Partie 39 : Abracadabra


Le fonctionnement du sort qu'Amiziras s'apprêtait à lancer était plutôt simple à comprendre, il consistait à transférer tout le pouvoir de Kea dans la dague en diamant Nebula. 

Il était ensuite prévu que Yuan se serve de l'arme contre Manakel lorsqu'il irait au devant du danger pour l'affronter. 

Les troupes des royaumes voisins partiraient en ligne de front dans un premier temps, faisant ainsi diversion pour lui permettre de se frayer un chemin jusqu'au Seigneur Noir.

Pafesla les avait avertis que Manakel et son armée étaient proches. Ils se tenaient à l'heure qu'il était aux portes du royaume et pouvaient prendre les armes d'un moment à l'autre. Un sort de protection avait été posé tout autour de la cité pour retarder l'échéance, mais, indubitablement, tout serait bientôt terminé.

Kea s'inquiétait que le plan de Yuan n'aboutisse pas et que Manakel ne le tue avant qu'il n'ait eu l'occasion de s'approcher suffisamment. 

Yuan pouvait se défendre, mais personne n'était de taille à détruire ce monstre, il n'y avait qu'à voir avec quelle facilité déconcertante il avait vaincu Balaam. Ce dernier n'avait pas même eu le temps de pousser un cri avant de se faire démembrer... et que dire du sort qu'avait connu Cholok par la suite...

Et, maintenant, le démon qu'elle aimait allait devoir se confronter à ce colosse de puissance. L'effet de surprise aiderait peut-être, mais il y avait tant d'incertitudes quant à l'issue de leur face à face que cela en devenait insupportable.

Kea ne pouvait s'empêcher de culpabiliser. Yuan ne se serait jamais vu obligé de prendre un tel risque si elle avait été plus prudente, si l'ensemble des décisions qu'elle avait prises au cours de ces dix dernières années ne l'avaient pas menée à cet instant clé qui avait scellé leur sort à tous, lorsqu'elle s'était volontairement jetée sous les griffes des Caucases. Elle avait cru pouvoir contourner les règles, elle avait relâché sa vigilance, elle s'était attachée. Désormais, tout un peuple en payait le prix. Comment pourrait-elle un jour se le pardonner si leur plan venait à échouer ? Il fallait absolument qu'ils réussissent, c'était un impératif.

La Nephelie plaçait tout ses espoirs dans la diversion qu'offriraient les autres seigneurs démons en détournant l'attention de Manakel sur eux, l'obligeant à consommer une partie non négligeable de ses forces. Car même s'il en avait à revendre, il finirait par épuiser le plus gros de son pouvoir, tôt ou tard. 

Yuan devait donc rester en retrait jusqu'à ce que les troupes soient suffisamment proches de Manakel et qu'une ouverture se crée. Une idée qui n'avait pas été facile à accepter pour un combattant de sa trempe. Pas alors que d'autres se rendaient au devant d'une mort certaine dans le même temps...

Le seigneur d'Edrahel allait devoir se tenir à l'écart durant la majeure partie du combat, patientant jusqu'à ce que toutes les conditions soient réunies avant de se montrer. Mais c'était la seule solution viable pour que leur stratégie fonctionne. Yuan étant le plus puissant des seigneurs alliés, c'était donc à lui qu'incombait la charge de défier le tyran.

De son côté, le sort devant la drainer entièrement de ses forces, Kea ne pourrait pas l'accompagner sur le champ de bataille. Bien qu'elle préfère ne pas avoir à lui faire face au moment fatidique, cela ne l'empêchait pas d'angoisser. 

Elle aurait aimé le savoir en sécurité jusqu'au bout, plutôt que de le laisser affronter ce monstre, seul, ou presque, sans la certitude que tout se déroulerait comme prévu.

Yuan serait entouré de Zaebos et Elwenn qui étaient tous deux d'excellents combattants, mais il viendrait un moment où il serait obligé de se séparer de ses compagnons d'armes pour s'approcher furtivement de Manakel, et c'est là qu'il serait lui-même le plus vulnérable.

Sytry avait souhaité prendre part à la bataille, il s'était d'ailleurs querellé avec Zaebos à ce sujet. Il était finalement parvenu à le convaincre de le laisser l'accompagner s'appuyant sur l'argument qu'ils auraient besoin d'un maximum de soutien. Même si le démon léopard ne possédait que très peu de magie, il savait se servir d'une épée et pourrait se montrer utile en temps voulu – si tant est que sa maladresse ne soit pas de la partie. 

Chaque aide était bonne à prendre et serait susceptible de faire pencher la balance de leur côté.

***

Kea se trouvait donc dans la bibliothèque en compagnie d'Amiziras et d'Okiri, qui ne quittait plus la sorcière d'une semelle. 

L'Akkouq avait finalement trouvé en elle un nouveau sujet de concentration et elle semblait lui apporter, entre autre, un sentiment authentique qui le comblait de joie. Il paraissait heureux. Enfin, il avait toujours l'air heureux puisqu'il souriait constamment, mais il semblait vraiment être dans son élément en compagnie de la vieille sorcière, comme si sa place se trouvait naturellement à ses côtés. 

Kea avait tellement d'affection pour lui qu'elle ne pouvait que se réjouir de cette toute nouvelle idylle.

Amiziras récita d'abord une rapide incantation qui ressemblait plus à la lecture d'une liste de courses qu'autre chose et qui n'avait sans doute rien à voir avec le sort :

— Lopette et salsifis, croupion de poulpe et cornegidouille, que les crottes de mon nez vous chatouillent.

A la suite de quoi elle prit les mains de Kea dans les siennes, les plaçant paume vers le bas, au dessus de la dague de minuit.

La jeune femme commençait à se demander si Amiziras était encore suffisamment saine d'esprit pour mener le sort à son terme, lorsqu'elle sentit un léger courant d'air la traverser et venir souffler dans ses cheveux. 

Puis le courant d'air se transforma vite en bourrasque qui se transforma elle-même en rafale. Une tempête s'abattait maintenant sur la bibliothèque et Kea se demandait comment elle parvenait encore à rester droite sur ses deux pieds alors qu'un maelstrom se déchaînait sur la pièce. 

Okiri était accroché à l'extrémité d'une étagère, les jambes pendues dans le vide derrière lui. Il tirait la langue à la manière des chiens qui sortent leur tête par la fenêtre quand on les transporte en voiture, et il avait l'air de s'amuser follement.

Puis le vent cessa d'un coup, Okiri s'écrasa au sol, et un déchaînement d'énergie traversa le corps de Kea se frayant un chemin jusqu'à ses mains avant de les quitter pour s'infiltrer dans la dague qui se trouvait sous ses yeux. 

La jeune femme pouvait voir la magie circuler physiquement, passant de son corps à la lame dans une sorte de fluide continu qui se teintait tour à tour de vert, de rouge puis enfin de bleu. 

Le spectacle était captivant. 

Elle n'avait pas mal, elle se sentait invincible, elle n'était plus qu'énergie et, en cet instant précis, plus rien d'autre n'avait d'importance.

Le phénomène dura environ dix minutes puis il diminua peu à peu pour enfin cesser d'agir complètement. 

Au moment où plus aucun flux ne circula du corps de Kea à la dague, elle se sentit complètement vidée, comme si elle s'était soudain asséchée. Elle s'écroula sur une chaise que la sorcière, dans un éclair de lucidité, avait pris soin de placer derrière elle.

Rémmona apparut sur le pas de la porte au même moment, un bol d'ambroisie dans les mains, comme si elle avait entendu l'appel de détresse de Kea et n'avait attendu que ce signal pour intervenir.

La jeune femme ne se fit pas prier pour boire l'ignoble liquide verdâtre cette fois-ci, hors de question de passer ses derniers instants auprès de ses amis en étant à moitié inconsciente. 

L'effet du breuvage fut instantané, cela lui permit de se remettre sur ses deux pieds et de distinguer les choses un peu plus clairement que la minute précédente.

— Mon travail est terminé, annonça soudain Amiziras. Maintenant si vous le voulez bien, ou pas d'ailleurs, je m'en tamponne le coquillard... Je vais regagner mes pénates accompagnée de cette adorable gueule d'amour qui n'a pas cessé de me faire de l'œil depuis que je suis arrivée.

Okiri se releva d'un bond en entendant la vieille folle parler de lui. Il se précipita vers Kea, et la prit fougueusement dans ses bras, la soulevant de sa chaise au passage.

— A bientôt Kea. Okiri t'aime mais Okiri aime Amiziras. Bientôt revoir.

C'était probablement la plus longue phrase que l'Akkouq ait jamais prononcée jusque là. Ce qui toucha particulièrement Kea puisqu'il la lui avait réservée. 

Elle le serra fort contre son cœur à son tour et lui donna un baiser sur le nez.

— Je t'aime aussi boule de poils, prends soin de toi, tu vas me manquer.

Okiri sourit à la jeune femme encore un peu plus que d'habitude et il rejoignit Amiziras en sautillant gaiement, en route vers de nouvelles aventures.

Ces deux là formaient sans doute le couple le plus déjanté et à la fois le mieux assorti qu'il ne lui ait jamais été donné de voir.

— Quelle étrange personnage, observa Rémmona en suivant du regard Amiziras alors qu'elle quittait la salle en montrant ses dents pourries à Okiri.

L'aubergiste reporta ensuite son attention sur Kea, lui souriant pauvrement.

— Je venais te faire un dernier coucou, ma crème de chou, je suis attendue sur le front où des centaines de blessés ne devraient pas tarder à se présenter. Sois forte, mon bouchon, tout sera bientôt fini.

— Je suis désolée, Rémmona, lui dit la jeune femme dans un soupir. A cause de moi te voilà de nouveau confrontée au chaos et à la barbarie de la guerre.

— Ne te rends pas responsable de ma situation, ma mignonne. Je suis heureuse d'aider mon royaume à se défendre, je n'aurais de toute façon pas pu y échapper. Ma conscience ne me l'aurait jamais permis. J'espère simplement que tu ne feras pas partie des personnes que j'aurais à raccommoder aujourd'hui. Cela me fendrait le cœur de voir ta jolie bouille d'amour toute amochée.

Rémmona embrassa la jeune femme sur le front et prit à son tour le chemin de la sortie.

Kea la regardait partir, les yeux dans le vague. 

Elle se sentait bizarre, comme si elle n'était plus tout à fait entière, désormais. Elle venait de perdre une partie d'elle-même et cela l'affectait bien plus qu'elle ne l'aurait voulu. 

Elle n'avait pas envisagé que la disparition de son don aurait autant d'impact sur sa personne, elle voyait cela comme une libération au départ, mais force était de constater que cela l'émouvait plus qu'elle ne s'y attendait. Elle était comme inachevée sans ce pouvoir qui avait fait de sa vie un enfer. 

Il était la raison de tous ses maux, et elle avait pourtant envie de le pleurer comme si elle lui devait tout.


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