14. Traumatisme
GIAN
Un secrétaire. C'est ça qu'il me faut : un putain de secrétaire.
Poussant un profond soupir, je balaye d'un revers de main la liasse de papier qui trône devant moi et rejette la tête sur le dossier de mon fauteuil. S'il y a bien quelque chose que je déteste, c'est faire le tri parmi les montagnes de dossiers qui atterrissent chaque jour sur mon bureau. Pourtant, il faut que je me tienne informé de tout ce qui se passe autour de moi, de chaque sursaut dans mes affaires, du moindre chuchotement de mes partenaires. Rien ne doit m'échapper, je dois être capable d'anticiper chaque parole, chaque action, chaque décision et pouvoir agir en conséquence. Ne jamais se laisser déborder, ne jamais se faire doubler. Rester au sommet a un prix et je commence à croire que c'est celui qu'on attribue au salaire d'un secrétaire.
Mon père en avait des secrétaires, oh oui, beaucoup. Quand j'étais gamin, je m'asseyais à leurs côtés et observais l'infinie variété de leurs expressions faciales, de leur visage sérieux lorsqu'elles triaient les papiers à leur voix faussement affable quand elles répondaient au téléphone, en passant par l'air extatique qu'elles arboraient lorsque mon père pénétrait dans la pièce. J'ai longtemps cru que cette expression béate et adorative était constitutive du métier de secrétaire, avant de comprendre que c'était juste parce que mon père les baisait toutes. Une par une. Ça, je l'ai compris à force de voir des paires de seins sautiller sur le fauteuil paternel. C'est sûrement l'une de ces femmes baisées puis rejetées qui a provoqué sa perte et s'est alliée à l'un de ses ennemis. Bien fait pour sa gueule. Toujours est-il que cela m'a laissé une idée fort peu glorieuse du métier de secrétaire. Et qu'en attendant, c'est moi qui me tape la paperasse.
J'ai à peine le temps de parvenir à cette conclusion que je redresse soudainement la tête et hume l'air comme un chien en rut. Un petit sourire vient tordre mes lèvres et un frisson d'anticipation grimpe le long de mon échine.
Il arrive.
Je ne suis pas surpris lorsque la porte de mon bureau s'ouvre en fracas, sans aucune formule de politesse annonçant l'intrus. Je croise les bras sur ma poitrine et admire le nouveau venu s'avancer vers moi de sa démarche flegmatique.
Est-ce parce que nous avons eu plusieurs relations sexuelles ? Il me semble que son odeur est désormais plus forte et que ses phéromones le trahissent. Tant mieux ; il ne pourra plus me surprendre par son arrivée.
Lev tire le siège en face de moi et se laisse lourdement tomber dessus. Son visage pâle est strié d'éraflures et parsemé d'ecchymoses. Lorsqu'il amène ses doigts à ses lèvres pour tirer sur sa clope, j'aperçois ses phalanges complètement écorchées. Je retiens un soupir. J'ai l'impression que si ce mec ne frôle pas la mort chaque jour que Dieu fait, c'est que sa journée ne s'est pas bien passée.
— Je voulais te proposer un poste de secrétaire, mais vu ta gueule, pas sûr que ça bonifie mon image, raillé-je, un petit sourire au coin des lèvres.
Lev hausse un sourcil narquois et tire une bouffée de sa clope.
— T'as renversé un clan sans l'accord des autres, tu ne respectes aucune règle et tu t'es associé à un clochard des bas-fonds... Tu crois vraiment que ton image peut souffrir davantage ? rétorque-t-il en crachant la fumée de sa cigarette dans ma direction.
Je m'étire et baille ostensiblement pour dissimuler mon sourire amusé.
— Qui dois-je remercier pour t'avoir cassé la gueule ? demandé-je, goguenard.
— Oh il ne doit plus rester grand-chose d'eux, répond-il d'un ton las.
— Quelqu'un a essayé de voler ton bout de pain ?
— Parce que tu crois qu'on nous fait l'honneur de nous livrer du pain ?
— Ton bout de rat alors ?
Le regard de Lev se durcit. Il finit par regarder par la fenêtre et pose sa tête contre le dossier de son siège.
— J'ai dû régler quelques derniers petits détails, élude-t-il, le regard perdu dans le vide.
— Il y en a encore qui osent t'affronter ?
— Il y en aura toujours pour essayer de survivre.
— Pourquoi faut-il que tu rendes tout aussi dramatique ?
Cette fois, j'ai droit à un réel regard noir.
— Est-ce que tu sais seulement ce qu'est le drame ?
— Ma mère s'est suicidée sous mes yeux.
Un éclair de surprise traverse rapidement les yeux de Lev avant que son habituel visage impassible ne se reconstitue. Ses yeux glauques restent rivés aux miens tandis qu'il écrase irrespectueusement sa clope sur mon bureau.
— Pourquoi tu me balances ça comme ça ?
— Je ne sais pas, je croyais qu'on était en train de se raconter nos vies, raillé-je en haussant un sourcil faussement surpris.
Bien qu'il ne le montre pas, je sens qu'il est perturbé par le contraste entre mon sourire moqueur et les mots sombres qui franchissent mes lèvres. Il semble se résigner à ne pas comprendre et se met à gratter les échardes qui saillent des accoudoirs de son siège.
— Ma mère est une pute, déclare-t-il sans émotion particulière dans la voix.
— Elles se seraient bien entendues.
Un sourire fugace traverse son visage, mais j'ignore s'il est dû à mes mots ou à sa satisfaction d'avoir arraché une immense écharde de l'accoudoir. Il se met à jouer avec, plantant le bout dans la pulpe de ses doigts abîmés, comme s'il en jaugeait la sensibilité.
— Combien de chambres possède ta villa ? demande-t-il sans croiser mon regard.
Je hausse un sourcil face à sa question inattendue.
— Une dizaine je pense. Pourquoi ?
— Aménage-moi la plus éloignée de la tienne. Je veux rester à la lumière quelques jours.
— Tu ne veux pas partager mon lit ?
— J'ai dit que ma mère était une pute, précise-t-il en relevant les yeux vers moi. Pas que je la prenais comme modèle.
— Je ne te paie pas si tu veux.
Il me lance son mégot à la gueule et je l'esquive dans un petit rire.
— Je croyais que tu n'aimais pas rester trop longtemps dans mon monde.
Lev hausse les épaules et son regard se perd dans le vague. J'en profite pour observer discrètement la finesse de ses traits et la ligne déterminée de sa mâchoire.
— Faut que je sorte un peu de l'ombre, maugrée-t-il plus pour lui-même que pour moi. Ou elle va me bouffer.
— Qu'est-ce qu'il s'est réellement passé en bas ?
— Rien d'inhabituel. Un vieux clan ennemi qui a essayé de traverser notre territoire.
— Pas de réelle menace donc.
— Non...
— Mais ?
— Rien, soupire-t-il en fermant les yeux. C'est juste toujours la même chose... Des gamins malades et désespérés qui s'accrochent à la vie alors qu'ils feraient mieux de se laisser sombrer.
— Ils te rappellent celui que tu étais ?
— Celui que je suis toujours, rectifie-t-il. On ne cesse jamais de se battre pour survivre là-bas.
J'ai envie de répondre par une phrase moqueuse, mais je me censure. Quelque chose dans les yeux glauques, cette espèce de voile opaque de lassitude et de résignation, m'empêche de le faire. Je n'aime pas le voir dans le regard de Lev.
— Je vais te montrer la chambre.
Je me lève et passe devant lui avant de sortir du bureau. Tandis que je m'avance dans le couloir, mes souliers s'enfoncent dans les tapis moelleux qui recouvrent le sol. Au-dessus de nos têtes, un chandelier en cristal projette mille étincelles sur les murs et lorsque je lance un regard derrière mon épaule, je vois Lev plisser les yeux pour fuir les reflets aveuglants.
Tout au fond du couloir, je pousse une lourde porte en bois massif et pénètre dans une immense chambre, à la décoration sobre mais élégante, largement éclairée par une grande baie vitrée donnant sur les jardins. Lev s'en approche calmement et laisse son regard errer à travers la vitre, comme s'il était en train de déterminer si la vue lui plaisait ou non.
Puis, ses yeux s'accrochent au lit surélevé qui trône au fond de la pièce et il s'en approche pour s'y laisser tomber de tout son long. Je l'observe sans bouger tandis qu'il ouvre ses bras en croix et ferme les yeux, les jambes pendant dans le vide. Il n'a rien dit, rien exprimé, et pourtant j'ai l'impression qu'il est terriblement las. Cette certitude me prend aux tripes comme si j'étais intimement lié à lui et que je ressentais ses émotions.
Sans un mot, je m'approche du lit et m'échoue à ses côtés. Je devine qu'il ouvre les yeux et nous nous mettons à contempler en silence la fresque majestueuse qui décore le plafond. Je ne me suis pas attardé sur toutes les peintures de la villa, mais celle-ci a directement attiré mon attention lors de mon installation dans les lieux. Au milieu de vagues déchaînées et d'un orage épouvantable, un navire tente de garder le cap, les mâts brisés et la coque ravagée par les lames. Pourtant, au loin, éblouissante au milieu des flots, une figure féminine tend une main apaisée vers les marins qui ont tous le visage tourné dans sa direction. Vient-elle les aider ou les condamner ? Est-elle la divinité sauveuse ou la mort dissimulée ? Je ne saurais l'expliquer, mais cette fresque me bouleverse.
— J'aimerais voir la mer un jour.
Je tourne mon visage vers Lev, mais ce dernier garde le sien face au plafond.
— Tu n'y as jamais été ? m'étonné-je sincèrement.
— Non. Je n'ai connu que les bas-fonds. J'ai découvert que la mer existait en ouvrant un livre abandonné dans la rue. J'étais tout gamin et ça m'a frappé, cette beauté dangereuse des vagues, cette ambivalence entre paysages calmes et tempêtes furieuses. J'ai toujours voulu voir ça de mes propres yeux.
Je reste silencieux quelques secondes avant de me décider à répondre.
— Je n'aime pas la mer.
— Pourquoi ?
— Ma mère y est morte.
Lev ne réagit pas, mais je sens que son silence m'invite à développer si je le souhaite. Je songe d'abord à me défiler, puis quelque chose au fond de moi pousse les mots à remonter le long de ma gorge et à s'échapper de mes lèvres.
— Elle s'est jetée du haut d'une falaise... Elle... était folle. Elle était en plein délire psychotique... Quand un domestique a voulu l'aider, elle est partie en courant et a essayé de s'envoler en sautant de la falaise.
— Tu l'as vue faire ? demande Lev en se tournant vers moi.
— Ouais... Elle... Putain je sais pas pourquoi je te raconte ça.
— Parce que tu veux que je te prenne en pitié ?
— Plutôt crever.
J'aperçois du coin de l'œil un sourire amusé tordre rapidement les lèvres de Lev. Et d'un coup, je ressens le besoin de tout lui dire.
— Mon père était un connard. J'veux dire... Je suis pas loin d'être son portrait craché, mais il y avait une chose, une seule, qui me donnait envie de vomir chez lui : c'était la façon dont il traitait ma mère.
J'inspire profondément, hésite à continuer et ferme les yeux, résigné.
— C'était une oméga. Je n'aime pas particulièrement les omégas, mais elle, je l'aimais. De tout mon cœur. Elle était belle, intelligente, délicate... C'était ma mère... Quand mes parents se sont mariés, elle ne connaissait pas l'ombre qui bouffait mon père, elle ne connaissait pas ses vices ni ses défauts. Après quelques mois de mariage, il a commencé à... jouer avec elle. Avec sa nature d'oméga. D'abord, c'est resté assez « léger », il abusait de ses phéromones pour la soumettre ou accentuer son désir. Mais ensuite, il est devenu insatiable. Il l'a obligée à s'exposer à de très fortes doses de phéromones d'alphas, des jours durant. Il l'enfermait dans une pièce puis il venait lui rendre visite avec ses associés et ils l'empoisonnaient de leurs phéromones, sans qu'elle puisse y échapper. Quasiment chaque semaine, elle entrait en chaleur parce que son corps devait évacuer ce surplus de phéromones. Alors ils la violaient tous. A tour de rôle ou ensemble. Et elle ne pouvait même pas se débattre parce que son corps réclamait un alpha. Elle a subi ça pendant des années, enfermée dans cette putain de chambre minuscule où je n'avais le droit de me rendre qu'une fois par mois.
Je serre les poings contre les draps et contracte la mâchoire. Je n'ai jamais raconté ce pan de ma vie à voix haute et j'ai l'impression que les mots raclent mon cœur et le font saigner. Bordel, suis-je si vulnérable ?
Soudain, contre toute attente, des doigts fins s'enroulent autour de mon poignet et glissent le long de ma main pour s'entrelacer aux miens. Je sens la paume de Lev entrer en contact avec la mienne et une formidable vague de chaleur se diffuse dans tout mon corps. Ignorant la voix railleuse qui se moque de ma faiblesse, je m'abandonne à cette caresse apaisante qui annihile toute souffrance en moi.
— Les étés, mon père nous emmenait dans une villa près de la mer, continué-je d'une voix enrouée. Ma mère et moi y étions un peu plus libres et il nous arrivait de nous promener ensemble dans les jardins. Mais cet été-là, ma mère était devenue complètement folle... Les phéromones d'alphas avaient tellement altéré son esprit qu'elle était constamment plongée dans une sorte de cauchemar où tous ses sens lui hurlaient qu'elle était en danger. Elle... en vint à me repousser moi aussi. Moi, son fils qui grandissait, son fils qui était un alpha dominant et dont les phéromones devenaient de plus en plus fortes... Un jour, elle a complètement craqué. Je ne sais pas ce que mon père lui avait fait endurer la veille, mais elle a hurlé toute la nuit et le lendemain matin, quand il est parti pour une réunion, elle a débarqué dans le jardin. Je...
Je déglutis difficilement et me fustige de cette preuve de faiblesse. Inconsciemment, je me mets à caresser la main de Lev, comme si elle était la seule chose qui me rattachait à la réalité. De la pulpe de mes doigts, j'effleure la peau écorchée de ses phalanges, retraçant distraitement le contour boursouflé de ses blessures.
— Je n'oublierai jamais son visage, ses yeux exorbités de terreur, sa peau terne et son sourire fou. Elle a débarqué devant moi, a pris un couteau qui traînait sur la table et s'est mise à racler la peau de ses bras avec. Elle hurlait qu'il fallait qu'elle se lave, qu'elle retire toute impureté de son corps, et elle n'arrêtait pas, elle s'entaillait tous les membres, s'arrachait des lambeaux de peau et continuait de répéter « je dois me laver, je dois me laver ». Je me suis mis à paniquer en la voyant faire, en voyant tout ce sang... Bordel, j'avais sept ans et ma mère était en train de se dépecer vivante. Alors j'ai couru vers elle et j'ai voulu l'arrêter. Mais elle m'a repoussé, je suis tombé par terre et elle m'a tiré par la cheville en disant qu'il fallait qu'elle me lave moi aussi, que je ne devais pas être sale, qu'elle allait me sauver. Elle... a commencé à racler mon pied avec son couteau et putain, j'ai gueulé si fort que les domestiques sont arrivés en courant. En les voyant, elle a paniqué et s'est mise à courir en riant. Elle disait qu'elle était un oiseau et qu'elle allait s'envoler, maintenant qu'elle avait retiré la saleté de son corps et qu'elle était légère. Puis elle a sauté. Et j'ai vu son corps disloqué sur les rochers au pied de la falaise.
Je prends une profonde inspiration et me rends alors compte que j'avais coupé ma respiration tout au long de mon récit. L'air se fraie difficilement un passage le long de mon œsophage douloureux et j'expire fortement. Merde, je n'aurais pas cru que je m'épancherais comme ça.
Gêné, je me redresse et retire ma main de celle de Lev pour me gratter la nuque. J'ose un petit rire qui sonne faux et tente de surmonter le sentiment de vulnérabilité qui m'envahit.
— Ça te semble suffisant pour que je puisse dire que je connais le drame ?
Mais Lev ne me rend pas mon sourire. Il ne se fout même pas de ma gueule. Ses yeux glauques accrochent les miens et je m'y perds quelques secondes, toujours aussi peu habitué à leur profondeur et leur inexpressivité.
Soudain, il se penche en avant et attrape mon pied droit qu'il déchausse. Je fronce les sourcils, surpris par son geste, gêné aussi par ce silence qui nous enveloppe. Il retire ma chaussette et je comprends subitement ce qu'il cherche à faire. Mon corps se crispe et je songe à le repousser, mais lorsque ses doigts fins se mettent à parcourir l'ignoble cicatrice que m'a laissée ma mère avant de mourir, un frisson remonte le long de ma colonne vertébrale. Je ne sais plus que faire, ni que penser.
La douceur de sa caresse me choque, le naturel avec lequel il me la prodigue encore plus. Je sens mon cœur s'affoler dans ma poitrine et j'ai du mal à éviter que mes phéromones ne s'échappent en pagaille dans la pièce.
Lorsque Lev approche ses lèvres du dos de mon pied, ma bouche s'assèche, et quand la sienne effleure ma cicatrice, je ne suis plus certain de qui je suis.
Il finit par relever la tête et je vois dans son regard qu'il est tout aussi perturbé que moi et que lui non plus ne comprend pas ce sentiment étrange qui nous pousse l'un vers l'autre. Alors, il se laisse à nouveau tomber sur le dos, croise un bras derrière sa nuque et ferme les yeux.
— Allons voir la mer ensemble, un jour.
NDA : Je suis assez contente de ce chapitre ; j'avais peur de ne pas trouver un moment pour creuser suffisamment la psychologie de mes persos mais on commence à comprendre pourquoi ils sont devenus ce qu'ils sont aujourd'hui.
J'espère que le chapitre vous aura plu et je vous dis à bientôt :)
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