Partie 31
Kea s'éveilla quelques heures plus tard.
La nuit était tombée sur Edrahel, éclairant la cité de ses oscillations de magie et des couleurs surnaturelles que lui offraient les Nébuleuses.
La jeune femme regardait le ciel à travers la fenêtre de la chambre depuis son nid douillet, elle se perdit dans sa contemplation, ses pensées se déchirant dans sa tête.
Plus le temps passait, plus elle savait qu'une fin tragique se présentait. Et pire encore, elle avait peur qu'aucune fin ne survienne jamais.
Manakel était invincible. Elle l'avait appris avec le temps.
Lorsqu'elle vivait dans sa forteresse, elle avait vu bon nombre de seigneurs démons le défier. De nombreuses tentatives visaient à l'anéantir sans perdre de temps. Des sorts puissants étaient lancés contre lui, il revenait souvent transpercer de diverses blessures dont plus d'une auraient dû lui être fatales. Pourtant, il se remettait toujours.
Chaque jour il obligeait Cléophée à récolter le plus possible de magie alentours afin de la lui reverser. Elle n'était qu'un pion entre ses doigts.
Il s'était convaincu qu'il l'aimait, mais il n'avait jamais compris ce que le mot amour signifiait.
Après tout ce temps, elle avait fini par s'habituer à lui, elle le détestait, elle le haïssait même, mais la jeune femme avait fini par se faire une raison et vivait à ses côtés la mort dans l'âme.
Tout au long de sa captivité, Cléophée n'avait cessé de lui chercher de bons côtés. Elle espérait trouver ne serait-ce qu'un résidu de bonté en lui, mais elle s'était vite rendue compte que s'il en avait eu un jour, celle-ci avait été recouverte depuis bien longtemps. La folie s'était emparée de lui des siècles auparavant et il s'était persuadé qu'il était un dieu.
Il n'en avait jamais assez. La pleine puissance étant son seul dessein.
Cléophée n'avait jamais compris cet attrait pour le pouvoir. Du pouvoir et toujours plus de pouvoir. De la même façon, elle ne comprenait pas que certains humains aient dans le seul but de faire du profit et toujours plus de profit.
Ils consacraient leur temps à une chimère qui ne pourrait jamais les mener au vrai bonheur. Le bonheur pur. Celui qu'elle avait connu un jour. Tout le reste ne menait nulle part. Ils s'égaraient et finissaient par en oublier totalement de vivre, passant à côté du plus important.
La soif de puissance n'avait jamais rien apporté à Manakel. Il pouvait certes anéantir toute une nation, mais dans quel but ? Ce sentiment ne lui amenait finalement qu'une illusion de bonheur. Un bonheur qu'il ne connaissait pas réellement, il ignorait ce qu'on pouvait ressentir lorsqu'on jouissait sincèrement de la vie.
Il pensait être heureux avec Cléophée, elle lui appartenait et cela lui suffisait. Il croyait l'aimer à sa façon mais se contentait de la posséder. Il n'avait jamais compris qu'un amour se devait d'être partagé.
En deux-cent ans, Cléophée avait eu le temps d'apprendre à le connaître, et elle avait vu dans son regard que la vie lui avait échappé depuis déjà bien longtemps. Il était vide à l'intérieur.
Elle avait cru au début que cela était dû à sa nature démoniaque, à sa longévité... Il vivait depuis des millénaires, il avait eu le temps d'oublier de ressentir.
Mais elle s'était ensuite aperçue que ce trait de caractère n'était pas propre à tous les démons. Certains n'oubliaient jamais, les sensations, les sentiments. Au contraire, c'était même ce qui les maintenaient en vie.
Les créatures d'Aderoth n'avaient pas le même rapport à la mort que les humains, ils n'y étaient pas autant confrontés, mais ils ignoraient eux même ce qu'il advenait de leurs âmes une fois parvenus de l'autre côté. Et cela les poussait à vivre et à profiter du temps qui leur avait été accordé du mieux qu'ils le pouvaient. En tout cas, pour la plupart.
Kea sortit de sa transe en entendant la porte s'ouvrir. Okiri apparut, arborant toujours le large sourire qui lui était propre, et forcément communicatif.
Elle se leva et se dirigea vers la salle à manger, suivit de son Akkouq préféré, son estomac se rappelant soudain à elle.
Immanquablement, elle retrouva Sytry attablé et dévorant un repas gargantuesque, Zaebos à ses côtés.
— Courbette, Brindille. Tu as l'air en forme. Et quelle est cette étincelle que je crois déceler dans ton regard ?
— Étonnamment, j'ai pu lire à peu près la même expression chez Yuan toute la soirée, révéla Zaebos.
— Oh, oh ! S'exclama Sytry. N'y aurait-il pas une relation de clause à préfet ?
Kea devint cramoisie.
Puis un raclement de gorge signala l'entrée de Yuan dans la pièce.
Sytry passa son regard de l'un à l'autre des intéressés et un immense sourire s'épanouit aussitôt sur ses joues. Kea le fusilla du regard.
— Tu vas mieux ? S'enquit Yuan auprès de la jeune femme.
— Oui, j'ai déjà été plus en forme mais ce n'est rien qu'un bon repas ne pourra réparer, répondit-elle avec enthousiasme.
Après quoi, elle se jeta sur ce qui semblait être un énorme morceau de pain qu'elle croqua à belles dents. Elle avait toujours adoré le pain, quelle que soit sa recette et sous toutes ses formes.
Yuan s'amusa de cet empressement.
C'est alors qu'Elwenn pénétra dans la pièce à son tour, visiblement tourmentée.
— J'ai eu des nouvelles de Pafesla, il nous informe que Manakel a été vu un peu plus en amont du royaume de Balaam où il compte visiblement faire escale. Il devrait être là demain dans la journée s'il ne fait pas d'autre arrêt.
Pafesla était le messager d'Edrahel, il était doté d'une rapidité renversante et ses capacités lui donnaient un rôle d'informateur hors pair. Il pouvait se rendre compte d'une situation inquiétante se déroulant à des kilomètres et en avertir aussitôt Yuan.
— Je ne comprends pas, s'interrogea Zaebos. Manakel ignore-t-il que Balaam l'a trahi ?
Yuan, qui avait déjà réfléchi à la question, lui apporta ses propres conclusions :
— J'imagine qu'il s'est bien gardé de révéler à Manakel qu'il connaissait la nature de Kea. Et il fait profil bas tant que ce dernier est dans les parages. Il n'a pas intérêt à ce que le seigneur Noir apprenne qu'il poursuit Kea depuis déjà plusieurs années. Balaam a beau être puissant, Manakel pourrait le réduire en poussière d'un simple claquement de doigt s'il le voulait.
— Et bien qu'il le fasse, cela nous ôterait une fière chandelle du pied, marmonna Sytry.
Kea les écoutait parler sans rien dire, s'inquiétant du funeste destin qui attendait ses amis et auquel ils ne pourraient échapper. Sauf si...
— Ne t'avise même pas d'y penser, l'admonesta Yuan.
Il avait manifestement suivi tout le fil de son raisonnement.
— Vous ne vous seriez jamais retrouvés dans cette situation si je n'avais pas mis les pieds à Edrahel dans un premier temps, riposta-t-elle.
— Ah, tu crois ? Et que penses-tu que Manakel fera lorsqu'il t'aura récupérée et qu'il se sentira de nouveau pousser des ailes ? Il a pour seul but de régner d'une main de fer sur tout Aderoth, il n'aurait pas tardé à se frayer un chemin jusqu'à nous de toute façon.
— Mais que proposes-tu dans ce cas ? Je ne distingue aucune issue qui nous serait favorable, j'ai beau retourner le problème dans tous les sens, je ne vois pas comment nous pourrions échapper à un massacre.
— Il y a pourtant une solution, lui révéla Yuan.
Tout le monde avait désormais son attention.
— Je connais un moyen de le détruire, repris le seigneur démon. Il ne me manque qu'une chose : la dernière personne qui soit capable de mettre un tel sort en place.
Zaebos observa son seigneur fixement, comprenant soudain où il voulait en venir.
— Amiziras.
— Exactement, confirma Yuan.
— C'est qui celui-là ? Demanda Sytry visiblement aussi perdu que Kea.
— Amiziras est la plus grande enchanteresse qui ait jamais existé sur tout Aderoth, révéla Zaebos. Sa magie est très puissante, ce qui lui permet de jeter même les sortilèges les plus anciens. Mais il y a cependant un gros problème : Amiziras est sur le déclin, personne ne l'a revue depuis que la vieillesse l'a gagnée... il y a de cela cent-cinquante ans.
Un sourire torve apparu sur le visage de Yuan.
— Personne ou presque...
— Tu sais où elle se cache, devina Elwenn.
— Et je compte bien ramener cette vieille folle par la peau du cou s'il le faut, conclut-il ravi de son effet.
L'esquisse d'un plan commençait finalement à se dessiner et le petit groupe termina de manger pensivement avant de regagner ses pénates.
Rémmona apporta un dernier bol d'Ambroisie à Kea, qu'elle dut boire en se pinçant le nez. Ce breuvage était vraiment épouvantable.
Ibycos* ne s'était pas trompé sur une chose : il était bien neuf fois plus sucré que le miel, mais cela ne le rendait pas buvable pour autant, bien au contraire. Trop de sucre, tue le sucre.
(*poète lyrique grec)
***
Encore un passage un peu mou mais rassurez-vous, vous aurez bientôt plus d'action qu'il n'en faut :p
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