Partie 37 : Attention à l'atterrissage


Kea ne réalisa pas tout de suite ce qu'il venait de se passer. Elle eut du mal à comprendre ce qu'elle avait désormais sous les yeux. 

Une seconde auparavant elle dévisageait le masque froid de Manakel, puis tout à coup elle s'était sentie glisser comme si elle s'était évaporée, et la lumière avait changé, les jardins de Legeon avaient disparu de façon soudaine pour laisser leur place à un tout autre décor. 

Elle ne se tenait plus sous le ciel parme d'Aderoth, mais sous un plafond doré auquel étaient suspendus de magnifiques lustres de cristal. Autour d'elle se dressaient des murs aux décorations victoriennes et elle pouvait voir d'immenses fenêtres arquées s'y déployer sur toute la longueur. Elle se trouvait au milieu de la salle de bal de Yuan.

Elle n'en croyait pas ses yeux. Elle était bouché bée, revenant encore difficilement sur terre, lorsqu'elle s'aperçut que Caym était à ses côtés. Alors soudain, tout s'éclaira.

L'Ombre l'avait soustraite aux griffes de Manakel, utilisant son don de téléportation pour la sauver.

— Tu peux te téléporter ! s'émerveilla Kea, ébahie.

— C'est un pouvoir qui me demande énormément d'énergie, mais oui, je peux, lui révéla l'Ombre en souriant devant l'exclamation de la jeune femme. Je ne pouvais me servir de cette capacité sans l'accord de Balaam, c'était l'une des conditions de notre contrat. Mais maintenant qu'il est mort, je suis libre.

La jeune femme fut très émue de constater qu'une fois encore, cet homme qui ne lui devait pourtant rien s'était mis en danger pour la sauver. Peu nombreux étaient ceux qui osaient défier Manakel, et l'Ombre avait beaucoup à perdre.

— Alors va, Caym, pars retrouver ta famille, l'enjoignit Kea. Et merci, pour tout ce que tu as fait, je t'en serai éternellement reconnaissante.

— Au revoir, Cléophée, prends soin de toi. Et ne perds pas espoir, il y a toujours une lumière quelque part qui ne demande qu'à s'allumer.

L'Ombre disparut de nouveau, laissant Kea méditer sur ses paroles. Elle tremblait toujours de tout son être suite à son terrible face à face avec son plus grand cauchemar.

Elle entendit du bruit en provenance du couloir et vit Elwenn accourir, suivie d'un petit groupe de gardes. La démone s'arrêta net en découvrant qui était l'intrus qui avait pénétré le royaume de la sorte.

— Kea ! s'écria-t-elle. Nous te croyions tous perdue !

La jeune femme sourit à son amie, heureuse de la retrouver

— Mon Diable, mais dans quel état tu es, est-ce que tu es blessée ? s'alarma Elwenn en la détaillant des pieds à la tête.

Kea se souvint alors qu'elle était toujours recouverte des restes de Cholok, ce qui eut pour effet de lui donner un haut le cœur. Elle déglutit avec difficulté avant de répondre à Elwenn.

— Non, je vais bien. Ce ne sont que quelques bouts de... de Cholok.

— Bien. Voilà qui réjouira Yuan. Il s'est lancé à la poursuite de ce traître dès qu'il a su qu'il s'était allié à Balaam et qu'il t'avait enlevée. Et au regard meurtrier qu'il affichait en partant, Cholok n'avait de toute façon aucune chance de s'en sortir vivant.

— Yuan ! s'alarma Kea, il ne faut en aucun cas qu'il se rende à Legeon, Manakel s'y trouve en ce moment même.

— Ne t'en fais pas. Il a fait demi-tour dès qu'il a senti ta présence ici. Il est en chemin.

— Comment le sais-tu ? l'interrogea Kea. Et, attends, qu'est-ce que tu veux dire par « dès qu'il a senti ta présence ici » ?

— Je m'entretiens avec lui en ce moment-même. En tant que gardes, nous acquérons l'aptitude à communiquer avec lui par la pensée dès que nous entrons sous ses ordres. Quant au fait de te ressentir... je crois qu'il en a toujours été capable, il lui suffit simplement de se concentrer et d'être suffisamment proche de toi pour que cela fonctionne. C'est très étrange d'ailleurs, en temps normal, ce phénomène ne concerne que les couples de démons liés par le mariage. Mais je sais que Yuan avait déjà cette capacité à te ressentir lorsque tu t'es enfuie du palais la première fois.

Kea comprenait soudain beaucoup de choses. Elle s'était toujours demandé comment il avait fait pour la rattraper aussi vite après chacune de ses tentatives d'évasion. Elle avait beau prendre toutes les précautions du monde, il parvenait toujours à retrouver sa trace.

Sytry débarqua à son tour dans la salle de bal et Kea n'eut pas le temps de dire ouf qu'il était déjà suspendu à son cou, l'étranglant presque... Okiri à sa suite.

— Ne me refais plus jamais ça Brindille ! Je me suis fait un croissant d'encre en sachant que tu avais filé avec Cholok, d'ailleurs qu'est-ce qui t'a pris de faire une chose pareille ?! Tu es devenue folle ! s'égosilla-t-il.

— Croissant, répéta Okiri qui n'avait visiblement retenu que ça des reproches de son ami.

La jeune femme n'eut pas le temps de lui répondre. Yuan venait d'entrer dans la salle de bal, la fureur semblant avoir pris possession de tout son être. Et il était manifestement dans une humeur massacrante.

— Sortez ! Tous ! tonna-t-il.

Personne ne se risqua à tenter le diable, ils sortirent tous aussi vite qu'ils étaient venus. Sytry lançant un dernier regard compatissant à son amie avant de disparaître par l'ouverture.

***

Yuan était en pleine ébullition, Kea s'attendait presque à voir sa tête se dévisser de son corps et exploser comme le bouchon d'une bouteille de champagne.

Il respirait profondément tout en contractant sa mâchoire, elle n'aurait pas été surprise de voir de la fumée s'échapper de ses narines.

Après-tout, il n'y avait peut-être pas que ses ailes qui étaient dragonesques.

— Tu m'avais promis, dit-il dans un murmure.

Et ce chuchotement était encore plus effrayant que la foudre contenue dans son regard.

— Comment as-tu pu ? Tu m'avais pourtant promis, gronda-t-il.

Kea déglutit à nouveau, mais cette fois-ci cela n'avait rien à voir avec les morceaux de corps qui la recouvrait.

— Je... J'étais obligée, Cholok m'a menti. Il m'a dit que Balaam te retenait prisonnier. Il avait une photo pour le prouver...

— Une photo...

— Tu étais attaché, le corps meurtri, et Balaam se tenait à côté de toi.

— Diable, Kea ! pesta Yuan en fermant les yeux. Cette photo est vieille de plus d'un siècle. Je l'ai laissé me dominer pour sceller notre entente. C'était sa condition pour signer la trêve entre nos deux royaumes et accepter de libérer mes proches qu'il retenait captifs. Je ne l'aurais jamais laissé me toucher en d'autres circonstances. Je n'arrive pas à croire que tu te sois laissée duper si facilement ! Tu les sais pourtant tous deux capables des pires félonies.

— Le doute était trop grand ! Je ne pouvais pas prendre le risque de te perdre.

— As-tu ne serait-ce qu'un minimum de considération pour moi ? s'emporta-t-il dès qu'elle eut terminé sa phrase.

A ces mots, Kea retrouva soudain tout son entrain et se mit en colère elle aussi.

— Evidemment ! Comment peux-tu penser le contraire une seule seconde ?! s'écria-t-elle consternée.

— Oh, et bien, je ne sais pas, voyons-voir...

Il s'exprimait en tournant en rond, faisant des cercles devant elle comme un lion en cage, Kea commençait à avoir la tête qui tournait à force de suivre son mouvement continu.

— ... peut-être parce que tu m'as juré que tu ne te livrerais pas et que dès que j'ai eu le dos tourné, tu t'es empressée de le faire à la première occasion, cracha-t-il. Ou bien encore parce qu'il ne t'est jamais venu à l'idée que je pourrais avoir le dessus dans un face à face contre Balaam, ou alors probablement parce que tu n'as pas hésité à croire que je me serais laissé abuser par ce démon si bien que je serais tombé dans un piège aussi grossièrement. Allez, vas-y, fais ton choix ! Ce ne sont pas les raisons qui manquent.

— Et comment étais-je censée le savoir au juste ? Comment aurais-je pu être sûre qu'il ne disait pas la vérité ? Tu n'es pas invincible et je ne suis pas devin Yuan ! s'enflamma Kea qui ne supportait pas la déception qu'elle lisait dans son regard. Et je ne t'ai pas menti ! Je t'ai promis de ne pas chercher à me livrer à Manakel, cela n'a jamais concerné Cholok ou Balaam !

Yuan sembla enrager encore davantage si c'était possible, il allait finir par cracher du feu, c'était certain.

— Tu n'es qu'une petite écervelée, imprudente et irréfléchie ! explosa-t-il. Il n'y a que toi pour pouvoir montrer autant d'effronterie. Tu n'as aucune conscience de l'effet que cela m'a fait de te savoir captive de ces êtres abjects qui ne vivent que pour le pouvoir. Et de savoir que tu t'es retrouvée en face de LUI, seule et sans défense, qu'il était à deux doigts de te récupérer définitivement.... Tu n'imagines pas l'état de panique dans lequel je me trouvais Kea. Lorsque j'ai appris que tu t'étais envolée avec Cholok et que tu ne lui avais visiblement opposé aucune résistance...

Yuan s'était finalement radouci, la frayeur laissant sa place à la douleur.

— ... J'ai eu peur de ne jamais te revoir. J'aurais été jusqu'en enfer pour toi, j'aurais affronté des armées, mon Diable Kea, j'aurais mis mon royaume en danger pour te sauver. Mais cette incertitude... ne pas savoir si je te reverrais un jour, si je pourrais de nouveau t'approcher, te toucher, cela m'était insupportable. Si je te perds je deviens fou.

Kea laissa échapper un sanglot. 

Tout ce que Yuan venait de lui dire, chaque parole qu'il avait prononcée, ses propres lèvres auraient pu les formuler. Elle éprouvait pour lui ce qu'elle ne pensait plus jamais éprouver pour personne, et cela la terrifiait. 

Elle avait mis des années à guérir de la perte de son amour perdu, elle le pleurait encore aujourd'hui, mais elle ne pourrait jamais se remettre d'une telle affliction une seconde fois. Elle se rapprocha de Yuan et prit son visage entre ses mains. Elle le sentait trembler sous ses doigts.

— Tu dois me faire confiance Kea, reprit-il les yeux brillant. Je suis plus puissant que je n'y parais. Et je ne te laisserai jamais retourner dans les griffes de ce monstre. Il aurait beau me tuer, je renaîtrais de mes cendres s'il le faut, aussi longtemps que mon âme parcourra ce monde, je ne le laisserai jamais en paix et je reviendrai toujours pour toi, sous quelque forme que ce soit.

— J'ai peur, Yuan, lui avoua Kea, au bord des larmes. J'ai peur que tout ne s'écroule une fois de plus. J'ai peur de ce qu'il adviendra, j'ai peur que tu perdes la vie, que tous ceux que j'aime disparaissent à nouveau. Je ne pourrais le supporter. Manakel est trop puissant, je ne vois pas comment nous pourrions le vaincre. Tu as beau être puissant toi aussi, personne ne l'est autant que lui.

— Il suffit d'un rien, Kea. Personne n'est infaillible.

— J'aimerais tant pouvoir te croire.

— Tu n'auras besoin que de voir. Et le dénouement sera bientôt là. Car aujourd'hui nous entrons en guerre, et ce jour marquera la fin de l'emprise de Manakel sur ce monde. Ce jour sera celui de notre avènement. Quoi qu'il advienne, nous irons jusqu'au bout, je te le promets.

Kea embrassa ce prince magnifique qui lui faisait face, s'agrippant à lui comme si elle était en train de se noyer. 

Elle ne voulait que son bonheur, elle ne supportait pas l'idée qu'il puisse souffrir par sa faute, mais elle savait aussi qu'irrémédiablement, elle finirait par lui briser le cœur. 



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