1. Le pacte
GIAN
Un jour, mon oncle est entré dans ma chambre et m'a annoncé la mort de mon père. Il a simplement dit ça : « Ton père est mort », et c'était fini. Je savais ce que je devais faire, ce qu'on attendait de moi.
Reprendre le groupe Castelli s'est toujours imposé comme une évidence pour moi. Depuis mon plus jeune âge, j'ai été entraîné et conditionné à devenir un jour le chef de ce groupe mafieux de Campanie. J'étais le premier fils et de surcroît un alpha dominant ; la décision était sans appel.
Je ne me rappelle pas m'être un jour érigé contre mon destin. Déjà gamin, on me tirait dans les soirées tenues par les hautes sphères de l'aristocratie italienne et, engoncé dans un costume trois pièces qui me faisait mourir de chaud, on m'obligeait à tout observer, tout écouter, tout anticiper.
Ce fut au cours de ces interminables nuits que je découvris, cachée derrière leur apparence rutilante, la putréfaction des puissants de ce pays. J'appris à déceler l'hypocrisie, à en jouer et à en user. On m'inculqua les règles de savoir-vivre en haute société et je testai mes premières tentatives de manipulation sur des gamins plus vieux et plus naïfs que moi. Rapidement, je sus où était ma place, qui respecter et comment me faire respecter. J'étais capable d'évoluer dans cet univers mondain sans craindre les requins qui rôdaient autour de moi. Mieux : j'anéantissais ces derniers un par un.
Lorsque je n'étais pas entouré de faux sourires et de paillettes, j'étais confronté à la rudesse des entraînements de mon père. Être l'héritier des Castelli et un alpha dominant revenait à me promener avec une cible géante dans le dos : je devais savoir me défendre. On m'enseigna comment tenir une arme et viser juste, toujours sans peur, toujours sans hésitation.
Parfois, quand mon père estimait que je me confortais un peu trop dans mes talents de tireur, il me traînait sur le ring et me rouait de coups pour que j'apprenne à me défendre. Je dus supporter la douleur lancinante du passage à tabac jusqu'à être capable de riposter et d'enfin déverser la rage que l'être faible que j'étais avait accumulé des années durant.
A mes dix-neuf ans, mon père reçut une balle en plein cœur. Ce fut pitoyable. Lui, l'homme qui avait passé sa vie à m'éviter un tel sort, mourut sans avoir eu le temps de se défendre. Il resta la tête écrasée sur le goudron froid pendant des heures avant que ses hommes ne le retrouvent.
J'assistai à l'enterrement par respect, bien que je n'en ressentisse plus beaucoup à son égard. Les hommes me prêtèrent serment et je jurai de mener fièrement le clan Castelli à la gloire.
Aujourd'hui, à presque trente ans, je peux me vanter d'avoir tenu ma promesse. Contrairement à mon père et à sa volonté farouche d'écraser tout rival potentiel, j'adopte une stratégie nouvelle, novatrice, qui ne plaît pas à certains, mais qui m'a permis de m'élever plus haut qu'aucun homme de ma famille.
Depuis près d'un siècle, les bas-fonds de ma ville sont un lieu impénétrable pour les miens, au mieux ignoré par les mafieux, au pire sujet à de violents assauts qui se terminent toujours en bain de sang. Pourtant, je sais depuis que je suis gamin qu'il y a là un marché intéressant dans lequel investir. Avec tous ces déchets prêts à vendre corps et âme pour une seringue dans le bras, notre trafic de drogue pourrait exploser.
Je sais qu'agir par la violence ne mènerait à rien : les gars des bas-fonds sont des sauvages, des animaux qui ont toujours vécu en fracassant leurs phalanges contre ceux qui viennent les emmerder. Le terrain est à leur avantage ; mes hommes se seraient fait démolir.
Alors, j'ai payé un de ces petits gars vicieux jusqu'aux tripes et il a tout observé pour moi. Pendant des mois, il m'a rapporté l'évolution des conflits entre les gangs rivaux qui sévissent dans ces quartiers sombres et puants. Et j'ai commencé à en comprendre les enjeux. Après de longues négociations et une vingtaine d'intermédiaires, j'ai réussi à dégoter un rendez-vous avec le chef d'un gang visiblement moins con que les autres, qui a vite compris l'intérêt de s'associer à moi.
Notre rencontre est prévue pour ce soir et j'ai promis de ne venir qu'avec un seul homme.
L'heure venue, je choisis Dario. Son visage déformé, son corps solide comme une montagne et son air agressif dissuadent les potentiels idiots de nous attaquer. Ça, et les gars que ce fameux chef a placé dans l'ombre pour veiller à ce que nous arrivions sains et saufs au lieu de rencontre.
La pièce dans laquelle il nous attend est sombre, le sol est jonché de détritus et d'une épaisse couche de crasse, une atroce odeur de pisse et de vomi semble incrustée dans les murs. Je m'avance d'un pas assuré, mais délaisse à contrecœur mon habituelle attitude arrogante.
L'homme patiente au fond de la pièce, assis par terre, une jambe repliée contre son torse et l'autre négligemment étirée devant lui. L'extrémité rougeoyante de sa clope à moitié consumée est la seule source de lumière de la pièce. Rythmé par le bruit de mes pas écrasant des bouts de verre, je marche vers lui et m'arrête à ses pieds, me demandant quand il va se décider à se relever.
Mais il n'en fait rien. Et si d'habitude, voir un homme en-dessous de moi m'aurait amusé et conforté dans mon égo, je ressens cette fois tout l'inverse et dois contracter la mâchoire pour ne pas balancer mon pied dans le visage de l'inconnu. Je sais parfaitement ce que signifie son attitude détendue, cette façon qu'il a de m'ignorer et de continuer à fumer, comme si je ne représentais pas le moindre danger.
— Je suis Gian Castelli, me présenté-je d'une voix forte. Nous devons parler affaires.
Je devine sans vraiment les voir la dizaine de gars tapis dans l'ombre, qui nous observent. A mes côtés, je sens Dario tendu, aux aguets, prêt à sauter sur le premier qui aurait la folie de m'approcher.
L'homme à mes pieds prend le temps de finir sa clope avant de désigner le sol d'un geste de la main. Je fronce les sourcils en comprenant ce qu'il attend et résiste à la tentation de lui asséner une phrase assassine.
Dégageant de mes pieds les déchets amoncelés autour de moi, je m'accroupis à contrecœur puis m'assois, songeant brièvement que je devrai jeter ce foutu pantalon dès mon retour chez moi.
Désormais à sa hauteur, je tente de distinguer dans la pénombre les traits de mon éventuel futur associé. Mais j'ai beau plisser les yeux, tout ce que je vois est une tignasse emmêlée et une mâchoire carrée que je devine imberbe. L'homme est jeune. Début de la vingtaine maximum. Et pourtant, il est réputé pour être un chef impitoyable, un combattant hors-pair et un stratège génial.
J'en doute.
Mais il est également le seul à avoir accepté de me rencontrer. Alors je n'ai pas le choix.
— Je préfère voir le visage des gens à qui je parle, surtout lorsque je m'apprête à négocier avec eux.
L'homme n'a aucune réaction et je sens une colère sourde poindre en moi. Il commence sérieusement à m'énerver. Point positif s'il en est : il ne dégage aucune odeur. Aucun phéromone. C'est un putain de bêta et mon ego d'alpha, déjà usé par le comportement de cette ordure, est satisfait de ne pas devoir affronter un homologue.
Je ne connais quasiment rien de ce gars, seulement ce que ma pourriture d'espion m'a rapporté : il est le plus intelligent des abrutis qui évoluent dans les bas-fonds et il est parvenu à imposer son gang en à peine quelques mois. Et c'est un putain de Russe.
Finalement, j'entends le craquement caractéristique d'une allumette qu'on enflamme et l'instant d'après, la lueur vacillante d'une bougie éclaire le visage qui me fait face.
Ses traits sont fins, comme ceux d'un jeune homme qui sort de l'adolescence, son nez droit, ses sourcils légèrement arqués, ses lèvres pleines. En dépit de sa jeunesse évidente, la sévérité de sa mâchoire, l'intensité de son regard et l'impassibilité de son visage dégagent une certaine violence qui prouve qu'il est à la hauteur de la réputation qu'on lui impute. Son aura est mauvaise. Si je n'étais pas habitué à évoluer dans un milieu de pourris, elle m'aurait certainement impressionné.
Mais surtout, ce sont ses yeux qui me mettent mal à l'aise. La lumière n'est pas assez forte pour que j'en prenne pleinement conscience, mais je distingue tout de même suffisamment leur couleur pour savoir qu'elle n'est pas commune. Deux orbes d'un vert quasi translucide. Deux orbes dans lesquelles aucune émotion ne semble pouvoir s'accrocher. Deux orbes qui donnent l'impression que l'homme n'a pas d'âme, mais, qu'en revanche, il se serait bien emparé de la mienne.
Je décide de ne pas m'attarder et d'aller droit au but.
— Cinq tonnes et trois millions d'aide par mois, énoncé-je sans ciller. En échange, exclusivité du marché et réquisition de tes hommes à la moindre incartade.
Je crois voir un rictus déformer rapidement ses lèvres pulpeuses.
Mon offre est largement acceptable : je le fournis en drogue de qualité première et l'aide financièrement à écraser les autres gangs. En échange, je veux être le seul fournisseur des bas-fonds et pouvoir compter sur ses hommes pour assurer mon expansion dans les autres villes et balayer mes potentiels rivaux.
Il n'a aucune raison de refuser.
Alors pourquoi reste t-il putain de silencieux ?
Mon ego d'alpha bouillonne en moi et j'ai l'impression de pouvoir exploser à tout moment. J'aurais tout donné pour planter une balle juste entre ses deux yeux glauques et me barrer de ce trou puant et insalubre.
— Dix tonnes. Et mes gars restent sous mon commandement.
Je crois presque halluciner lorsque cette voix éraillée retentit dans la pièce. Son ton est grave, rauque, celui d'un homme qui a trop fumé. Je lui lance un regard terriblement méprisant, mais il se contente de replacer une cigarette au coin de ses lèvres.
— Sept, contré-je, catégorique. Et tu t'occupes personnellement du déchargement de la came.
Cette fois, je suis certain de voir un petit rictus déformer ses lèvres. Pourtant, alors que je pense qu'il va protester, il se contente de tendre une main tatouée vers moi. J'hésite quelques secondes avant de la serrer, m'efforçant de déterminer dans les yeux translucides le piège qu'il m'aurait éventuellement tendu. Mais rien.
Je finis par resserrer mes doigts autour des siens et sens sa paume rugueuse contre la mienne. Sa main est plus petite, mais sa poigne puissante, intransigeante.
Lorsque nous sortons enfin des bas-fonds avec Dario, ma main me picote encore de son contact et, malgré la conclusion de ce que je suis venu chercher, je ne parviens pas à être pleinement satisfait.
Arrivé sur le pont qui surplombe le quartier puant dont nous venons de nous extirper, je m'accoude à la rambarde et laisse mon regard dériver sur les ruelles sombres d'où s'élève une clameur inquiétante.
— Il faudra garder un œil sur ce type, marmonné-je d'un ton qui, pour la première fois de ma vie, me paraît bien incertain.
NDA : Et voilà le premier chapitre des Dents longues ! Je suis toute contente de commencer ce projet que j'espère pouvoir tenir sur la longue durée.
Comme précisé dans mon avant-propos, c'est un style d'écriture totalement différent de ma précédente histoire (Eros avait les yeux vairons) mais j'ai adoré m'y essayer, même si je suis un peu moins à l'aise en écrivant à la première personne.
J'espère que l'histoire vous plaira, n'hésitez pas à me donner votre avis et vos premières impressions :)
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