Partie 22 : souvenirs d'Edrahel

(Media : Nightsky - Tracey Chattaway)

***

Kea s'éveilla dans un soupir, attentive à tout ce qui l'entourait. Elle n'entendait que le doux ronronnement d'Okiri, toujours endormi à ses pieds.

Aujourd'hui était le premier jour du reste de sa vie. Le jour où elle recommencerait tout, une fois de plus.

Elle se leva, pris une douche rapide et se rendit dans la salle à manger où elle était sûr de trouver Sytry.

Son ami était attablé en face de la porte, pour une fois. Il fallait croire que les jours précédents lui avaient servi de leçon. Elle l'embrassa et s'assit à ses côtés.

Elle l'écoutait lui conter les potins de la cité, soucieuse de graver son visage, ses gestes, ses expressions, et le son de sa voix dans sa mémoire. Elle n'oublierait jamais celui qui lui avait redonné le sourire pour la première fois, ce grand dadais pour qui elle avait tant d'affection.

— ... mais je l'ai dit à Balaken, l'agave du crapaud n'atteint pas les catacombes, poursuivait Sytry. Il peut penser ce qu'il veut, il ne te connait pas comme je te connais. Il se trompe sur ton compte et réalisera bientôt qu'il a eu tort de te prêter tant de mauvaises intentions.

Zaebos apparut dans l'encadrement de la pièce. 

Kea s'attendait à ce que Yuan l'accompagne, mais ce dernier était toujours aux abonnés absents. Elle ne le reverrait sûrement pas avant son départ. Étrangement, ce constat l'attrista. Elle réalisa qu'elle s'était habituée à sa présence et qu'il lui manquerait aussi à sa manière. 

Elle avait eu l'occasion de voir son lot de royaumes au cours de sa vie, et Yuan était de loin le plus juste des Seigneurs qu'elle avait pu croiser en chemin. Il prenait soin de ses sujets, les traitant en égaux et était soucieux de les satisfaire du mieux qu'il le pouvait. Diriger n'était pas chose aisée, mais il avait su rester à l'écoute de son peuple et ne pas les considérer comme inférieur. 

Elle aurait aimé le quitter en de meilleurs termes.

Kea serra Sytry dans ses bras et prit congé de lui en direction de l'infirmerie, pour prendre des nouvelles d'Elwenn.

Elle se hâta de sortir de la salle à manger avant que son ami ne se rende compte des larmes qui avaient déjà commencé à humidifier ses joues. Si le plan de Zaebos fonctionnait, c'était la dernière fois qu'elle le voyait.

Ce dernier ne lui avait pas menti, alors qu'elle déambulait dans les couloirs en tâchant de ne pas se perdre, elle croisa bien moins de gardes qu'en temps normal. 

Okiri la suivait, comme à son habitude, et elle réalisa qu'il serait compliqué de lui fausser compagnie. Tant pis, elle y réfléchirait en temps voulu.

Elle atteignit enfin la porte de l'infirmerie et y retrouva Rémmona qui semblait épuisée.

— Comment va-t-elle ? lui demanda Kea sans plus de préambules.

— Mieux, j'ai réussi à guérir le plus gros de ses blessures, répondit l'aubergiste.

— Elle a l'air si paisible, dit la jeune femme en observant Elwenn.

— Elle repose dans un sommeil profond, mais elle devrait être bientôt sur pieds.

Kea avait toujours été fascinée par la faculté qu'avaient les démons à reprendre des forces aussi vite. Même si les dons des guérisseurs d'Aderoth y étaient pour beaucoup, cela n'enlevait rien au sérieux de certaines blessures.

Elle était heureuse de savoir qu'Elwenn s'en sortirait. Elle ne se serait jamais pardonné sa mort.

— Tu fais peur à voir, ma canne à sucre, observa Rémmona. Est-ce que tu te sens bien ?

Non, elle n'allait pas bien. Elle regardait, impuissante, son monde s'effondrer, et son cœur se brisait à l'idée d'abandonner ses amis. 

La démone s'était toujours montrée si protectrice envers elle. Dès que la jeune femme avait passé le pas de la porte de son auberge, Rémmona l'avait prise sous son aile, et avait toujours été aux petits soins avec elle, dans tous les sens du terme.

— Merci pour tout ce que tu as fait, Rémmona. Tu as toujours été un véritable pilier pour moi et je t'en serai éternellement reconnaissante.

— Mais je t'en pris, mon bouchon, c'est bien normal. J'aurais été à l'encontre même de ma nature si j'avais agis autrement.


Kea passa le reste de la matinée et une bonne partie de l'après-midi au chevet d'Elwenn à discuter avec l'aubergiste. Elle se força à manger un morceau sous les remontrances de cette dernière mais elle ne réussit pas à avaler grand chose. Le nœud qui lui tenait lieu d'estomac semblait s'élargir un peu plus à chaque seconde.

Quand arriva enfin le moment où elle ne put repousser davantage l'échéance, elle dut se contraindre à se lever avant de perdre définitivement le peu de courage qu'il lui restait. Kea embrassa la joue de Rémmona, gravant son visage maternel dans son esprit, puis elle quitta l'infirmerie le cœur lourd. Il était l'heure qu'elle aille retrouver Zaebos.

Il lui restait cependant une dernière personne à qui faire ses adieux.

Elle se tourna vers Okiri. Elle le regardait sans savoir quoi dire quand ce fut lui qui parla :

— Okiri sait.

L'Akkouq la prit dans ses bras une dernière fois, la serrant contre son ventre rond et chaud. Il accompagna son geste d'une léchouille et tourna les talons, la plantant là. Abasourdie.

***

Quelques minutes plus tard, Kea frappa à la porte de Zaebos qui lui ouvrit aussitôt.

— Entre, l'enjoignit-il.

La chambre de Zaebos était très semblable à celle de Yuan. Un lit à baldaquin aussi titanesque que celui dans lequel elle dormait depuis maintenant plusieurs nuits trônait fièrement au milieu de la pièce. La porte de la salle de bain se trouvait à gauche de celui-ci et une penderie reposait dans l'angle qui lui faisait face. Un bureau se tenait à l'autre extrémité du mur.

Zaebos alla y chercher un petit paquetage qu'il remit à Kea.

— Je t'y ai placé quelques vivres, cela devrait te permettre de tenir durant toute la traversée du désert, lui révéla-t-il. Je t'ai également fait préparer une chimère, elle t'attend dans les écuries. Viens, tu vas passer par là...

Il contourna le lit et souleva un tapis sous lequel se cachait une trappe enfouie dans le sol. Des escaliers descendaient plus bas, dans ce qui ressemblait à des souterrains.

— Ce tunnel passe sous le palais et ressort directement devant les écuries, personne ne te verra si tu t'enfuis par là. C'est en ligne droite, tu ne peux pas te perdre.

Kea acquiesça et entreprit sa descente.

— Kea... la stoppa soudain Zaebos.

La jeune femme releva la tête et attendit qu'il poursuive sa phrase.

— ... bonne chance, je sais qu'il doit te coûter de partir ainsi.

— Tu n'en as pas idée... confirma-t-elle. Prends soin de Sytry, je ne lui ai pas dit que je partais. Où est-il d'ailleurs ?

Zaebos esquissa un sourire furtif.

— Je l'ai laissé dans la salle à manger. Ce démon dévore plus que tout un régiment réunit, c'est affolant.

— En effet, je n'ai jamais compris comment il pouvait absorber une telle quantité de nourriture.

— Ne t'inquiètes pas, Kea, je veillerai sur lui, la rassura le démon.

Kea s'engouffra dans le trou et entendit la trappe se refermer au dessus d'elle. Il faisait sombre là-dessous, mais elle parvenait tout de même à distinguer le bout de ses pieds.

Elle parcourut une centaine de mètres avant d'atteindre la fin du tunnel.

Elle grimpa à l'échelle qui menait vers la sortie et souleva la trappe de quelques centimètres pour s'assurer que la voie était libre avant de s'en extirper. Elle ne vit personne aux alentours. Zaebos avait dû faire en sorte que ce soit le cas.

Elle sortit de sa cachette et se faufila jusqu'aux écuries où elle trouva une chimère déjà harnachée et prête à décoller. En un instant elle fut en selle et s'élança dans les airs.

La chimère était une créature impressionnante, tout comme en témoignait la mythologie grecque, elle était dotée d'une tête de lion et d'une queue de serpent. Aucune autre tête ne dépassait de son dos cela dit, mais ses pattes arrière rappelaient les sabots d'une chèvre. Elle possédait les ailes d'un aigle d'une envergure impressionnante. C'était un animal majestueux.

Kea craignit que quelqu'un ne la voie décoller, mais il y avait une telle effervescence à l'entrée du royaume que personne ne semblait s'intéresser à sa chimère qui survolait maintenant la cité.

Depuis les airs, elle voyait les seigneurs démons des royaumes alentours se présenter devant les portes du palais. Certains arrivaient en volant de leurs propres ailes, d'autres avaient fait le voyage à dos de chimères et les derniers étaient venus en carrosse. Tous étaient accompagnés de leurs escortes.

Kea fut rassurée que ses plans ne soient pas mis en échec une fois de plus. Elle poursuivit sa route le cœur néanmoins meurtri de tout abandonner derrière elle.

Sous ses pieds, l'étendue du désert semblait ne plus en finir. 

Le royaume d'Edrahel en était entouré de toutes parts. C'est ce qui avait attiré Kea au départ, le fait qu'il soit si loin de tout, comme un eldorado perdu au milieu d'un océan de sable bleu. Bleu cyan plus exactement, et ses teintes fonçaient de plus en plus à mesure qu'elle s'éloignait de la cité.

Kea survolait des dunes azures depuis maintenant près de deux heures lorsqu'elle atterrit enfin sur le bord d'une falaise pour laisser se reposer sa monture. Elle avait parcouru suffisamment de distance pour être en sécurité.

Yuan avait certainement dû se rendre compte de son absence à cette heure ci, mais elle était déjà loin.

Elle s'approcha du bord du précipice et contempla la vue depuis son perchoir. On pouvait encore distinguer les lumières des quelques campements à proximité d'Edrahel. La nuit était sur le point de tomber et Kea pouvait déjà apercevoir les reflets des multitudes d'aurores boréales qui s'étendaient au dessus des toits.

Elle venait de perdre une part d'elle-même. Un morceau de son âme qu'elle avait mis des années à reconstruire. Pour la première fois depuis longtemps, elle s'était sentit revivre, elle avait apaisé ses blessures et s'était surprise elle-même en parvenant à accorder sa confiance de nouveau.

Sytry, Rémmona, même Okiri et Elwenn qu'elle ne connaissait pourtant que depuis quelques jours... ils lui manqueraient tous terriblement. 

Sans oublier Yuan, ce démon argent pour qui elle commençait à ressentir des choses qu'elle n'avait plus connu depuis bien longtemps, il avait réussi à faire renaître en elle des émotions qui la terrorisaient et la fascinaient en même temps.

Elle avait le cœur lourd de laisser toutes ces âmes merveilleuses derrière elle. Comment pourrait-elle se remettre encore une fois d'une telle perte ? Cela lui était impossible. La douleur était trop forte, elle la martelait de l'intérieur, arrachant les dernières parcelles de son être.

Elle suppliait le ciel de la délivrer de ce supplice. Mais cela faisait longtemps qu'elle savait que ses prières étaient vaines. Il n'y avait personne pour les entendre. Personne ne viendrait la soustraire à la dure brutalité de ce monde.


***

Je posterai la suite un peu plus tôt cette après-midi encore une fois, parce que... il se pourrait bien que si vous me le demandez assez fort, je poste une troisième partie dans la soirée X)

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