20. Séparation
GIAN
Agacé par le brouhaha ambiant et le tintement des couverts en argent, je tapote nerveusement mes doigts sur le rebord de la table. A mes côtés, la plus jeune des filles de Marco Bellini tente de me faire du charme depuis une bonne heure et ne comprend pas que mon manque d'enthousiasme ne relève pas d'une pudeur respectueuse mais d'un profond ennui méprisant.
Pour la énième fois, mes yeux balaient la pièce à la recherche, vaine, de Lev. Certes, son absence n'a rien de surprenant – je ne m'attendais pas à ce que le vieux Marco l'invite à sa table – mais elle m'inquiète tout de même. J'ai bien vu la haine et le mépris dans les yeux de l'ancien chef de clan, et je crains qu'il ne l'ait extériorisée sur mon associé aussitôt après que je sois parti.
Je ne pouvais rien faire, ce n'est pas comme si je pouvais crier haut et fort mon attachement envers Lev et refuser que l'on soit séparé. Même si c'est exactement ce que j'aurais aimé faire.
Je me doute que mon associé n'a rien fait d'idiot - les Bellini ne se seraient pas gênés pour me le faire payer – mais ce constat m'effraie presque davantage. Ce n'est pas dans les habitudes de cet imbécile de se laisser calmement marcher dessus et de s'incliner face aux puissants. Bordel, cette situation commence vraiment à me prendre la tête.
Prétextant d'aller aux toilettes et profitant de l'ambiance festive qui accapare l'attention de tous les convives, je me lève et m'éclipse de la pièce bruyante.
Le calme du couloir me procure un bien fou et je m'autorise enfin à prendre une grande inspiration. Seul le bruit étouffé de mes béquilles s'appuyant sur la moquette brise le silence. Mes pas me mènent vers les jardins et je profite de la fraîcheur agréable de cette soirée d'avril. La résidence des Bellini a beau être bien moins luxueuse que la villa de Petrucci, les couloirs dorés et le grand jardin décoré de statues en marbre rappellent qu'il s'agit bien d'un clan mafieux.
La pleine lune diffuse une clarté impressionnante sur les arbustes bien taillés et les allées pavées. Je longue l'une d'entre elles, jurant intérieurement contre ce foutu plâtre et ces foutues béquilles qui m'empêchent de me déplacer comme bon me semble.
Soudain, tout mon corps tressaille et je m'arrête brutalement, foudroyé. Ma peau se met à picoter étrangement et, sans réellement réfléchir à ce que je fais, je tourne à gauche en direction de l'immense fontaine qui trône au fond du jardin. Alors que je ne suis plus qu'à quelques mètres, je la vois, cette petite silhouette encapuchonnée tapie dans l'ombre, quasiment impossible à repérer même si l'on passe à ses côtés. Seule l'extrémité rougeoyante de sa cigarette trahit sa présence.
Je m'approche en silence et m'asseois sur le rebord du bassin. Pendant quelques secondes, j'observe les carpes colorées qui nagent paisiblement dans l'eau turquoise et laisse mes doigts effleurer la surface. La silhouette n'a pas bougé d'un pouce.
— Je pensais que tu serais parti, déclaré-je tranquillement.
Je consens enfin à relever la tête et attends une réponse de l'homme à mes côtés. Le dos appuyé contre un renfoncement de la fontaine et une jambe pendant dans le vide, ce dernier se contente de me fixer sans rien dire. L'obscurité me dissimule en grande partie son visage et je ne distingue pas ses iris glauques. Étrangement, alors que j'ai toujours cherché à les fuir, ne pas voir ses yeux m'agace.
— Ton pied, ça ira ?
Sa voix rauque m'arrache un frisson. Sans que je ne puisse l'expliquer, je sens une distance pesante entre nous deux, comme si une frontière invisible mais infranchissable s'était dressée entre nos deux corps.
— Ouais. C'est juste une petite fracture. Trois ou quatre semaines de repos et de rééducation et je serai comme neuf. Le fait d'être un alpha a ses avantages.
Lev ne répond pas. Il se contente de tirer sur sa clope en silence puis jette son mégot dans le bassin. Je retiens un rictus. Il restera un gamin irrespectueux jusqu'au bout.
— On ne t'a pas invité au banquet ? je reprends, incapable de supporter ce silence opressant qui nous enveloppe.
Le Russe ignore ma question moqueuse et se lève lentement. Ses mains s'enfoncent dans ses poches et son visage reste tourné à l'opposé du mien.
— Je vais redescendre... quelque temps, m'annonce-t-il d'un ton neutre.
Mon estomac se tord désagréablement en comprenant ce que cela signifie.
— Je croyais que tu avais « besoin de rester à la lumière » en ce moment, objecté-je en fronçant les sourcils. On va avoir un max de travail à faire dans les jours à venir ; il va falloir réussir à passer outre la nouvelle stratégie policière et réorganiser nos affaires. Je vais avoir besoin de toi, tu ne me sers à rien dans les bas-fonds.
— Et ici je ne te fais que de l'ombre.
La surprise m'empêche de répondre immédiatement. Je passe machinalement la main dans mes cheveux et tente de sonder Lev du regard.
— Tu dis ça à cause des Bellini ? Je n'ai rien à foutre de leur avis sur toi. On est associé, tu peux pas simplement te barrer comme ça et me laisser seul !
— Quoi, tu vas pleurnicher parce que tu as peur que je t'abandonne ?
Le ton sarcastique de Lev me hérisse les poils. Je serre les dents et fronce davantage les sourcils.
— Te fous pas de ma gueule, sifflé-je avec mauvaise humeur. Tu te comportes comme un putain de lâche. C'est trop simple de rester quand tout va bien et de fuir dès que la situation s'envenime. Je te promets que si tu pars, tu vas le regretter. Je t'interdis de me laisser seul.
— C'est une menace ?
— Non, un ordre.
Le sourire agressif de Lev étincelle soudain sous la clarté de la lune. Je me demande une seconde s'il va sortir son canif, mais ses mains restent enfoncées dans ses poches.
— Tu n'as aucun ordre à me donner, Gian, grince-t-il d'une voix menaçante, je ne suis pas ton putain de chien. Que ces enculés me traitent comme tel peut passer, mais si tu te mets à faire comme eux, je te jure que je t'égorgerai sans le moindre état d'âme.
Je m'apprête à répliquer violemment lorsqu'un mauvais pressentiment m'assaille d'un coup. Je me penche brusquement en avant et ma main se referme sur l'avant-bras de Lev que je tire vers moi. Aussitôt, son visage m'apparaît à la lumière et mon ventre rugit de colère.
En dépit de l'ombre que projette sa capuche sur son front, je distingue un hématome qui commence à se former lentement sur sa tempe gauche. L'arrête de son nez est fendue dans sa largeur et du sang coagulé ressort au coin de ses lèvres craquelées. Lorsque ses yeux croisent les miens, je suis frappé par leur absence d'émotion, pourtant habituelle chez lui, mais aujourd'hui terriblement douloureuse.
Il dégage son bras, sans réelle agressivité, mais suffisamment fort pour que je ne puisse pas le retenir. J'aimerais parler, mais la colère bouillonne tellement en moi qu'elle rend ma respiration haletante, ma gorge sèche, mes mains tremblantes. J'ai l'impression de m'étouffer dans un surplus de rage et de haine que je voudrais vomir sur les enculés qui ont osé toucher Lev. Et pourtant, la seule chose que je suis capable de faire, c'est de serrer les poings à m'en craquer les phalanges et de me mordre la langue jusqu'au sang. Essayant de faire fi de la douleur lancinante qui irradie de ma poitrine comprimée par la colère, je parviens à siffler quelques mots entre mes dents.
— C'est Marco ?
Lev ne répond pas. Je tremble tellement de rage que je suis obligé d'agripper mes mains au rebord du bassin.
— Réponds-moi, ordonné-je d'une voix glaciale. Ce fils de pute a osé te toucher ?
Cette fois, les yeux glauques rencontrent les miens et j'ai l'impression de lire toute la condamnation du monde dans leur inexpressivité.
— Lev... Qu'est-ce que ce connard t'a fait ?
— Arrête.
La voix grave résonne dans le calme de la nuit, calme, sans appel. Lev n'a pas bougé et pourtant, j'ai l'impression d'avoir reçu un violent coup dans l'estomac.
— Il t'a touché...
— Arrête Gian.
Ma colère ne s'apaise pas. Au contraire, elle enfle si rapidement dans mon ventre que j'ai peur d'exploser à tout moment. J'ai envie de buter chaque connard qui travaille pour les Bellini, d'arracher les yeux du vieux Marco avec mes propres mains, de le dépecer vivant, d'incendier sa putain de résidence trop brillante, et d'un autre côté, la seule chose dont j'ai réellement envie est de prendre Lev dans mes bras, d'embrasser chacune de ses blessures et de ne plus jamais le quitter une seule seconde.
— Ils n'avaient pas le droit de te blesser, Lev...
— Tu le savais.
Je me fige. Les yeux glauques ne se détournent pas des miens.
— Tu savais que ça se passerait ainsi en venant ici. On le savait tous les deux. On a accepté ça.
Aucun reproche ne transparaît dans sa voix monotone. Il énonce des faits, simplement, comme si c'était la chose la plus normale au monde.
— Alors arrête de te comporter comme un homme blessé dans son ego, continue-t-il d'un ton plus sec. Ton ego n'a pas sa place ici. Le mien encore moins.
Je le vois serrer les dents rapidement.
— C'est pour ça que je redescends. T'as besoin d'être en sécurité quelques temps et ma présence ne ferait que te foutre en danger.
Je contracte la mâchoire si fort qu'une douleur sourde remonte jusqu'à mon oreille. Ma poitrine est tellement compressée que je peine à respirer et la haine me retourne les entrailles.
Lev a raison. Je sais foutrement bien qu'il a raison et que la seule chose que je suis autorisée à faire est de m'incliner et ramper aux pieds des Bellini. Alors que je souhaiterais tous les voir crever dans d'atroces souffrances et les entendre agoniser pendant des heures.
Mais le pire, c'est que je savais dans quoi je nous embarquais en venant ici, je savais que Lev ne serait jamais accepté ; puis-je faire comme si j'ignorais qu'il se ferait frapper ? Bien sûr que je le savais. Et ce constat me ravage l'estomac parce que j'ai favorisé ma petite personne à la sienne. Pourtant, ils ne l'ont pas tant abîmé que ça ; j'ai déjà vu Lev dans des états bien pires que celui-ci et ils l'ont certainement épargné parce qu'il est mon associé. Mon associé certes, et si c'était seulement le cas je ne serais pas aussi furieux, mais c'est également mon omega. Bordel, que Lev m'insulte, me frappe et me torture, mais je suis incapable de ne pas ressentir cette vague de possessivité qui me prend aux tripes. C'est mon omega, et le prochain connard qui pose la main sur lui la perdra sur le champ.
— Je vais retrouver mes gars, reprend-il, le regard dans le vide. Ils ont besoin de mon soutien et je leur ai promis que je les sortirai d'ici. Il va falloir que moi aussi je réorganise mes affaires dans les bas-fonds. On... On n'a qu'à chacun se concentrer sur nos forces respectives pour revenir plus puissants.
— Quand ?
Ma voix n'est qu'un sifflement enragé.
— Je ne sais pas, Gian. Dans quelques semaines, quelques mois, un an ?
— Cinq mois, tranché-je d'un ton catégorique. Je nous donne cinq mois maximum et je te promets que je deviendrai plus fort, assez fort pour que plus aucun connard ne puisse jamais lever la main sur toi.
Les yeux glauques de Lev restent impassibles et pourtant, je suis intimement persuadé qu'il me demande de tenir ma promesse, qu'il me fait confiance.
Immobiles dans la fraîcheur de la nuit, nos deux corps se font face en silence, aucun ne se résignant à s'éloigner en premier. La distance entre nous m'est insupportable, mais je la sais nécessaire pour que nous puissions nous séparer.
Finalement, Lev fait un pas en arrière et son regard s'arrache du mien. Mon cœur se serre douloureusement mais je ne bronche pas.
Au moment où mon associé tourne les talons, un brusque sursaut m'agite cependant.
— Lev ! m'écrié-je d'une voix que j'essaie de ne pas rendre trop désespérée. Promets-moi que lorsqu'on se retrouvera, tu ne me quitteras plus jamais.
L'interpellé s'arrête, toujours dos à moi. Au bout de quelques secondes, son visage se tourne vers le mien, une étrange lueur au fond des yeux.
— Je te le promets.
NDA : Avant-dernier chapitre avant Noël ! Si celui-ci me plaît bien, j'ai eu un peu de mal avec le suivant, je ne l'aime pas vraiment donc il va falloir que je le retravaille pour vous le sortir avant la fin de la semaine.
Avec les fêtes, je publierai un peu moins, mais également parce que je me suis tellement investie dans " Les Dents Longues " ces dernières semaines que je sature un peu. Les chapitres à venir me satisfont moins, il faut que je retravaille tout et il est hors de question que je publie quelque chose de moyen (moi, perfectionniste ? Noooon !). Du coup je vais prendre le temps de réécrire certaines scènes mais don't worry, je n'abandonnerai pas cette histoire ! J'ai déjà la fin à vrai dire ;) Il me faut juste un peu de temps pour retrouver la passion.
Breeef j'espère que ce chapitre vous aura plu, n'hésitez pas à voter et commenter ! :)
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top