19. Résignation


LEV


— Tu peux bouger la cheville ?

Gian grimace et je vois son visage se crisper brusquement alors qu'il essaie de faire tourner son pied sur lui-même. La blessure n'est pas belle à voir : sa cheville a triplé de volume et la peau bleuit terriblement tout autour. J'ai peur qu'il se la soit fracturée et, à voir sa gueule, c'est fort probable.

— C'est fou d'être aussi maladroit, grommelé-je dans ma barbe.

Il grimace cette fois d'agacement et tente de me frapper l'épaule.

— J'ai pas l'habitude de me faire courser par les flics moi, se justifie-t-il en sifflant de douleur. Normalement, je les invite au resto, je leur glisse un billet sous la table et on se sert la main avec amour.

— Un vrai tombeur, commenté-je ironiquement.

— Je me sens humilié.

— Tu peux, tu t'es blessé comme un gamin de cinq ans.

— J'ai sauté d'une putain de fenêtre du deuxième étage !

— Moi aussi.

— Ouais, mais toi t'as l'agilité d'une panthère.

— Et toi la grâce d'un cachalot.

Gian cligne bêtement des yeux, me fixe quelques secondes, puis éclate d'un rire si franc que mon cœur loupe un battement.

— Oh putain, si je n'avais pas besoin de toi pour marcher, je te casserais les jambes, glousse-t-il en s'appuyant contre le mur derrière lui.

— Faudrait déjà que tu parviennes à m'attraper.

— On a de quoi immobiliser ma cheville ? s'enquit-il plus sérieusement.

— Pas vraiment. Et tu saignes de la cuisse. T'es vraiment pas doué.

— Je t'emmerde.

En dépit de l'attitude fière qu'il s'efforce de conserver, je devine que Gian souffre réellement. Si sa bouche sourit, ses yeux restent voilés par la douleur et sa mâchoire est anormalement contractée. Je soupire et laisse mes doigts effleurer sa cheville blessée. Avoir couru pendant une vingtaine de minutes ne lui a pas fait du bien et je ne sais pas où trouver de quoi le soigner, d'autant plus que je prends le risque de l'exposer à un potentiel traître qui pourrait le livrer à la police. Comment cet imbécile a-t-il pu courir aussi longtemps sans s'écrouler, putain ?

— Fais pas cette tête, on dirait que je vais crever, grogne Gian me frappant de son pied valide.

— Tu serais déjà moins un fardeau.

— Franchement, tu pourrais être plus reconnaissant envers le mec qui vient de te faire découvrir ce qu'est le vrai sexe.

Je lui lance un regard blasé et il se met à ricaner, fier de lui. Ce connard trouve encore le temps de me provoquer malgré sa blessure ? Par vengeance, j'appuie un peu sur cette dernière et il se met à siffler de douleur, se penchant violemment en avant pour me repousser.

— Putain Lev, ça fait super mal !

— Alors arrête de dire des conneries.

— Mais c'est vrai !

— Tu veux que je recommence ?

— Ok c'est bon j'arrête ! Putain, ça te détend pas le sexe toi !

Je fais mine de le frapper et il se met à rire. Il est beau, avec ses yeux sombres pétillants et ses cheveux habituellement si soignés complètement en désordre.

— Il va falloir qu'on trouve un endroit pour passer la nuit et te soigner.

Gian semble réfléchir quelques secondes.

— On peut tenter d'aller chez les Bellini.

— Qui c'est ça encore ?

Mon associé me regarde d'un air moqueur et se cale plus confortablement contre le mur.

— De très bons amis à mon père. Marco Bellini était aussi puissant que lui à son époque. Ils étaient associés et sont restés proches jusqu'à sa mort. Puis Marco s'est mis en retrait des affaires. Il commence à se faire vieux et a passé la main à son fils, mais il n'a rien perdu de son sens de l'honneur et de la famille. Il ne refusera pas d'aider le fils d'un vieil ami. Et il m'aime bien.

— Mais ?

Depuis le début de son discours, je vois que Gian manque de conviction dans son argumentaire. Ses iris ébènes se posent sur moi et il grimace furtivement.

— Il ne supporte pas les communistes, révèle-t-il en fronçant le nez.

— Je ne suis pas communiste !

— T'es Russe. C'est pareil.

J'ai envie de lui briser la deuxième cheville. Il se reprend.

— A ses yeux tout du moins.

— Alors ne lui dis pas que je le suis.

— Lev, bébé, tu as beau revêtir le masque le plus redoutable au monde, tes origines sont inscrites sur ta gueule.

Soudain, Gian crie de douleur et ramène sa cheville contre lui. Son regard meurtrier me transperce tandis que j'éloigne ma main qui vient de serrer violemment son pied blessé.

— Bordel, c'était pour quoi ça ? crache-t-il dans ma direction.

— Appelle-moi encore une fois « bébé » et je te jure que tu resteras boiteux toute ta vie.

— Je plaisantais !

— Moi pas.

Gian soupire et son visage reste crispé par la douleur.

— On peut toujours essayer, reprend-il en massant son pied blessé. Je vais essayer de plaider ta cause et toi, tu as intérêt à faire semblant de vraiment détester les communistes.

— Mais je les déteste vraiment !

— Alors détestes-les plus.

Agacé, je me relève d'un bond et fouille hâtivement dans mes poches à la recherche de mon paquet de clopes. Si je ne m'en grille pas une tout de suite, je vais commettre un meurtre.

Lorsque la fumée toxique s'infiltre enfin dans mes poumons, je soupire de soulagement et ferme les yeux quelques secondes. Il ne sert à rien de s'énerver. Ce connard reste mon putain d'associé et je ne peux pas le laisser croupir ici – même si l'envie m'en démange ! Je n'ai qu'à le larguer chez ses amis et s'ils ne veulent pas de moi, je retournerai dans les bas-fonds.

A cette idée, un désagréable sentiment me tord l'estomac et je suis pris d'une sueur froide. De plus en plus, la perspective de retourner en bas m'est insupportable. Est-ce par lâcheté ou par paresse ? Impossible à déterminer... Me suis-je habitué à la vie luxueuse de Gian au point de m'y croire à ma place et penser que je pourrai un jour devenir autre chose qu'un gamin crasseux des bas-fonds ? Ou deviens-je simplement incapable de me replonger dans cet univers abject et violent qui me rappelle à chaque seconde tous les traumatismes de mon passé ? Bordel, je ne supporte pas d'être dans l'incertitude comme ça.

— Tu vas être assez fort pour me porter ?

La voix de Gian me ramène sur Terre et je tire une nouvelle bouffée sur ma clope.

— Si ta tête cogne quelques fois contre le sol, ça te fera pas de mal, rétorqué-je en lui lançant un regard mauvais.

Il sourit d'un air railleur et replie le genou de sa jambe saine contre son torse.

— Attendons que la nuit tombe pour sortir ; les flics auront sûrement abandonné d'ici là.


***


L'entrée de l'immeuble est immense. En dépit de l'obscurité environnante et de ma vue brouillée par l'effort, je remarque les moulures dorées ornant les portes en bois massif et l'interminable allée qui s'étend au milieu des appartements luxueux. Décidément, j'aurais vu plus de richesses en quelques mois que durant les vingt-deux longues années de ma vie.

Le poids sur mon épaule commence à sérieusement me faire mal et je lance un regard agacé à Gian qui me sourit avec provocation. Oh, il veut jouer à ça ?

Il y a deux heures, lorsque la nuit est tombée, nous nous sommes extirpés de la ruelle pour remonter discrètement le centre-ville et prendre la direction nord vers le quartier général des Bellini. Le clan s'étant tenu tranquille ces dernières années, il n'a pas subi l'intervention des policiers chez lui, et le vieux Marco a accueilli Gian les bras grand ouverts. Tout cela est bien sympa, mais ce que ce connard ne m'avait pas précisé, c'est qu'il allait falloir que je le porte pendant deux heures à travers les collines pentues qui bordent la périphérie nord de la ville. Et putain de merde, qu'est-ce qu'il est lourd !

Désormais plantés devant l'entrée des Bellini, alors que je tente de calmer ma respiration erratique et d'essuyer les gouttes de sueur qui me brûlent les yeux, ce connard de Gian reste appuyé de tout son poids sur moi et il ose en plus se moquer de ma posture.

Alors, sans un mot, tandis qu'il entame la discussion avec le vieux Marco, je m'écarte de lui et le laisse tomber par terre. Lorsque son visage ébahi rencontre le sol, je suis incapable de retenir un petit ricanement amusé et récolte au passage des regards meurtriers de la part de tous les hommes autour de moi. L'un d'eux fait un pas dans ma direction, l'air menaçant, mais Gian lève la main avec autorité.

— C'est bon, il ne l'a pas fait exprès.

Bien sûr que si, je l'ai fait exprès, et ils le savent tous. Mais aucun n'est assez puissant pour s'opposer à Gian qui se relève difficilement, assisté de deux gorilles qui me font penser à l'autre con de Dario. Oh putain, avec un peu de chance ce dernier est peut-être mort !

Je suis coupé dans mes pensées joyeuses par la voix glaciale du vieux Marco.

— Et qui est ce gamin qui t'accompagne ?

L'homme me fixe de ses yeux presque aussi noirs que ceux de Gian, assombris par le mépris qu'il ressent visiblement à mon égard. Ses cheveux gris encadrent un visage aux traits sévères et à la peau creusée par de profondes rides.

— C'est Lev, mon associé, me présente prudemment Gian. C'est grâce à lui que j'ai réussi à renverser Petrucci. Il a accepté de mettre ses hommes à mon service.

— Un Russe donc ?

Le vieillard me toise de son regard le plus dédaigneux et je me retiens de lui répondre par un rictus moqueur. Quelque chose me dit que ce genre d'attitude ne passera pas ici.

— Un Russe qui a fui son pays et qui déteste les communistes bien plus que nous tous réunis, précise mon associé.

Tiens donc, c'est nouveau ça. Je manque de hausser un sourcil surpris en direction de Gian, mais reste impassible et m'allume une clope.

— Un Russe reste toujours partisan du communisme, qu'il ait fui son pays ou non. Toutes ces ordures sont les mêmes.

— Non, Lev est entièrement anti-communiste et il n'a pas hésité à s'associer à moi. Quel putain de communiste ferait ça ?

— Je ne sais pas, le genre de racaille fourbe et sans scrupule qui pourrit dans les bas-fonds ? rétorque le vieux Marco en plissant ses lèvres sèches. Tu sais, Gian, ce genre d'ordures a été relégué à cet endroit pour une bonne raison ; il n'est jamais très sage de sortir un rat de son trou et de partager son fromage avec lui. Il aura beau se prendre pour un lion et se comporter comme tel, un rat restera un rat et n'hésitera pas à te trahir si sa vie est en danger. Aucun fou n'offrirait sa confiance à un rat ; la seule chose qu'on puisse lui offrir, c'est une balle en plein cœur.

Je tire sur ma clope jusqu'à ce que mes poumons débordent de fumée nocive. Bordel, l'envie de me foutre de la gueule du vieux et de sa putain de métaphore me démange tellement que je peine à empêcher le coin de mes lèvres de tressauter. Le pire, c'est que je suis persuadé que c'est également le cas de Gian, mais cet imbécile est obligé de faire bonne figure et d'agir comme si les paroles du vieux valaient de l'or.

— J'en suis bien conscient.

Malgré son ton sérieux, une pointe de sarcasme transparaît dans la voix de Gian et je manque d'éclater de rire. Mon associé se contient également.

— Mais l'union de nos forces m'a permis de développer mes activités à un niveau insoupçonné, continue ce dernier d'un ton convaincu. Lev est un mec de l'ombre, il fait tout le sale travail et ne s'en plaint jamais. Comme tu le dis si bien Marco, c'est une racaille des bas-fonds ; il est habitué au sang et à la violence, il ne sait pas se tenir et ne pourra jamais nous ressembler.

Je tire une nouvelle bouffée de ma clope et fixe longuement Gian, me promettant que je lui ferai payer ce petit discours qui me réduit à l'état de clébard.

— Il ne fera jamais partie de notre monde, il ne le peut pas et ne le veut pas. Et moi non plus. Tu n'as rien à craindre de lui, il ne viendra pas te poignarder dans ton sommeil et ne fait certainement pas partie d'un groupuscule communiste. Je te demande juste de lui offrir également l'asile pour ce soir, au nom de l'amitié qui t'unissait à mon père. Et je te promets que plus jamais je ne te ferai l'affront de ramener un Russe chez toi.

Le vieux Marco continue de darder son regard glacial sur moi, mais aucun flingue n'est collé sur ma tempe ; j'en déduis donc que c'est une bonne nouvelle.

Finalement, l'ancien chef de famille fait un geste dédaigneux de la main et consent enfin à m'ignorer. Il hoche la tête en direction de Gian puis se tourne vers deux de ses hommes.

— Conduisez-le à l'infirmerie, qu'on le soigne et qu'on mette deux domestiques à son service. Dites aux cuisiniers de redoubler d'ardeur ; nous avons un invité de marque ce soir.

J'observe Gian s'éloigner, soutenu par les gorilles, mais ne le suis pas, conscient que je ne suis pas le bienvenu là où il va. Au moment où il disparaît dans le jardin, je sens mes bras être compressés par deux puissants étaux et je tombe à genoux, deux gars m'immobilisant par derrière. Je ne peux pas dire que je ne l'avais pas vu venir celle-là. Mon regard flegmatique se lève vers le vieux Marco, mais je n'ai pas le temps de croiser ses yeux que sa chaussure s'écrase sur mon visage.

Je soupire de lassitude en sentant le goût métallique si familier du sang inonder ma bouche. Sans un mot, je crache par terre et tente de froncer mon nez engourdi par la douleur. Les deux gorilles dans mon dos me tordent un peu plus les bras et je grince des dents en me laissant faire.

Je ne peux pas me permettre de faire des vagues, pas quand ce connard de Gian a besoin d'être soigné et hébergé par de potentiels alliés. Pas quand il risque de se faire coffrer à tout moment si on nous balance dans la rue et que les flics nous trouvent. Pas quand la perspective d'être séparé de lui plane dangereusement au-dessus de nos têtes.

Pour la première fois de ma vie et sans que je ne me l'explique, mon habituel égoïsme qui ne considère aucun autre sentiment humain que les miens cède la place à une forme nouvelle de compassion, de don de soi, que je n'aurais jamais soupçonné pouvoir s'éveiller en moi. Au lieu de repousser ces imbéciles qui cherchent à me déboîter les épaules – ce que je pourrais facilement faire –, je reste là, sage et immobile, à subir cette humiliation pour que mon putain d'associé reste en sécurité.

Je serre les poings pour tenter de résorber la colère qui menace de prendre le dessus et me concentre sur le goût du sang sur ma langue. Ça je connais, ça c'est familier. Ce goût de ferraille dans la bouche et cette haine qui me tord les tripes ; puis-je trouver deux éléments plus constitutifs de ma vie que ceux-là ?

La chaussure cirée du vieillard apparaît à nouveau dans mon champ de vision et vient s'enfoncer dans mon estomac, une fois, deux fois, trois fois, me coupant momentanément la respiration. Je ne bouge pas. Bordel, je ne bouge pas d'un pouce, je ne me défends pas. Je leur montre que je suis le petit chien docile que Gian a voulu que je sois. Je ne fais aucun putain de geste en leur direction. Et ce constat me donne envie de vomir de rage.

Finalement, mon adversaire s'arrête là et je sens les deux gorilles me lâcher puis s'écarter. Alors, mes yeux rencontrent enfin celui du vieux Marco, et le mépris que j'y lis est d'une telle intensité que j'ai l'impression d'être une merde collée sous sa chaussure. Sa bouche plissée se tord en un rictus de dégoût et il essuie son soulier contre mon pantalon avant de me cracher à la gueule. Sûrement satisfait du piètre portrait que j'offre, il tourne les talons et sa voix grave retentit dans l'allée.

— Si je croise ta seule gueule encore une fois, je ferai en sorte que ma balle t'explose suffisamment la tête pour que plus personne ne puisse te reconnaître.



NDA : J'ai pris un peu de retard dans l'écriture de mes histoires mais j'essaie rattraper ça au plus vite pour vous sortir rapidement les chapitres.

J'espère que celui-ci vous aura plu, n'hésitez pas à voter et à commenter et je vous dis à très vite ! 

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