GIAN
Les secondes s'égrainent et l'obscurité se fait plus oppressante dans cet entrepôt délabré que nous avons choisi comme lieu de réunion. Face à moi, les yeux bridés ne cillent pas et le visage pâle reste plus tiré qu'un masque de cire.
Attablés l'un en face de l'autre, nous nous fixons sans qu'aucun ne se résolve à baisser le regard. La tension devient palpable. Derrière lui, six gars armés sont prêts à dégainer leurs flingues à tout moment. A mes côtés, cinq des miens sont sur leurs gardes. Quelque part dans la pièce, Lev observe tout avec la discrétion qui lui est propre.
— Cent cinquante tonnes, déclaré-je posément. C'est l'accord qui a été passé. Rien ne sera renégocié si vous ne remplissez pas votre partie.
L'homme plisse les yeux d'un air mécontent. Je me demande s'il y voit encore quelque chose.
— Je n'ai pas signé cet accord, siffle-t-il. Mon frère n'est plus de ce monde et c'est moi qui décide maintenant. Il est hors de question que vous nous taxiez 20% de la marchandise. Si vous voulez vos cent cinquante tonnes, j'exige que vous ne récupériez que 10% des produits. Et je me trouve bien généreux.
— Vous n'avez pas l'air de comprendre où est votre place. J'accepte d'écouler votre marchandise sur mon territoire, je vous offre un passe-droit incroyable pour élargir votre commerce ; vous devriez être au sol en train de lécher mes pieds pour me remercier.
L'autre semble révolté par mes mots. Sans rien perdre de mon attitude assurée, j'appuie plus confortablement mon dos contre le dossier de la chaise et soutiens le regard agacé qui me toise.
Mon interlocuteur du jour n'est pas facile. Il y a trois semaines, le chef de clan de la mafia chinoise avec laquelle je faisais mes affaires a été assassiné. Son frère a pris le relais, mais ce fils de pute n'a pas l'air de comprendre à qui il a affaire. La dernière cargaison de contrefaçon ne comportait que la moitié de la quantité requise et ce connard ose en plus renégocier la taxe que nous leur prélevons pour l'honneur de pouvoir écouler leur merde dans notre pays.
— 10% de la marchandise, s'entête le bridé en fermant ses poings sur la table. Vous feriez mieux d'accepter, vous avez bien plus à perdre si nous coupons tout lien avec vous.
Un ricanement moqueur s'échappe de mes lèvres et je penche la tête sur le côté en haussant un sourcil.
— Petit fils de pute arrogant, penses-tu avoir plus de pouvoir que moi ? Crois-tu être en position de me menacer ?
— Vous ne devriez pas parler aussi vite.
A ces mots, tous ses hommes arment leurs flingues et l'un d'eux colle le canon du sien contre ma nuque. J'entends mes gars réagir derrière moi, mais aussitôt, d'autres adversaires sortent de l'ombre et les entourent. Nous sommes désormais en infériorité numérique.
L'homme qui colle son arme contre ma peau se penche vers moi.
— Alors, qu'est-ce que ça fait de savoir que tu as perdu ?
Sa voix aiguë m'agace. Étirant mes lèvres en un petit sourire, je hausse les épaules et désigne son chef d'un signe de tête.
— Tu ferais mieux de surveiller ton boss au lieu de chanter victoire.
— Qu'est-ce que...
La fin de sa phrase s'évanouit dans un étranglement de surprise et je le sens tressaillir dans mon dos.
Face à nous, tranquillement installé derrière le bureau, Lev a collé la lame de son canif contre la gorge du nouveau chef de la mafia chinoise. Comme d'habitude, personne ne l'a vu venir, personne ne l'a remarqué, personne n'a anticipé ses mouvements. Alors qu'ils pensaient me forcer la main en jouant sur leur surnombre, persuadés que leur boss était en sécurité, les Chinois découvrent l'élément perturbateur de leur plan. Mon élément perturbateur.
Capuche sur la tête et cheveux devant les yeux, Lev promène son regard flegmatique autour de lui comme s'il faisait son marché dominical. Aucun signe de tension n'émane de lui ; il sait parfaitement ce qu'il fait. Les yeux glauques s'attardent sur l'homme qui me menace de son flingue et je vois une lueur menaçante s'y allumer. Sa lame appuie un peu plus contre le cou du nouveau chef et ce dernier glapit de peur. Amusé, je penche la tête en arrière et capte le regard de mon agresseur.
— Tu ferais mieux de me lâcher, le conseillé-je d'un air suffisant. Il n'épargnera pas ton chef si tu me fais une seule égratignure.
L'homme se met à paniquer derrière moi. Il sait parfaitement dans quelle situation délicate il se situe : déjà affaiblie par la mort de leur précédent chef, la mafia chinoise ne se remettra que difficilement de l'assassinat de son successeur. Et tous les hommes présents risquent de payer très cher leur incapacité à protéger leur boss. Finalement, c'est ce dernier qui coupe court au débat.
— C'est bon, baissez vos armes.
Ses gars obtempèrent sur le champ. Son regard teinté de peur et de colère se pose sur moi.
— Vous aurez vos cent cinquante tonnes.
***
Dehors, la rudesse du froid hivernal me coupe la respiration. Je remonte le col de mon manteau avec un frisson désagréable et place l'un de mes avant-bras devant mes yeux pour me protéger des bourrasques gelées.
Comme prévu, Romeo et ses hommes sont à la sortie de l'entrepôt, sûrement frigorifiés, attendant sagement que nous ayons fini les négociations. J'aperçois du coin de l'œil mes propres gars les rejoindre et je m'autorise enfin un long étirement.
Bordel, qu'est-ce que cette chaise était inconfortable !
En quelques secondes, la neige a recouvert nos corps et je ne distingue quasiment plus mes hommes à l'autre bout de l'allée. Soupirant de lassitude, je me décide à les rejoindre lorsqu'un corps se presse à mes côtés.
— Tu m'en dois une.
La voix éraillée de Lev fait grimper un frisson le long de mon dos. Bien que nous soyons séparés par plusieurs couches de vêtements, j'ai l'impression que la chaleur de sa peau brûle la mienne.
Je lui jette un rapide coup d'œil et admire la noblesse de ses traits, la ligne légèrement retroussée de son nez et ses lèvres resserrées autour de sa clope à moitié consumée. Ses yeux glauques surprennent les miens et un petit rictus vient tordre sa bouche.
— Que ferais-tu sans moi ? me nargue-t-il en me soufflant sa fumée à la gueule.
Cette fois, je souris avec amusement et enroule mon bras autour de sa taille. Ma main se faufile sous son sweat et je laisse mes doigts glacés retracer les muscles de son dos. Je me penche vers lui et effleure son oreille de mes lèvres.
— J'avais envie de te baiser devant tout le monde, susurré-je en guise de réponse.
Son air railleur lui fait froncer le nez et une soudaine envie de le mordre m'envahit.
— Tu peux simplement me dire merci.
Un éclat de rire agite mes épaules et je dépose un baiser au creux de son cou. Je le sens frissonner contre moi et je me retiens de ravager ses lèvres des miennes.
A la place, je me détache de lui et nous avançons vers nos gars qui nous attendent au bout de l'allée.
Cela fait deux mois maintenant que Lev est revenu vivre à mes côtés. Et si je dois être honnête avec moi-même, ce sont sûrement les deux plus beaux mois de ma vie. Le commerce prospère, les contrats s'enchaînent, l'argent ne cesse de couler à flots et ma puissance augmente de jour en jour. En quelques mois, le clan Castelli, soutenu par le clan Donati, est devenu le plus important de la région et il ne se passe pas une semaine sans que l'on ne parle de nous. Nous avons la mainmise sur chaque entreprise, chaque commerçant, chaque putain de conseiller municipal à des centaines de kilomètres à la ronde. Même au sein du Parlement, le nombre de nos alliés ne cesse de croître et le président, coincé dans cet étau, ne peut plus rien faire contre nous.
Quant à Lev, officiellement devenu mon bras droit mais officieusement bien plus que ça, il est le meilleur atout que je possède. Présent à chacun de mes meetings, à chaque réunion clandestine, mais également à la tête de chaque action que mon clan mène contre les autres, il est le bouclier intangible qui se dresse entre moi et mes potentiels adversaires. Avec lui à mes côtés, rien ne peut m'arriver. Sa ténacité, sa maîtrise du combat et son intelligence hors pair lui ont permis de déjouer je-ne-sais-combien de pièges et d'écraser tous ceux qui ont un jour essayé de se dresser entre nous. Lev est mon arme et mon bouclier, mais plus que tout, Lev est mon partenaire et mon amant.
Chaque soir, nos deux corps se blottissent l'un contre l'autre et s'abandonnent à ce désir qui nous consume chaque putain de seconde. Chaque soir je me fonds en lui et chaque soir je me rappelle à quel point je l'ai dans la peau.
Lev et moi sommes indissociables. Mais surtout, nous sommes invincibles.
— Alors, le bridé a cédé ?
La voix amusée de Romeo me tire de mes pensées. Adossé à sa Bugatti, le chef du clan Donati affiche un visage narquois, les bras croisés sur sa poitrine. Lorsque ses yeux se posent sur Lev, les deux hommes se toisent dans une hostilité glaciale à peine dissimulée.
Je soupire. Dès le retour de Lev, Romeo s'est farouchement opposé au fait qu'il soit intégré au clan et refuse toujours qu'il soit considéré comme un associé à part entière. Faisant fi de toutes ses protestations, j'ai bien évidemment imposé le Russe dans nos affaires et lui ai en plus confié des missions plus sensibles les unes que les autres, à la fois pour qu'il puisse prouver sa valeur – ce dont il n'a rien à foutre – mais aussi pour emmerder ce putain de Donati qui se croit en position de me donner des ordres.
Depuis, j'ai fait en sorte que les deux ne se croisent que très rarement, mais, à chaque fois que c'est le cas, je les sens plus tendus que la corde d'un arc et je crains toujours que l'un n'explose à la gueule de l'autre. Aujourd'hui ne fait pas exception et, par précaution, je vérifie que mon flingue est toujours calé contre ma hanche au cas où j'ai besoin d'intervenir.
— On a eu ce qu'on voulait, annoncé-je.
Romeo ne m'écoute pas et plonge son regard méprisant dans celui de Lev.
— Alors, le clébard a bien fait son job ? Pas trop déçu de ne pas avoir eu d'os à te foutre sous la dent ?
Le concerné conserve son air blasé et tire sur sa clope avec insolence.
— C'est rare de te voir sortir de mission sans avoir du sang sur les mains, continue le Donati en tordant ses lèvres en une affreuse grimace. Tu vas réussir à dormir ce soir ou il va falloir que tu crèves un civil sur le retour ?
— Tu parles beaucoup pour quelqu'un qui n'a pas bougé son cul de sa voiture, rétorque calmement Lev.
— Je n'ai pas besoin de faire le sale boulot pour prospérer ; c'est ça qu'on appelle réussir dans la vie.
— Faire de sa lâcheté un privilège : c'est donc ça le vrai visage de la mafia ?
— Tu ne devrais pas mal parler de ce qui te maintient en vie, crache Romeo avec dédain. Que serais-tu sans la mafia ? Une sous-merde des bas-fonds qui supplierait qu'on la baise pour avoir un bout de pain ?
— Ne sois pas si frustré, toi aussi, un jour, tu ne seras plus puceau.
— Écoutez la pute parler ! Ça te connaît ça, hein, de baiser pour réussir ?
— Ok ça suffit, fermez tous les deux vos grandes gueules !
Mon intervention a le mérite de les faire taire, même si la tension entre les deux reste palpable. Agacé, je passe mon regard de l'un à l'autre et me heurte au même air malveillant, au même visage haineux. A mes côtés, je sens le corps de Lev se crisper et je comprends qu'il ne faut pas pousser les hostilités plus loin. Romeo a beau croire que ces joutes verbales sont sans conséquence, il ne connaît pas l'imprévisibilité de Lev et ses coups de colère incontrôlables. Et si l'un de mes associés pouvait éviter de tuer l'autre, ça m'arrangerait.
Romeo finit pas soupirer d'agacement et se décolle de la carrosserie contre laquelle il était resté appuyé. Il contourne sa voiture et ouvre la portière côté conducteur d'un geste rageur. Ses yeux sombres se posent une dernière fois sur moi.
— Ne sois pas en retard ce soir. Le gala commence dans deux heures.
Sur ce, il claque la portière et fait vrombir le moteur. Du coin de l'œil, je vois Lev en profiter pour écraser son mégot contre le coffre et écailler la peinture. En silence, nous observons Romeo disparaître au loin, suivis par ses hommes.
— Il va te tuer lorsqu'il s'en rendra compte, t'en es conscient ? lancé-je en retenant mal mon rictus amusé.
Le sourire violent de Lev me répond. Son corps se presse contre le mien et il se hisse sur la pointe des pieds pour rapprocher nos visages. L'une de ses mains se referme de manière possessive autour de ma nuque et l'autre tire sur mon nœud de cravate. Je me penche légèrement en avant et laisse nos bouches s'effleurer. Lorsque Lev mord ma lèvre inférieure, je vois son regard fou étinceler d'excitation malsaine.
— Qu'il vienne.
NDA : Bon, c'est définitif, plus que 5 ou 6 chapitres avant la fin ! Il me faut le temps de mettre en place les derniers événements mais ça devrait aller.
J'espère que ce chapitre vous aura plu, il se passe moins de choses mais ce sera le cas jusqu'aux derniers chapitres parce qu'il faut que j'amène la scène finale progressivement.
Comme d'habitude, un petit vote ou un commentaire me ravit et je vous dis à très bientôt :)
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top