre ambition et l'a alimentée, cette ville qui renferme notre passé, notre présent et notre futur, cette ville qui couve nos secrets et nous protège dans l'ombre de ses rues, cette ville complice de ce lien qui s'est forgé entre Lev et moi.
Mon étreinte se resserre autour de la taille de mon associé et je dépose un doux baiser sur sa joue. Son visage se tourne pour me faire face et, tendrement, il frotte son nez glacé contre le mien. Nos sourires se répondent.
— Nous avons réussi, Lev... Nous avons réussi.
NDA : J'ai haaaate d'arriver à la fin, ohala vous n'imaginez même pas ! J'essaie d'écrire le plus souvent possible pour vous poster la suite rapidement.
N'hésitez pas à donner votre avis sur ce chapitre (j'ai besoin de force pour boucler cette histoire ahah) et je vous dis à très bientôt !
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